Les coopératives d’activités et d’emploi : repenser le travail
Bien souvent, les chômeurs que l’on incite ainsi à créer leur propre entreprise sont envoyés au « cassepipe » : on demande à des personnes qui sont relativement éloignées de l’emploi de posséder d’emblée toutes les compétences nécessaires à la création et à la gestion d’une entreprise, que ce soit sur le plan de la comptabilité ou du management. Faire face à tous ces défis sans accompagnement est une gageure. Par ailleurs, à force de simplifier les démarches nécessaires à la création d’entreprise, on a peu à peu conduit les entrepreneurs à s’enfermer dans des logiques de précarisation. L’auto-entrepreneuriat peut s’interpréter comme un droit légal à s’auto-exploiter.
Un concept récent
Le concept de coopérative d’activités et d’emploi (CAE) existe depuis une quinzaine d’années, essentiellement en France. La première CAE a été fondée à Lyon en 1995, à l’époque où l’on commençait à promouvoir l’entrepreneuriat individuel. Peu de gens, jusqu’alors, envisageaient de créer une entreprise en dehors des métiers qui l’exigent : profession libérale, commerce ou artisanat. C’est sous la pression du chômage qu’un certain nombre de politiques d’incitation à la création d’entreprises ont été lancées et que de nombreux outils ont été mis en place pour aider ces entrepreneurs d’un nouveau genre.
Une autre voie
On a peu à peu conduit les entrepreneurs à s’enfermer dans des logiques de précarisation
Les CAE offrent à ces personnes une alternative qui consiste à se créer un emploi salarié au sein d’une entreprise ouverte, organisée sous forme de SCOP (Société coopérative ouvrière de production), et partagée entre professionnels. L’entrepreneur peut lancer son activité sans risque, et, en cas d’échec, il n’y aura pas de mise en faillite puisqu’il n’y aura pas eu création d’entreprise. S’il doit mettre fin à son contrat de travail salarié, il retrouvera ses indemnités de chômage. Entre-temps, il sera resté intégré au régime général de protection sociale.
Une fusée à trois étages
60 à 150 personnes
Une CAE rassemble en général entre 60 et 150 personnes, exerçant les métiers les plus divers. Toutes sont salariées en contrat à durée indéterminée. Le nombre d’heures de travail rémunérées est fonction, pour chaque personne, de la valeur ajoutée dégagée par son activité. Chacun apporte à la coopérative une activité autonome qu’il gère comme un centre de profit.
Les avantages offerts par une coopérative d’activités et d’emploi constituent une fusée à trois étages : sécurisation, mutualisation et coopération. En matière de sécurisation, toute personne qui envisage de créer son propre emploi peut s’adresser à une CAE. Elle bénéficiera d’un accompagnement pour commencer à développer son activité, avant même de se salarier. Elle pourra lancer son activité sans avoir à créer d’entreprise, sans gros investissement et sans perte de ses droits sociaux.
La CAE permet de mutualiser la gestion des aspects juridiques, comptables, administratifs, assurantiels, fiscaux, etc., mais aussi la trésorerie. En cas de mois un peu « creux », le salarié continue à percevoir sa rémunération : le mois suivant, ce sont ses activités qui couvriront les salaires des autres membres de la CAE. Les membres de la coopérative peuvent aussi se rendre service mutuellement, soit en partageant leurs compétences, soit en s’apportant du travail supplémentaire.
Le troisième étage de la fusée est celui de la coopération : au bout d’un certain temps, les salariés peuvent devenir des associés de l’entreprise collective. C’est la dimension la plus difficile à construire, car les personnes qui se lancent dans la création de leur emploi ont souvent, au départ, une démarche assez individualiste.
Des acteurs du développement
Aujourd’hui, il existe un peu plus de 80 CAE en France, regroupant environ 5000 personnes dans un réseau appelé Coopérer pour entreprendre. Ce mouvement est devenu, ces dernières années, un acteur important de la création d’activités et du développement économique sur les territoires où ces coopératives sont implantées. Dans un premier temps, les CAE se sont développées surtout au sud de la Loire, en Rhône-Alpes ou Midi-Pyrénées notamment.
Vers une mutuelle de travail ?
Notre expérience au sein de Coopaname nous amène à penser que nous sommes peut-être en train d’ébaucher une nouvelle forme d’organisation économique, qui tiendrait davantage de la mutualité que de la coopération : on pourrait imaginer une « mutuelle de travail », c’est-à-dire un dispositif dans lequel les personnes protégeraient mutuellement leurs parcours professionnels contre les risques liés au chômage, aux reconversions, aux changements de vie.
Créer un cadre collectif au sein duquel s’organisera le parcours professionnel de la personne
Le discours sur la flexisécurité qui s’est développé depuis quelques années est d’inspiration profondément libérale. Il s’agit de rendre plus poreuses les frontières de l’entreprise, de façon à pouvoir embaucher et licencier plus facilement. Dans cette conception, la protection des personnes est renvoyée à l’extérieur de l’entreprise, par un dispositif de type assurance chômage. Nous adoptons une logique inverse : pour assurer la protection du travailleur dans la durée, il faut concevoir cette protection à l’intérieur même de l’entreprise. Nous proposons pour cela de créer des cadres collectifs au sein desquels s’organiseront les parcours professionnels des personnes, avec leurs hauts et leurs bas. Au lieu d’assouplir les frontières de l’entreprise, on assouplit la trajectoire de la personne dans l’entreprise.
Coopaname
Il est apparu nécessaire de créer une CAE à Paris. C’est ainsi que Coopaname a vu le jour, en 2004. Coopaname compte désormais parmi les CAE les plus dynamiques, sans doute grâce à l’importance du bassin d’emplois de la région parisienne. Elle comprend près de 500 membres et présente une grande diversité de compétences.
Changer d’échelle, changer de paradigme
Adopter cette logique de mutuelle de travail devrait nous conduire à changer d’échelle et à passer de CAE de 150 ou 500 salariés à des structures de 1 000 ou 2 000 personnes : plus nous serons nombreux, plus nous nous protégerons contre certains risques.
Cette transformation devrait également nous amener à changer de paradigme dans notre rapport au travail, au temps, au pouvoir, à la propriété et même à l’économie dans son ensemble.
La dimension de recherche, d’innovation et d’utopie est très présente au coeur d’une organisation comme Coopaname, qui se conçoit comme un chantier perpétuel. À partir d’une idée simple, créer des emplois dans une entreprise partagée, nous avons déjà beaucoup inventé et nous allons continuer. C’est ce qui fait l’intérêt de cette expérience, au-delà de l’objectif concret de permettre à des personnes de développer leur propre activité dans un environnement sécurisé.
Séminaire Économie et sens
Cet article est tiré du compte rendu rédigé par Élisabeth Bourguinat à l’issue d’un séminaire organisé le 28 avril 2011 en collaboration avec le Collège des Bernardins, avec l’appui de la Fondation Crédit coopératif et grâce aux parrains de l’École de Paris du management.