Les cosmétiques au temps de l’Egypte pharaonique
Conservé au Musée du Louvre, un fragment de calcaire peint, daté de 1200 avant J.-C., met en scène en Égypte, sous une tonnelle, une servante qui présente un miroir et un étui à khôl à sa maîtresse allaitant son enfant. Sur d’autres représentations égyptiennes, une femme se farde les joues avec un tissu ou dépose une substance sur ses lèvres avec un pinceau ; un sculpteur travaille à la réalisation d’une colonne tandis qu’un autre personnage farde ses paupières. Si ces représentations montrant directement les gestes du maquillage quotidien sont relativement rares, les nombreux textes et objets relatifs aux fards témoignent de l’importance de ces activités cosmétiques à l’époque des pharaons.
Les gestes du maquillage : peinture sur un fragment de calcaire représentant sous une tonnelle une servante présentant un miroir et un étui à khôl à sa maîtresse en train de donner le sein (E25333), vers 1220 avant J.-C.
© RMN, R. G. OJEDA
En fait, la parure et les soins du corps ont toujours motivé la recherche de matériaux variés, dotés de propriétés esthétiques et parfois pharmaceutiques, et issus de préparations chimiques ou de traitements physiques. L’observation des représentations humaines préhistoriques et l’analyse des vestiges archéologiques associés ont ainsi permis de recueillir une multitude d’informations ténues sur les peintures liées aux arts du corps, il y a 10 000 à 40 000 ans (Walter, 1995).
Les pigments rouges et jaunes à base de fer (hématite et goethite), noirs à base de carbone ou d’oxyde de manganèse étaient broyés et mélangés afin de disposer des différentes teintes utiles pour décorer rituellement ou symboliquement le corps à l’aide de tatouage et de peinture. Après les périodes du paléolithique et du néolithique, l’importance du maquillage peut être mise en évidence en étudiant les récipients parfois encore remplis de poudre cosmétique, découverts lors de fouilles en Mésopotamie ou en Égypte.
Ces coquillages, vases en pierre, boîtes en bois ou simples roseaux nous permettent de révéler les habitudes cosmétiques dès le troisième millénaire avant notre ère. Ainsi, toutes les tombes de femmes du cimetière royal d’Ur (Mésopotamie) ont livré dans des coquillages de nombreux fards de couleur blanche, rouge, jaune, bleue, verte ou noire. Ces produits colorés, datés d’environ 2500 avant J.-C., étaient élaborés avec différentes matières minérales, principalement à base de cuivre, manganèse, fer et plomb (Bimson, 1980).
Porteuse d’auge : statue polychrome en bois, Moyen Empire, Musée du Louvre. © D. BAGAUT/C2RMF
Les fouilles de certaines tombes égyptiennes ont, elles aussi, livré de véritables coffrets de maquillage qui contenaient des miroirs, des épingles à cheveux et des stylets aux côtés de récipients à cosmétiques (onguents, parfums et fards). Les flacons à fards (cf. p. 41) étaient le plus souvent en pierre (albâtre, hématite, marbre), avec un col resserré et un bord large et plat. La cavité était parfois fermée par un couvercle entouré d’un tissu de lin ; des bouchons d’étoffe servaient dans d’autres cas à maintenir la poudre au fond du récipient.
D’autres flacons en forme de tube étaient façonnés en roseau, os, ivoire, bois ou céramique glaçurée. Enfin, des boîtes à multiples compartiments ont été utilisées pour conserver certains cosmétiques (Vandier d’Abbadie, 1972).
L’observation de ces matières de l’Égypte ancienne encore contenues dans les flacons montre que la couleur des fards était limitée à une palette restreinte, avec la dominance des teintes blanches, grises, noires et accessoirement vertes. Ainsi, si la galène naturelle broyée était à la base de la plupart des maquillages foncés, ses propriétés de réflexion de la lumière étaient modulées par l’adjonction de poudres blanches, naturelles ou synthétiques. En ajoutant des quantités variables de graisses, les Égyptiens pouvaient ainsi créer, à partir de mélanges, toute une gamme de produits allant du gris clair au noir sous la forme de poudres ou de pâtes plus ou moins grasses (Walter et al., 1999).
Les préparateurs se sont limités à ces nuances alors qu’ils disposaient pourtant des pigments variés – utilisés d’ailleurs dans la peinture – qui leur auraient permis d’obtenir une palette comparable à celle qui est observée sur le site d’Ur. On cherchera dans cet article à montrer comment les informations fournies par les textes anciens, les représentations de maquillages dans la statuaire et la peinture ainsi que les analyses de laboratoire permettent de retrouver les habitudes du maquillage en Égypte ancienne.
Les représentations de fards et les textes religieux
Lorsque l’on observe une statue égyptienne, le relief autour des yeux suffit souvent à renseigner sur les traits cosmétiques alors employés. Parfois, dans le cas des objets les mieux conservés, la polychromie précise la couleur. Si un maquillage vert, appliqué en trait épais sur la paupière inférieure, est aujourd’hui encore très visible sur de rares représentations très anciennes (vers 2650 avant J.-C.), seules les nuances de noir semblent avoir été abondamment employées pour le maquillage des yeux, apparaissant sur de très nombreux visages en allongeant l’œil d’un trait noir vers la tempe et vers le nez.
Une observation détaillée du dessin autour des yeux (cf. p. 42, figure du haut) a permis la définition de différents modèles de maquillage qui ont été décrits pour la période de la XVIIIe dynastie dans le cadre d’une étude de l’art à l’époque d’Aménophis III (Bothmer, 1993) :
- dans le premier cas, l’œil » hiéroglyphique » est entouré par un trait fin et la paupière supérieure est parfois prolongée par une ligne qui peut prendre différentes épaisseurs et formes. Le fin trait noir est parfois prolongé par un large bandeau devenant parallèle à la ligne des sourcils ;
- l’autre type correspond à notre image de » l’œil égyptien » : il regroupe les représentations où l’œil est rehaussé par un bandeau supérieur et inférieur large, remontant sur la partie mobile de la paupière supérieure. Le trait large peut entourer entièrement les yeux, ou être prolongé par un bandeau, un trait se finissant en pointe ou un trait plus épais suivant la ligne des sourcils.
Au-delà de ces représentations, les fards, de couleurs vertes et noires, apparaissent dès le début de l’époque pharaonique comme des matières associées aux rituels. Le fard vert est présent dans les listes d’offrandes funéraires, dès le milieu de la troisième dynastie, vers 2650 avant J.-C., le fard noir est mentionné un siècle plus tard à partir de l’époque de Chéops.
Radiographies montrant la forme et le remplissage des flacons. Les zones blanches correspondent à la répartition des composés de plomb qui atténuent les rayons X — (a) roseau E11048b, rempli de fard ; (b) vase en albâtre E20514, avec un bouchon de tissu ; © vase en albâtre avec son couvercle E23092 ; il contient des restes de fard collés sur les bords internes
L’étude du vocabulaire égyptien employé pour décrire ces matières montre que la substance verte était alors simplement nommée par le terme ouadjou qui signifiait poudre verte alors que le noir était décrit par le terme mesdemet dont la racine est le verbe égyptien » entendre « , qui, appliqué à l’œil, avait pris la signification » rendre les yeux parlants, expressifs » ou » peindre les yeux « .
Dans le mastaba d’Akhethetep conservé au Musée du Louvre (vers 2450 avant J.-C.), une très longue liste d’offrandes, inscrites en quadrillage, accompagnées de leurs rations, indique les onguents, fards et denrées prescrits dans les rituels (Ziegler, 1993). Les fards verts et noirs sont associés aux parfums, aux huiles, à l’encens et au natron(cf. p. 42).
Les rôles respectifs des deux fards et l’explication de leur association sont précisés dans d’autres documents qui se reportaient au culte divin : dans certaines scènes, le roi-prêtre était représenté offrant aux divinités deux petites bourses contenant les fards verts et noirs qui servaient respectivement à » assainir » le visage du dieu et à lui permettre de » voir par l’œil d’Horus » (cf. p.42, figure du bas). Ces offrandes entraient dans le rituel journalier du culte divin et, lors des jours de fête, elles étaient complétées par l’onction d’huiles qui rendaient au corps sa vigueur (Moret, 1902).
Ces documents mettent en évidence le rôle primordial des fards dans la symbolique cosmique : les anciens Égyptiens croyaient que le cycle lunaire était la manifestation du combat entre les dieux Horus et Seth, entre la lumière et l’obscurité. D’après le mythe, durant leur combat, Seth blessa Horus à son œil et mit ainsi en péril le retour de la pleine lune. Pour arrêter les phénomènes de destruction et rétablir l’ordre cosmique instauré par les dieux, l’œil devait être guéri, c’est-à-dire être » complété, reconstitué, pourvu de ses divers éléments » (Troy, 1993).
La santé des yeux était alors confiée à la force des deux substances qui intervenaient pour » mettre les yeux en fête, les rendre brillants, les mettre en perfection, les faire briller de vie « .
Les rites qui préservaient de la mort les dieux avaient aussi pour but de ressusciter les hommes défunts. Différentes études ont en effet montré que les documents liés aux cultes divins et funéraires étaient très proches et constituaient un rituel commun (Moret, 1902). On retrouve donc les mêmes éléments dans les rituels de l’embaumement qui intègrent les huiles comme des » fluides magiques de Ra qui pénétraient les chairs de qui en faisait usage » et les fards qui contribuaient au rite de l’ouverture de la bouche et des yeux.
De même que le fard servait à remplir et à reconstituer l’œil d’Horus et des défunts, le maquillage quotidien de l’œil était assimilé à une action prophylactique et thérapeutique. Les fards étaient alors devenus des » fluides divins « , le vert étant une émanation sortie de l’œil d’Horus et le noir de l’œil de Ra. Inversement, on peut penser que cet échange entre l’ordre humain et l’ordre divin a dû contribuer à la recherche de produits thérapeutiques comme en témoignent certaines recettes répertoriées dans les papyrus médicaux (Ebers 385 traduit par Bardinet, 1995) :
» Viens, malachite ! Viens, malachite ! Viens, la verte ! Viens écoulement de l’œil d’Horus ! Viens, rejet de l’œil d’Atoum ! Viens, sécrétion sortie d’Osiris ! Viens à lui (le malade) et chasse pour lui les sérosités, le pus, le sang, la faiblesse de la vue… »
Ces paroles étaient à réciter sur de la malachite pilée dans du miel fermenté avant son application sur les yeux pour » chasser la montée des sérosités « .
Dotés de propriétés à la fois esthétiques, thérapeutiques et religieuses, on pouvait s’attendre à trouver dans les fards égyptiens des matières complexes que l’analyse doit permettre de préciser.
Une chimie analytique moderne pour identifier les matières
Identifier à l’aide de la chimie analytique les matériaux cosmétiques employés et les procédés mis en œuvre n’est pas une recherche nouvelle. Différents chercheurs ont ainsi démontré, à la fin du XIXe siècle, l’emploi par les anciens Égyptiens de fards variés et complexes, très souvent à base de plomb. La galène (sulfure de plomb PbS), la cérusite (carbonate de plomb PbCO3), la pyrolusite (bioxyde de manganèse MnO2), la chrysocolle (silicate de cuivre hydraté) et la malachite (carbonate basique de cuivre) avaient ainsi été identifiées à partir de l’observation microscopique et de l’analyse microchimique de plus d’une centaine de prélèvements (Fisher, 1892 ; Florence et Loret, 1895 ; Lucas et Harris, 1963).
Exemples de formes du trait cosmétique
autour de l’oeil à l’époque d’Aménophis III.
(D’après Bothmer, 1990.)
Les développements récents des grands instruments comme le synchrotron, plus puissants (de plusieurs ordres de grandeur) que les sources de rayons X du laboratoire, alliés aux progrès en informatique, offrent des nouvelles possibilités bien adaptées à la précision nécessaire pour traiter les multiples problèmes dans le contexte historique et culturel évoqué ci-dessus.
La complexité des mélanges élaborés par les Égyptiens a été appréhendée à partir de l’étude de 65 prélèvements effectués dans des flacons à fards conservés au Musée du Louvre. De minuscules prélèvements (limités à 1 mm3 au maximum étant donné le caractère précieux de ces objets archéologiques) ont été dans un premier temps observés par microscopie électronique à balayage qui renseigne sur la morphologie et, en même temps, permet d’atteindre la composition chimique élémentaire des grains de la poudre par leur émission de rayons X, caractéristique de chaque élément.
Des mélanges complexes de composés de plomb ont ainsi été observés, mais cette analyse élémentaire restait insuffisante pour identifier chacune des phases minérales. C’est la diffraction des rayons X, d’abord réalisée au Laboratoire de recherche des musées de France au Louvre, qui a permis leur identification minéralogique.
Offrande des fards verts et noirs dans deux sacs.
Beni Hassan (d’après Newberry, 1893, pl. VII).
Cette même technique a été ensuite mise en œuvre au Laboratoire d’utilisation des rayonnements électromagnétiques (LURE, Orsay) et à l’European Synchrotron Radiation Facility (ESRF, Grenoble) pour bénéficier de la brillance du rayonnement synchrotron, associée à la possibilité d’une haute résolution.
Une quantification précise des produits minéraux a alors été possible et elle a permis de déterminer les formulations cosmétiques réalisées par les Égyptiens.
Parmi les composés identifiés, deux étaient connus de longue date comme constituants de fards : la cérusite PbCO3, blanche, et la galène PbS, noire ; cette dernière est le minéral bien connu des fards noirs de l’Égypte ancienne, mais aussi de la plupart des khôls encore traditionnellement employés aujourd’hui dans certains pays d’Orient, d’Asie et d’Afrique du Nord. La cérusite, minéral blanc retrouvé en association avec la galène, est un pigment facilement accessible.
Mais deux autres constituants sont observés, tout à fait inattendus : la phosgénite Pb2Cl2CO3 et la laurionite PbOHCl, toutes les deux blanches. En effet, ces matériaux sont très rares dans la nature et les Égyptiens ne pouvaient pas les extraire d’un gisement de minerai. Par ailleurs, on a montré qu’il était hautement improbable que ces composés aient pu être engendrés par une lente transformation in situ à partir de produits naturels introduits initialement dans les récipients. Il restait donc l’hypothèse d’une préparation chimique intentionnelle, préalable à leur introduction dans la formulation. Cette démarche doit répondre à d’autres motivations que la simple production d’un autre produit blanc, puisque les Égyptiens disposaient d’abondants gisements de cérusite blanche.
Une chimie de synthèse en solution sophistiquée répondant à des motivations spécifiques
Ces mélanges témoignent donc de la volonté de formuler des cosmétiques dotés de propriétés spécifiques, décrites par ailleurs sur certains récipients et dans certains manuscrits anciens. Des indications sont parfois inscrites sur les vases à fards, mentionnant la nature du produit contenu et parfois les conditions d’utilisation. Ainsi, des pots conservés au British Museum provenant de la tombe du scribe Ahmès (Nouvel Empire) comportent plusieurs cavités différenciées par des inscriptions précisant la période d’emploi des fards, sans doute en relation avec des compositions variées :
» bon pour chaque jour « ,
» du premier au quatrième mois de l’inondation « ,
» du premier au quatrième mois d’hiver « ,
» du premier au quatrième mois d’été « .
D’autres exemples d’association de la cosmétologie et de la médecine sont fournis par le papyrus médical Ebers, daté d’environ 1550 avant J.-C. (Bardinet, 1995). Cet important document indique des recettes pour teinter les cheveux, modifier la couleur de la peau, embellir le corps. On peut clairement identifier de nombreuses matières organiques telles que des gommes, des résines, des huiles végétales, des graisses provenant de divers animaux et plusieurs matières minérales, dont la malachite verte, la galène noire, l’ocre rouge, le lapis-lazuli bleu. Ce papyrus détaille les recettes de collyres, d’emplâtres et de fards pour les yeux et les paupières qui devaient être prescrits pour soigner différentes maladies de l’iris ou de la cornée, le trachome, les conjonctivites, etc.
Les dosages étaient indiqués par référence à une mesure de volume, avec des proportions parfois aussi faibles que 1⁄64. Certains fards avaient des compositions très simples, associant le minéral noir à un liant (Ebers 401) :
galène : 2, graisse d’oie : 2, eau : 4
et d’autres nécessitaient le mélange d’un plus grand nombre de matières, certaines restant difficiles à traduire (Ebers 391) :
galène : 1 ; bois pourri : 1⁄8 ; suc de baumier : 1⁄16 ;
calamine : 1⁄16 ; ocre rouge : 1⁄64 ; oliban sec : 1⁄64 ;
graines de la plante-tenti : 1⁄64.
Aucune des recettes égyptiennes que nous avons examinées jusqu’à présent n’indique un processus susceptible d’aboutir à la laurionite et la phosgénite, alors que Pline l’Ancien et Dioscoride au Ier siècle après J.-C (Zehnacker, 1983 ; Wellman, 1958) offrent des procédés de préparation relativement précis. Il est vrai néanmoins que les textes de ces recettes sont postérieurs de 2000 ans à la préparation des premiers matériaux cosmétiques que nous avons identifiés.
Ces auteurs expliquent comment » l’écume d’argent purifiée » (en fait le monoxyde de plomb ou litharge) était broyée puis mélangée dans l’eau avec du sel gemme et parfois du natron (carbonates de sodium principalement) et enfin filtrée ; la procédure était répétée quotidiennement pendant une à six semaines :
Recette de préparation de phosgénite par Dioscoride (De Materia Medica) :
[…] Mélange un poids de litharge de pi drachmes attiques à une » livre » de sel gemme, et écrase (les) ; après un intervalle (de temps), ajoute 47 drachmes du natron le plus blanc dilué dans l’eau et écrase de nouveau jusqu’à ce que la litharge devienne suffisamment blanche. Puis précipite la dans un cratère à ouverture large, verses‑y de l’eau abondamment, laisse reposer, décante, ajoute encore de l’eau, agite avec tes mains, laisse de nouveau reposer et décante. Refais alternativement ce qui vient d’être dit jusqu’à ce que l’eau décantée devienne très propre, douce et exempte de salinité […]. À utiliser dans les maladies des yeux .
Les différentes » écumes d’argent lavées » servaient à l’époque gréco-romaine à soigner les maladies des yeux et de la peau et à laver les cheveux. Elles entraient dans la formulation de nombreux collyres.
En symboles d’aujourd’hui on écrira :
- PbO + NaCl + H2O (Litharge) ⇒ Pb (OH) Cl + NaOH (Laurionite)
- 2 PbO + 2 NaCl + Na2CO3 + 2 H2O (Litharge) ⇒ Pb2Cl2CO3 + 4 NaOH (Phosgénite)
Cette réaction, apparemment simple, cache une difficulté technique importante : le pH initialement neutre ou presque devient de plus en plus basique au fur et à mesure que la réaction avance. Il en résulte l’arrêt du processus décrit par cette réaction réversible. D’ailleurs, un pH devenant de plus en plus basique conduit à d’autres réactions aboutissant à d’autres composés. Il est donc nécessaire de maintenir le pH dans des limites étroites.
On comprend ainsi que les recettes conduisent à une lente réaction de transformation de l’oxyde PbO rouge orangé, faiblement soluble, produisant une solution alcaline qui doit impérativement être ramenée à un pH proche de la neutralité par des remplacements fréquents de la solution réactionnelle aqueuse par de l’eau pure : c’est une manière rudimentaire mais efficace de résoudre un problème de régulation de l’acidité, bien avant de disposer d’une connaissance précise de cette notion fondamentale en chimie. On remarque d’ailleurs une capacité de reconnaissance visuelle et gustative (!) en fin de processus : » douce, exempte de salinité » pour la solution, produit » blanchi » pour le produit pharmaceutique en poudre.
Ces réactions chimiques ont été reconstituées au laboratoire en mélangeant des poudres de monoxyde de plomb ou litharge, de chlorure de sodium et de carbonate de sodium dans l’eau et en étudiant la stabilité des phases minérales à base de plomb en fonction du pH, de la concentration en chlore et en carbonate dans la solution de préparation. Dans ces conditions, de la laurionite et de la phosgénite se forment dans des proportions variables selon la concentration en carbonates dissous.
Mastaba d’Akhethetep (Musée du Louvre). Inscriptions de la liste d’offrande du mur sud : (3) parfum : un vase, (4) huile : un vase, (5) huile de cèdre : un vase, (6) huile : un vase, (7) huile : un vase, (8) cèdre de première qualité : un vase, (9) huile libyenne de première qualité : un vase, (10) poudre de malachite : un sachet, (11) poudre de galène : un sachet, (12) bande d’étoffe : 2, (13) brûler l’encens : 1, (14) une libation et deux boulettes de natron.
L’art de la formulation
Les divers composés que nous avons identifiés ont été mélangés par les Égyptiens dans des proportions très variables, répondant très probablement à des usages spécifiques. Mais, des traitements supplémentaires étaient appliqués avant de donner aux fards leurs formes définitives.
En effet, on a montré que l’on pouvait retrouver les traces d’un broyage dans les échantillons de galène archéologique. Ce broyage était suivi d’un tri granulométrique pour ne garder que des grains cubiques de 50 µm environ qui confèrent à la poudre un éclat gris métallique. Par contre, un broyage plus poussé conduit à des grains fins et l’aspect de la poudre passe progressivement au noir. Il est remarquable que ces traitements physiques trouvent leur contrepartie dans les profils des raies de diffraction. On obtient ainsi une information expérimentale sur » l’histoire de chaque matériau particulier « , se superposant à la grande » histoire de la chimie » évoquée ci-dessus.
Aux mélanges de phases minérales, les Égyptiens ajoutaient des graisses organiques, d’origine minérale ou végétale. L’analyse de la partie organique a été effectuée par spectrométrie infrarouge et par chromatographie en phase gazeuse (Comparon et al., 1999). L’étude de quelques échantillons a permis de mettre en évidence la présence de matières grasses dans des proportions allant de 0,1 à 10 %, ajouts qui devaient donner au fard une texture et des propriétés d’adhésion intéressantes. Une analyse plus fine a montré qu’un constituant majoritaire de ces matières grasses est le sel de plomb de l’acide oléique (en C18) et d’autres acides gras analogues. Ceci pose de nouveaux problèmes sur l’origine – intentionnelle ou accidentelle – de ces composés particuliers, sur leur mode de préparation, en relation avec les propriétés exactes recherchées par les Égyptiens.
Ces faits signifient clairement que les » cosmétologues » égyptiens avaient le souci constant d’une formulation optimale pour un usage approprié avec une finalité cosmétique ou prophylactique ou thérapeutique.
Conclusion et perspectives
On est donc amenés à considérer que les synthèses chimiques de divers composés ont dû être mises en œuvre – et peut-être inventées – par les Égyptiens dans le courant du IIIe millénaire avant J.-C. afin de conférer à leurs maquillages des propriétés thérapeutiques semblables à celles qui nous sont connues par les textes gréco-romains.
Cette interprétation permet de mieux comprendre les analyses de fards, ainsi que les textes des papyrus médicaux et elle illustre la transmission jusqu’à l’époque romaine d’un savoir à la fois chimique et ophtalmologique mis au point en Égypte, pays réputé dans l’Antiquité pour ses traitements des yeux et dont les habitants étaient sujets à de nombreuses maladies oculaires (conjonctivites, leucomes, trachome, etc.), notamment lors de la crue du Nil.
La présence de phases synthétisées par voie aqueuse démontre la maîtrise de ces » technologies chimiques » dans l’ancienne Égypte, inconnues jusqu’à présent. Les technologies utilisant les arts du feu ont été très tôt maîtrisées pour mettre en forme des objets en cuivre (dès le cinquième millénaire) et synthétiser des pigments comme le bleu égyptien (durant le troisième millénaire).
La preuve de la synthèse de la laurionite et de la phosgénite démontre que la chimie des solutions était également employée dès 2000 avant J.-C. pour la fabrication de matériaux nouveaux, répondant cette fois à des motivations cosmétiques et thérapeutiques. Les réactions chimiques mises en jeu étaient relativement simples, mais le procédé, incluant des opérations répétitives, devait être difficile à mettre au point.
On peut toutefois remarquer que l’Égypte est un pays qui offre, du fait de la présence des crues du Nil et du désert, la possibilité d’observer de nombreuses minéralisations exceptionnelles. Ainsi les lacs salés du Ouadi Natroum fournirent le natron indispensable dans les procédés de momification des corps. L’eau salée du lac produit, en réagissant avec le substrat calcaire du fond, des carbonates de sodium.
On a avancé que cette réaction est rendue possible du fait que les deux produits sont continuellement éliminés du milieu réactionnel, le chlorure de calcium étant drainé à travers les sols et les carbonates précipitant sur les rives.
C’est notamment à partir de ces observations en Égypte durant la campagne dirigée par Bonaparte que Claude-Louis Berthollet a été conduit à exprimer, il y a deux cents ans, les notions d’affinité et d’équilibre chimique, proposant une explication aux réactions de précipitation des sels.
L’analyse des produits cosmétiques utilisés en Égypte ancienne nous a montré une grande variété de mélanges à base de plomb et un savoir-faire très avancé dans le domaine de la chimie. Les Égyptiens ne souhaitaient pas seulement obtenir des produits colorés avec des textures agréables qui pouvaient adhérer à la peau ; ils ajoutaient dans leurs fards des composés synthétiques dotés de vertus thérapeutiques ou prophylactiques.
Les Égyptiens anciens semblent avoir découvert d’une manière empirique l’intérêt des préparations chimiques. Il reste maintenant à rechercher les raisons du choix de composés chlorés de plomb et à dresser la liste des substances pharmaceutiques minérales qui ont pu être synthétisées. En travaillant en association avec les égyptologues sur la base de ces récentes analyses, ainsi qu’avec des pharmaciens spécialistes des interactions médicamenteuses, on peut espérer mieux comprendre la nature des divers produits employés et fournir des traductions plus précises des recettes cosmétiques et pharmaceutiques anciennes.
On peut ainsi faire en sorte que les progrès les plus récents en méthodologies scientifiques soient mis au service de l’Archéologie et de l’histoire des Arts et Civilisations. Inversement, certains problèmes posés par des objets archéologiques incitent à développer des méthodologies originales en physique et en chimie ou à aborder des questions scientifiques qui n’ont pas encore été posées ou n’ont pas encore trouvé des solutions satisfaisantes. On voit ainsi se dessiner le contour d’une » Archéologie moléculaire et structurale « , à l’interface entre cette chimie » au long terme » et l’histoire des sociétés.