Les cousins polytechniciens de Proust
Point n’est besoin de présenter Antoine Compagnon ni son expertise proustienne. Rappelons son dernier ouvrage proustien : Proust du côté juif, publié en mars 2022. L’académicien polytechnicien nous entraîne du côté des cousins eux-mêmes polytechniciens de Marcel et de leur famille.
Jeanne Weil (1849−1905), Mme Adrien Proust, la mère de Marcel Proust, avait deux cousins germains polytechniciens, tous deux ingénieurs des Ponts et Chaussées, l’un du côté de son père, l’autre du côté de sa mère.
Maurice Cohen (1826−1883), X1843
Il était le fils de Benoist Cohen, originaire d’Amsterdam, négociant à Paris, président du comité de bienfaisance du Consistoire, premier directeur de l’hôpital Rothschild en 1852, et de Merline Weil, la sœur aînée du grand-père de Proust, Nathé Weil. Il fut reçu à l’École à un très jeune âge au 105e rang sur 164, comme demi-boursier ; il passa à la 1re division en 1845 au 16e rang sur 155, en net progrès, se classa au 11e rang sur 158 à la sortie et fut admis aux Ponts et Chaussées 7e sur 25. Il fut le premier polytechnicien à porter le nom de Cohen (après deux Lévy et deux Cahen, les élèves israélites venant plutôt de Bordeaux ou étant des Juifs du pape dans les débuts de l’École). Un détail de sa fiche intrigue : après avoir été « licencié avec l’École le 17 août 1844 », il fut « admis à subir les examens de sortie ». En août 1844, les élèves refusèrent en effet de se soumettre aux examens d’analyse et de mécanique au motif que l’impartialité ne leur était pas assurée, puisque l’examinateur désigné par le ministre de la Guerre, le maréchal Soult, en conflit avec l’Académie des sciences, était leur directeur des études. Le pouvoir réagit à cet acte de sédition (les élèves quittèrent l’École) par une ordonnance de Louis-Philippe qui les licencia. Une commission fut chargée de réorganiser l’École, une nouvelle ordonnance d’organisation fut signée par le roi le 30 octobre, la rentrée fut fixée au 1er décembre, les élèves furent convoqués aux examens et tous ou presque furent réintégrés. La fiche de Maurice Cohen précise encore qu’il fut « sergent pendant l’année scolaire 1844–1845 », donc que le commandement, au vu de son classement (et sûrement de son sens de la discipline), le nomma chef de salle et de casernement à la réouverture de l’École.
D’abord en poste à Digoin (Saône-et-Loire), puis à Chalon-sur-Saône, attaché au service de la navigation ainsi qu’à la prévention des inondations sur la Saône et le Doubs, ensuite à Rouen, il était ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, chevalier de la Légion d’honneur depuis 1867, et célibataire, lorsqu’il décéda le 3 novembre 1883, à l’âge de 53 ans, à Cahors, où il remplissait les fonctions de directeur du service de la navigation du Lot. Selon La Dépêche (7 novembre 1883), le quotidien de Toulouse, c’était un « républicain ferme et sincère, un ingénieur de mérite », mais aussi un « caractère difficile » à la « brusque franchise » et à la « grande liberté de parole ». Il semble que l’oncle de Proust à la mode de Bretagne, à côté de son métier d’ingénieur, ait été un original, un lettré, un « véritable érudit », comme le qualifie La Dépêche, la bibliophilie étant son violon d’Ingres.
Proust ne fut pas le premier écrivain de la famille, puisque Maurice Cohen publiait des brochures d’histoire littéraire sous un pseudonyme anagrammatique (E. Marnicouche), ainsi que de doctes articles dans des revues aussi savantes que Le Moniteur du bibliophile et Le Moliériste, où Gustave Larroumet, spécialiste de Marivaux, futur professeur à la Sorbonne, l’un des précurseurs de l’histoire littéraire comme discipline scientifique, rédigea sa nécrologie (janvier 1884). Sa précieuse bibliothèque de trois mille volumes fut vendue à la salle Drouot durant trois vacations (Le Figaro, 20 avril 1884). « Avec M. Cohen, concluait La Dépêche, disparaît une personnalité. » C’était à coup sûr un homme singulier : l’ingénieur des Ponts et Chaussées bibliophile, bien avant Legrandin, l’ingénieur lyrique de Combray.
Daniel Mayer (1852−1903), X1870
Il était le fils de Samuel Mayer, originaire de Ribeauvillé (Haut-Rhin), négociant à Flers (Orne), et d’Ernestine Berncastell, la sœur cadette de la grand-mère de Proust, Adèle Weil, née Berncastell. Sa carrière fut plus conforme, même si sa première année à l’École fut bousculée. Reçu au 18e rang sur 149, lui aussi très jeune, il bénéficia d’une bourse avec demi-trousseau (son père était décédé en 1856). Il était le deuxième Mayer reçu à l’X mais, cette année-là, un troisième Mayer figurait plus loin sur la liste d’admission. La rentrée de la promotion, retardée par la guerre franco-prussienne, eut lieu en janvier 1871 à Bordeaux pour la majorité des élèves, non à Paris assiégé, où l’École rouvrit en mars après l’armistice. Mais les élèves furent mis en congé dès la fin du mois, quand débuta la Commune, et l’École se réfugia à Tours jusqu’en juillet (la fiche de Daniel Mayer est datée du 7 mars, tandis que l’autre Mayer et la majorité des élèves, dont plusieurs qui avaient défendu Paris durant le siège, furent enregistrés le 6 juillet). Classé 31e sur 145 au passage à la 1re division et 22e sur 141 à la sortie, Daniel Mayer fut admis dans le corps des Ponts et Chaussées 18e sur 18. D’abord affecté à Montauban, Chartres, Cambrai, Roubaix, Reims, il rejoignit en 1881 le département de la Seine comme ingénieur de la Ville de Paris. À ce titre, il rédigea en 1886 un rapport sur les institutions municipales de Berlin, puis sur celles de Vienne en 1887. Chevalier de la Légion d’honneur en 1888, il fut envoyé en 1891 à Bône, en Algérie, pour y faire fonction d’ingénieur en chef spécialement chargé des travaux d’achèvement du port. Promu ingénieur en chef en 1892, il devint le directeur des chemins de fer de l’Est algérien en 1893. Il fut également administrateur de la Compagnie des tramways de l’Ouest parisien à partir de 1899.
Daniel Mayer épousa Marguerite Lévy (1859−1926) en 1881, fille de Benjamin Lévy, inspecteur général de l’Instruction publique, et d’Eugénie Bamberger (sœur d’Henri Bamberger, le fondateur de la Banque de Paris et des Pays-Bas). Marguerite Lévy avait pour frère aîné Raphaël-Georges Lévy, banquier, professeur d’économie à Sciences Po, membre de l’Institut, sénateur, que Proust consultera sur ses placements financiers. Daniel et Marguerite Mayer eurent six enfants. Les deux aînés, jeunes cousins de Proust issus de germains, entrèrent à Polytechnique sur les traces de leur père.
Charles Mayer (1883−1962), X1902, et Maurice Mayer (1884−1933), X1903
Charles, admis 137e sur 191, classé 113e sur 190 en 1903, puis 115e sur 189 à la sortie, démissionna alors que son rang lui aurait permis de choisir le génie ou l’artillerie (l’affaire Dreyfus, qui n’était pas terminée, pouvait dissuader les élèves juifs de poursuivre une carrière militaire) ; sous-lieutenant de réserve du génie, il devint ingénieur civil des Mines et directeur de société. Son frère Maurice, reçu 45e sur 179, boursier avec trousseau (son père venait de décéder), classé 70e sur 179 en 1904 et 26e sur 179 à la sortie, sous-lieutenant de réserve d’artillerie, fut admis 3e sur 3 dans le corps des manufactures de l’État (tabacs et allumettes).
Lors du décès de Daniel Mayer, le 17 mars 1903, à l’âge de 50 ans et après une « inexorable maladie » (Le Siècle, 18 mars 1903), Proust veilla son oncle, dans l’appartement familial du 19, boulevard de Courcelles, avec les deux fils aînés, Charles, alors élève de première année à l’École, et Maurice, qui serait reçu dans quelques mois. De retour chez ses parents en pleine nuit, il rédigea ce mot à l’intention de sa mère :
« 1° Il n’y aura pas de prières à la maison et quelques mots seulement au cimetière.
« 2° Pour laisser coucher Maurice, j’ai dit malgré le froid noir qu’il faisait que je passerais la nuit. Mais au bout d’une heure Maurice qui n’avait pu s’endormir est revenu et, comme ils ne voulaient plus se coucher ni l’un ni l’autre, ma présence devenait inutile. Néanmoins je suis resté encore une heure mais j’ai été pris d’une colique étonnante et, comme ils ont dit qu’en allant aux cabinets je risquerais de réveiller leur Mère, je suis parti pour aller dehors et j’ai dit que je ne reviendrais pas, ce que j’ai fait. Je n’ai vu personne que Charles et Maurice sauf Monsieur Léon Lévy qui partait comme j’arrivais et que j’ai pris pour Mr Rabel. »
Léon Lévy et Paul Rabel
Léon Lévy (1851−1925), que Proust croisa ce soir-là, était un camarade de promotion de Daniel Mayer à l’X, ingénieur des Mines et grand patron, directeur de la Compagnie des forges de Châtillon-Commentry et Neuves-Maisons (il existe une cité Léon-Lévy à Commentry, dans l’Allier), plus tard vice-président du Comité des forges. Paul Rabel (1848−1899), X1868, leur ancien de deux ans, fut un remarquable ingénieur des Ponts et Chaussées, collaborateur de Charles de Freycinet (1828−1923), X1846, responsable des ponts de Paris, créateur du pont Mirabeau, inspecteur général des Ponts et Chaussées et directeur du personnel au ministère des Travaux publics lors de son décès, lui aussi à l’âge de 50 ans. Proust dut connaître Paul Rabel, mais ignorer son décès, puisqu’il prend Léon Lévy pour lui (tous deux habitaient rue de Logelbach, à deux pas du boulevard de Courcelles). Pour la petite histoire, la petite-fille de Paul Rabel, fille d’André Rabel (1878−1934), X1899, champion d’escrime, épousa le fils de Mme Scheikévitch-Carolus-Duran, proche amie de Proust.
Proximités de famille
Mais où Proust se rendit-il pour se soulager après avoir quitté ses cousins ? Peut-être dans l’un de ces chalets de nécessité sur le modèle de celui des Champs-Élysées, tenu par une « marquise » distinguée, où la grand-mère du héros se réfugie lors d’une « petite attaque » dans Le Côté de Guermantes. Le lendemain, « au milieu d’une grande affluence de parents, d’amis, de notabilités du monde de la haute industrie et de la finance », les obsèques de Daniel Mayer eurent lieu au domicile familial du 19, boulevard de Courcelles (non loin de l’appartement des Proust au 45, rue de Courcelles), suivies de l’enterrement au cimetière Montparnasse (Le Figaro, 20 mars 1903).
“Proust resta toujours proche de sa tante
et de ses cousins Mayer.”
Proust resta toujours proche de sa tante, qu’il tutoie dans des lettres affectueuses, et de ses cousins Mayer, qui se firent appeler Daniel-Mayer après la mort de leur père. En juin 1911, lors des fiançailles de Maurice et de Marianne Alcan, il écrit à sa tante : « […] Le souvenir toujours aussi vivant et cher de ton mari reste inséparable pour moi de vos joies que je place sous son invocation. » Il évoque une journée à Louveciennes, où les Lévy (Mme Daniel Mayer et son frère) possédaient une maison. En novembre 1913, alors que Du côté de chez Swann est sous presse, il juge son livre trop « indécent » pour l’envoyer à sa tante, mais promet de lui adresser deux exemplaires pour ses cousins Charles et Maurice.
Le troisième fils Mayer
Le troisième fils Mayer s’appelait Jacques (1886−1915). Pierre Abraham (1892−1974), X1913, raconte qu’en 1899, pendant les vacances de Pâques à Biarritz et en pleine affaire Dreyfus, il fut victime, à l’âge de sept ans, d’une agression antisémite de la part de ses camarades de jeux. Il confia sa mésaventure non à ses parents, mais à Jaques Daniel-Mayer, fils d’un ami de son père qui passait les vacances avec eux. Pierre Bloch, dit Pierre Abraham, était le fils de Richard Bloch (1852−1933), X1872, ingénieur des Ponts et Chaussées comme Daniel Mayer. Il était aussi le frère cadet de Marcel Bloch (1881−1951), X1901 (tous deux seront des as de l’aviation en 14–18 et, proches du PCF, des résistants en 39–45), et de l’écrivain Jean-Richard Bloch (1884−1947). Cette proximité explique que le livre de Pierre Abraham sur Proust, Proust. Recherches sur la création intellectuelle (Rieder, 1930), soit le premier qui ait été abondamment illustré de photos de famille et manuscrits, fournis par Robert Proust, le frère de Marcel.
Jacques Daniel-Mayer entra dans la banque. Mobilisé comme sous-lieutenant au 246e régiment d’infanterie, il fut « tué en Artois, le 25 septembre, à la tête de sa compagnie qu’il entraînait à l’attaque des tranchées allemandes » (Le Figaro, 6 octobre 1915). Proust écrit à une amie de sa mère qu’« une cousine de Maman que vous avez peut-être entr’aperçue à la maison (Mme Mayer) a eu son dernier fils tué ». À son valet Nicolas Cottin, lui aussi au front, il rappelle : « Je vous avais parlé de mes jeunes cousins Mayer qui étaient depuis le début sur le front. Le plus jeune a été tué et j’ai dû tâcher d’être un peu auprès de la pauvre mère qui s’attend au même sort pour les autres. » Polytechniciens mobilisés dans le génie et l’artillerie, armes moins exposées que l’infanterie, les deux aînés survécurent à la guerre. Comme les amis de Proust morts au champ d’honneur, Bertrand de Fénelon et Robert d’Humières, son cousin Jacques Mayer a posé pour Saint-Loup, l’ami du narrateur, tué en héros dans Le Temps retrouvé.
Tragiques destinées
La mort de Maurice Daniel-Mayer en mars 1933 ne fut pas moins tragique. Directeur des usines Breguet, rue Didot, père de cinq enfants, chef d’escadron d’artillerie de réserve, officier de la Légion d’honneur, administrateur de plusieurs sociétés, mais endetté, probablement victime de la crise économique, il fut trouvé dans son bureau grièvement blessé par balle et succomba à l’hôpital. L’enquête conclut à un suicide (Le Matin, 30 et 31 mars 1933).
Lors des fiançailles de la plus âgée des trois filles de Daniel Mayer, Amélie, dite Lily (1889−1969), Proust, dans une lettre à sa mère de mars 1908, évoque « son cher papa à qui je pense bien souvent et dont je n’ai jamais retrouvé chez personne le charme unique de savoir, de finesse, de bonhomie et d’originalité ». De tels messages attestent proximité et familiarité, de même que la formule finale : « Tendres amitiés à tes fils. » Le mari de Lily, Jacques Ferdinand-Dreyfus, directeur général des Assurances sociales au ministère du Travail, révoqué en 1940, sera déporté de Drancy par le convoi n° 58 du 31 juillet 1943 et mourra à Auschwitz. Quant aux deux dernières filles de Daniel Mayer, le siècle ne les épargna pas davantage. Lucienne (1892−1974) épousa en 1921 Julien Cain, futur administrateur général de la Bibliothèque nationale de 1930 à 1940, puis de nouveau à son retour de Buchenwald, de 1945 à 1964. Suzanne (1899−1944), qui avait quatre ans à la mort de son père et ne s’était pas mariée, fut déportée dans le convoi n° 77, le dernier à quitter Drancy pour Auschwitz le 31 juillet 1944, et elle ne revint pas.