Les défis de la politique de santé
Depuis deux décennies, la politique de santé a été phagocytée par la politique de maîtrise des dépenses. Mais le plus grand défi que doit aujourd’hui relever la politique de santé est paradoxalement de trouver sa place dans l’agora politique. Les programmes de santé publique, les conditions et les niveaux de rémunération des biens et services médicaux ne peuvent, dès lors qu’ils sont financés par des prélèvements obligatoires et visent à mettre en œuvre un principe de valeur constitutionnelle, « la protection de la santé », échapper à l’exigence du débat démocratique et de la décision politique.
L’assurance-maladie est régulièrement confrontée à des échéances financières critiques. Tous les trois ou quatre ans, un décalage brutal entre ses recettes et ses dépenses remet en haut de l’affiche le « trou » de la Sécurité sociale. Un nouveau plan de maîtrise des dépenses est annoncé et focalise les débats publics sur la santé. Plan Séguin, plan Evin, plan Juppé, plan Aubry, plan Douste-Blazy et Bertrand et aujourd’hui mise en œuvre du programme présidentiel. Depuis deux décennies, la politique de santé a été phagocytée par la politique de maîtrise des dépenses. Pourtant dans le même temps le secteur de la santé a connu des évolutions essentielles, structurantes, qui ont profondément modifié la donne des politiques de santé. De nouveaux acteurs sont apparus, la biologie et la génomique ont ouvert des perspectives insoupçonnées, les attentes de la population se sont renouvelées.
Des crises dramatiques
Un nouveau vocabulaire
La question des droits de la personne dans le système de santé est posée sur de nouvelles bases. L’évolution du vocabulaire en témoigne. Le patient a cédé la place à la personne malade ou à l’usager du système de santé. Les associations de malades sont devenues un interlocuteur majeur des pouvoirs publics mais aussi des professionnels de santé.
La première mutation a été provoquée de manière dramatique par les crises de santé publique qui ont endeuillé la fin du XXe siècle. Avec l’affaire du sang contaminé, de l’hormone de croissance, de la vache folle ou de l’amiante, la notion même de santé publique a été transfigurée. Le ministère de la Santé a été réorganisé. Des agences ont été créées. Au-delà des restructurations administratives, de la constitution de réseaux d’expertise, des sanctions et condamnations prononcées par les juridictions, ces événements ont fait émerger, sous le concept de sécurité sanitaire, une nouvelle mission régalienne. Et cette mission n’est pas restée confinée dans le secteur de la santé, elle s’est étendue aux domaines de l’alimentation et de l’environnement. De nouvelles politiques publiques ont été dessinées. Le principe de précaution mais aussi l’impératif d’évaluation se sont imposés.
Plus fondamentalement encore, ces ruptures ont révélé le paradoxe de sociétés surprotégées, capables de sécréter les pires effets « iatrogènes ». Comme si, à l’heure où l’espérance de vie atteint des sommets dans les pays développés, la « Némésis médicale » redoutée par Ivan Illich menaçait l’organisation sociale. Cette remise en cause a touché de plein fouet le système de santé lui-même.
Accidents médicaux, produits contaminés, médicaments dangereux, infections nosocomiales, carences de la permanence médicale, saturation des urgences… Le doute s’est introduit dans la relation médicale. La capacité du système à prendre en charge chaque individu n’est plus une certitude. Les politiques de santé sont confrontées à un défi nouveau. Elles doivent dissiper ces inquiétudes, répondre à ces attentes, restaurer la confiance.
Le combat des associations pour la prise en charge des malades du sida, leur rôle dans la lutte contre le cancer, et plus généralement contre les pathologies chroniques, l’impulsion donnée par le Téléthon ont bouleversé les équilibres traditionnels. Après les états généraux de la santé de 1998, le mouvement s’est accéléré et la loi Kouchner du 4 mars 2002 a gravé dans le marbre du Code de la santé publique les droits des personnes malades et le statut de leurs associations.
La mosaïque des professions de santé
Le nombre de médecins a décuplé en un siècle
La troisième transformation a affecté directement l’exercice des professions de santé. Les conflits à répétition qui ont marqué le monde hospitalier et la médecine de ville depuis 1980 sont révélateurs des menaces ressenties par les professionnels confrontés aux métamorphoses du système de santé. Le nombre de médecins a décuplé en un siècle. Ils étaient 20 000 en 1900 et près de 200 000 en 2000. Qui plus est, leur rôle s’est diversifié. La disparité des conditions d’exercice crée des clivages professionnels et altère le sentiment d’unité que pouvait connaître la médecine précédemment. Entre disciplines techniques et médecine générale, CHU et hôpital local, chaînes d’établissements et cliniques familiales, la mosaïque des professions de santé se complexifie inexorablement.
À la relation individuelle, au colloque singulier qui résumait souvent la prise en charge médicale, se superposent des services sanitaires de plus en plus intégrés. Pour la personne malade ou accidentée, l’intervention dépend du Centre 15, du SAMU, des urgences, des équipes hospitalières, des professionnels libéraux, de la chaîne de production pharmaceutique.
Dans ce puzzle sanitaire, le médecin, l’infirmier, le masseur kinésithérapeute peuvent avoir le sentiment de perdre de leur singularité, de voir se dissoudre leur relation individuelle avec le patient et de devenir un rouage d’un « Léviathan » de la santé. En outre, les aspirations à de nouvelles modalités d’organisation du travail, symbolisées par les débats sur la réduction du temps de travail, couplées aux effets d’un numerus clausus myope, posent aujourd’hui la question de la démographie des professions de santé, du partage des compétences entre les métiers et de la permanence des soins.
Des enjeux territoriaux
Des avancées médicales spectaculaires
Les thérapeutiques innovantes, de la coeliochirurgie à l’imagerie interventionnelle, envahissent les pratiques quotidiennes ; les recherches biomédicales, à l’image des thérapies cellulaires ou des balbutiements de la thérapie génique, préparent de nouvelles approches. L’émergence de la pharmacogénomique comme les prémisses d’une médecine « prédictive » sont aujourd’hui perceptibles. Ces avancées médicales portent en germe une transformation de la place de la médecine dans la société. Tests, dépistages, contrôles pourraient scander les âges de la vie, induire des suivis médicaux à titre préventif. L’hypothèse est suffisamment plausible pour que l’inquiétude d’une hypocondrie collective s’exprime.
D’autant que les enjeux territoriaux des politiques de santé sont plus que jamais actuels. Réduction des inégalités de santé, hôpitaux de proximité, programmes de prévention, régulation des dépenses ; dans la plupart des débats, les territoires sont au cœur de « l’équation » du système de santé. Même si sa régionalisation demeure taboue.
Les réformes de la « gouvernance », pour reprendre un terme qui fleurit depuis quelques années, témoignent, quant à elles, des contradictions qui traversent le système. Oscillations entre étatisation et sanctuarisation de l’assurance-maladie, réforme des pouvoirs à l’hôpital, hésitations à introduire les associations des usagers comme les « complémentaires santé » dans le pilotage de la médecine de ville. Les rôles des différents partenaires évoluent sans parvenir à se stabiliser et à clarifier les responsabilités. Si ces réformes peuvent donner aux professionnels de santé de nouvelles ambitions et de nouveaux objectifs, elles suscitent également, et légitimement, de leur part interrogations et inquiétudes.
Et la science n’est pas en reste. Les progrès médicaux bouleversent la médecine. Ses techniques à l’évidence. Ses métiers sans doute. Mais également ses horizons.
Une médicalisation de la vie humaine
En 2040, le budget de la santé pourrait atteindre 15 à 20 % du PIB
En outre les tentations d’une médecine de la régénération, visant à atténuer les effets du vieillissement, peut-être même à accroître les performances « naturelles » des individus, ouvrent la voie à une médicalisation de la vie humaine, à l’expansion du secteur de la santé dans des domaines qui lui étaient jusqu’alors étrangers, avec le risque d’un véritable « impérialisme » sanitaire. Le succès de la médecine esthétique, des produits amincissants, des médicaments contre les troubles sexuels et des élixirs de jeunesse chimiques ou biologiques, sans oublier les espoirs comme les fantasmes du clonage thérapeutique, invitent à ne pas sous-estimer la révolution que des succès médicaux dans ce domaine pourraient provoquer.
Comment refuser d’admettre, dans ce contexte et compte tenu du vieillissement prévisible de la population, l’expansion durable des dépenses de santé. À échéance de 2040, la santé pourrait atteindre 14 ou 15 % du PIB, voire même dépasser ces chiffres. Le seuil de 20 % est parfois évoqué ! La perspective d’une « explosion » des dépenses de santé ne doit pas pour autant devenir l’alibi d’une remise en cause des politiques de maîtrise des dépenses. Au contraire. Les insuffisances du système français sont connues, l’incohérence des tarifs et la redondance de certaines dépenses aussi. La régulation demeurera une « ardente obligation ». Elle pèsera sur les réformes et les politiques, quelle qu’en soit l’inspiration. « Dépenser mieux pour dépenser plus » devrait devenir le leitmotiv des politiques de santé.
Une compétence communautaire
Comment financer l’expansion ?
Plus des trois quarts de la dépense courante de soins et de biens médicaux sont aujourd’hui couverts par les prélèvements obligatoires. Qu’en sera-t-il du surcroît de dépenses au cours des prochaines décennies ? Des choix collectifs conduirontils à maintenir cette proportion avec pour contrepartie une augmentation importante des impôts ou cotisations sociales ? Sinon quelle sera la part laissée directement à la charge des ménages et celle mutualisée par le biais des assurances complémentaires ?
La réflexion sur la solidarité face à la maladie ne peut se limiter à l’Hexagone. L’Europe de la santé et de l’assurance-maladie se prépare. La santé publique est devenue compétence communautaire depuis le traité d’Amsterdam. La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes fait progresser, arrêt après arrêt, l’idée de la libre circulation des patients. L’assurance-maladie qui constitue l’une des caractéristiques les plus originales des pays d’Europe ne pourra rester durablement étrangère aux textes fondamentaux de l’Union.
Enfin, comment ne pas espérer l’édification, au niveau mondial, d’un dispositif de solidarité contre la maladie en faveur des pays les plus défavorisés. À l’heure où l’Organisation mondiale de la santé tend à occuper une place qui ne lui avait jamais été reconnue, les initiatives proposant la mise en commun de ressources pour financer prévention et soins dans les pays où des maladies, pourtant curables, déciment encore des populations entières, doivent aboutir. Quand la communauté internationale est capable de s’organiser pour lutter efficacement contre le SRAS ou la grippe aviaire, quand les pays développés parviennent à mobiliser des milliards d’euros ou de dollars pour éradiquer la maladie de la vache folle, comment tolérer que la rougeole, le paludisme ou le sida fassent encore d’innombrables victimes dans des pays privés d’hôpitaux, de dispensaires et souvent de médicaments ?
Exprimer une vision de l’homme
La vache folle a bouleversé la notion même de santé publique.
En définitive le plus grand défi que doit aujourd’hui relever la politique de santé est paradoxalement de trouver sa place dans l’agora politique. Ne pas limiter les débats publics aux mesures de régulation des dépenses de santé, ne pas restreindre la discussion parlementaire au vote de la loi de financement de la Sécurité sociale, quelle que soit son importance. À travers les choix de la politique de santé, notre société exprime une vision de l’homme et décline les valeurs cardinales qu’elle se reconnaît. Les débats qui ont entouré les premières lois de bioéthique de 1994 comme leur révision en 2002, la préparation des lois sur les droits des malades ou sur la fin de vie, l’écho suscité par la lutte contre le cancer ou le sida et l’attention portée aux restructurations hospitalières témoignent de l’intérêt de la population pour ces matières. Du don d’organe au clonage thérapeutique, de la procréation médicalement assistée aux soins palliatifs, du médecin traitant à l’aléa thérapeutique, aucune question de cette nature n’est étrangère à la vie de la cité, à la conduite des affaires publiques, à l’enrichissement permanent du pacte social.
Les choix économiques qui sous-tendent les politiques de santé participent du même mouvement.
L’exigence d’un débat démocratique
Les priorités de l’assurance-maladie, les investissements requis par les progrès médicaux, les programmes de santé publique, les conditions et les niveaux de rémunération des biens et services médicaux ne peuvent, dès lors qu’ils sont financés par des prélèvements obligatoires et visent à mettre en œuvre un principe de valeur constitutionnelle, « la protection de la santé », échapper à l’exigence du débat démocratique et de la décision politique.
DIDIER TABUTEAU (X 78) conseiller d’État, créateur de l’Agence du médicament, directeur général de la fondation Caisse d’épargne pour la solidarité, est responsable de la chaire « santé » à Sciences Po et professeur associé à l’université Paris- Descartes.
Rédacteur en chef de la revue trimestrielle SEVE, les tribunes de la santé, consacrée à la santé et à l’assurance-maladie, Didier Tabuteau a notamment publié
La sécurité sanitaire (Berger-Levrault, 1994 et 2002),
Traité de santé publique (avec François Bourdillon et Gilles Brücker, Flammarion, 2004),
Les contes de Ségur, les coulisses de la politique de santé : 1988–2006 (Ophrys santé 2006),
Les nouvelles frontières de la santé (Entretiens avec Paul Benkimoun, Éditions Jacob-Duvernet, 2006)
Droit de la santé (Avec Anne Laude et Bertrand Mathieu, Thémis, PUF, 2007).