Les défis de la politique de santé

Dossier : La Santé, l'inéluctable révolutionMagazine N°630 Décembre 2007
Par Didier TABUTEAU (78)

Depuis deux décen­nies, la poli­tique de san­té a été pha­go­cy­tée par la poli­tique de maî­trise des dépenses. Mais le plus grand défi que doit aujourd’­hui rele­ver la poli­tique de san­té est para­doxa­le­ment de trou­ver sa place dans l’a­go­ra poli­tique. Les pro­grammes de san­té publique, les condi­tions et les niveaux de rému­né­ra­tion des biens et ser­vices médi­caux ne peuvent, dès lors qu’ils sont finan­cés par des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires et visent à mettre en œuvre un prin­cipe de valeur consti­tu­tion­nelle, « la pro­tec­tion de la san­té », échap­per à l’exi­gence du débat démo­cra­tique et de la déci­sion politique.

L’as­su­rance-mala­die est régu­liè­re­ment confron­tée à des échéances finan­cières cri­tiques. Tous les trois ou quatre ans, un déca­lage bru­tal entre ses recettes et ses dépenses remet en haut de l’af­fiche le « trou » de la Sécu­ri­té sociale. Un nou­veau plan de maî­trise des dépenses est annon­cé et foca­lise les débats publics sur la san­té. Plan Séguin, plan Evin, plan Jup­pé, plan Aubry, plan Douste-Bla­zy et Ber­trand et aujourd’­hui mise en œuvre du pro­gramme pré­si­den­tiel. Depuis deux décen­nies, la poli­tique de san­té a été pha­go­cy­tée par la poli­tique de maî­trise des dépenses. Pour­tant dans le même temps le sec­teur de la san­té a connu des évo­lu­tions essen­tielles, struc­tu­rantes, qui ont pro­fon­dé­ment modi­fié la donne des poli­tiques de san­té. De nou­veaux acteurs sont appa­rus, la bio­lo­gie et la géno­mique ont ouvert des pers­pec­tives insoup­çon­nées, les attentes de la popu­la­tion se sont renouvelées.

Des crises dramatiques

Un nou­veau vocabulaire
La ques­tion des droits de la per­sonne dans le sys­tème de san­té est posée sur de nou­velles bases. L’évolution du voca­bu­laire en témoigne. Le patient a cédé la place à la per­sonne malade ou à l’usager du sys­tème de san­té. Les asso­cia­tions de malades sont deve­nues un inter­lo­cu­teur majeur des pou­voirs publics mais aus­si des pro­fes­sion­nels de santé.

La pre­mière muta­tion a été pro­vo­quée de manière dra­ma­tique par les crises de san­té publique qui ont endeuillé la fin du XXe siècle. Avec l’af­faire du sang conta­mi­né, de l’hor­mone de crois­sance, de la vache folle ou de l’a­miante, la notion même de san­té publique a été trans­fi­gu­rée. Le minis­tère de la San­té a été réor­ga­ni­sé. Des agences ont été créées. Au-delà des restruc­tu­ra­tions admi­nis­tra­tives, de la consti­tu­tion de réseaux d’ex­per­tise, des sanc­tions et condam­na­tions pro­non­cées par les juri­dic­tions, ces évé­ne­ments ont fait émer­ger, sous le concept de sécu­ri­té sani­taire, une nou­velle mis­sion réga­lienne. Et cette mis­sion n’est pas res­tée confi­née dans le sec­teur de la san­té, elle s’est éten­due aux domaines de l’a­li­men­ta­tion et de l’en­vi­ron­ne­ment. De nou­velles poli­tiques publiques ont été des­si­nées. Le prin­cipe de pré­cau­tion mais aus­si l’im­pé­ra­tif d’é­va­lua­tion se sont imposés.

Plus fon­da­men­ta­le­ment encore, ces rup­tures ont révé­lé le para­doxe de socié­tés sur­pro­té­gées, capables de sécré­ter les pires effets « iatro­gènes ». Comme si, à l’heure où l’es­pé­rance de vie atteint des som­mets dans les pays déve­lop­pés, la « Némé­sis médi­cale » redou­tée par Ivan Illich mena­çait l’or­ga­ni­sa­tion sociale. Cette remise en cause a tou­ché de plein fouet le sys­tème de san­té lui-même.

Acci­dents médi­caux, pro­duits conta­mi­nés, médi­ca­ments dan­ge­reux, infec­tions noso­co­miales, carences de la per­ma­nence médi­cale, satu­ra­tion des urgences… Le doute s’est intro­duit dans la rela­tion médi­cale. La capa­ci­té du sys­tème à prendre en charge chaque indi­vi­du n’est plus une cer­ti­tude. Les poli­tiques de san­té sont confron­tées à un défi nou­veau. Elles doivent dis­si­per ces inquié­tudes, répondre à ces attentes, res­tau­rer la confiance.

Le com­bat des asso­cia­tions pour la prise en charge des malades du sida, leur rôle dans la lutte contre le can­cer, et plus géné­ra­le­ment contre les patho­lo­gies chro­niques, l’im­pul­sion don­née par le Télé­thon ont bou­le­ver­sé les équi­libres tra­di­tion­nels. Après les états géné­raux de la san­té de 1998, le mou­ve­ment s’est accé­lé­ré et la loi Kouch­ner du 4 mars 2002 a gra­vé dans le marbre du Code de la san­té publique les droits des per­sonnes malades et le sta­tut de leurs associations.

La mosaïque des professions de santé

Le nombre de méde­cins a décu­plé en un siècle

La troi­sième trans­for­ma­tion a affec­té direc­te­ment l’exer­cice des pro­fes­sions de san­té. Les conflits à répé­ti­tion qui ont mar­qué le monde hos­pi­ta­lier et la méde­cine de ville depuis 1980 sont révé­la­teurs des menaces res­sen­ties par les pro­fes­sion­nels confron­tés aux méta­mor­phoses du sys­tème de san­té. Le nombre de méde­cins a décu­plé en un siècle. Ils étaient 20 000 en 1900 et près de 200 000 en 2000. Qui plus est, leur rôle s’est diver­si­fié. La dis­pa­ri­té des condi­tions d’exer­cice crée des cli­vages pro­fes­sion­nels et altère le sen­ti­ment d’u­ni­té que pou­vait connaître la méde­cine pré­cé­dem­ment. Entre dis­ci­plines tech­niques et méde­cine géné­rale, CHU et hôpi­tal local, chaînes d’é­ta­blis­se­ments et cli­niques fami­liales, la mosaïque des pro­fes­sions de san­té se com­plexi­fie inexorablement.

À la rela­tion indi­vi­duelle, au col­loque sin­gu­lier qui résu­mait sou­vent la prise en charge médi­cale, se super­posent des ser­vices sani­taires de plus en plus inté­grés. Pour la per­sonne malade ou acci­den­tée, l’in­ter­ven­tion dépend du Centre 15, du SAMU, des urgences, des équipes hos­pi­ta­lières, des pro­fes­sion­nels libé­raux, de la chaîne de pro­duc­tion pharmaceutique.

Dans ce puzzle sani­taire, le méde­cin, l’in­fir­mier, le mas­seur kiné­si­thé­ra­peute peuvent avoir le sen­ti­ment de perdre de leur sin­gu­la­ri­té, de voir se dis­soudre leur rela­tion indi­vi­duelle avec le patient et de deve­nir un rouage d’un « Lévia­than » de la san­té. En outre, les aspi­ra­tions à de nou­velles moda­li­tés d’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail, sym­bo­li­sées par les débats sur la réduc­tion du temps de tra­vail, cou­plées aux effets d’un nume­rus clau­sus myope, posent aujourd’­hui la ques­tion de la démo­gra­phie des pro­fes­sions de san­té, du par­tage des com­pé­tences entre les métiers et de la per­ma­nence des soins.

Des enjeux territoriaux

Des avan­cées médi­cales spectaculaires
Les thé­ra­peu­tiques inno­vantes, de la coe­lio­chi­rur­gie à l’imagerie inter­ven­tion­nelle, enva­hissent les pra­tiques quo­ti­diennes ; les recherches bio­mé­di­cales, à l’image des thé­ra­pies cel­lu­laires ou des bal­bu­tie­ments de la thé­ra­pie génique, pré­parent de nou­velles approches. L’émergence de la phar­ma­co­gé­no­mique comme les pré­misses d’une méde­cine « pré­dic­tive » sont aujourd’hui per­cep­tibles. Ces avan­cées médi­cales portent en germe une trans­for­ma­tion de la place de la méde­cine dans la socié­té. Tests, dépis­tages, contrôles pour­raient scan­der les âges de la vie, induire des sui­vis médi­caux à titre pré­ven­tif. L’hypothèse est suf­fi­sam­ment plau­sible pour que l’inquiétude d’une hypo­con­drie col­lec­tive s’exprime.

D’au­tant que les enjeux ter­ri­to­riaux des poli­tiques de san­té sont plus que jamais actuels. Réduc­tion des inéga­li­tés de san­té, hôpi­taux de proxi­mi­té, pro­grammes de pré­ven­tion, régu­la­tion des dépenses ; dans la plu­part des débats, les ter­ri­toires sont au cœur de « l’é­qua­tion » du sys­tème de san­té. Même si sa régio­na­li­sa­tion demeure taboue.

Les réformes de la « gou­ver­nance », pour reprendre un terme qui fleu­rit depuis quelques années, témoignent, quant à elles, des contra­dic­tions qui tra­versent le sys­tème. Oscil­la­tions entre éta­ti­sa­tion et sanc­tua­ri­sa­tion de l’as­su­rance-mala­die, réforme des pou­voirs à l’hô­pi­tal, hési­ta­tions à intro­duire les asso­cia­tions des usa­gers comme les « com­plé­men­taires san­té » dans le pilo­tage de la méde­cine de ville. Les rôles des dif­fé­rents par­te­naires évo­luent sans par­ve­nir à se sta­bi­li­ser et à cla­ri­fier les res­pon­sa­bi­li­tés. Si ces réformes peuvent don­ner aux pro­fes­sion­nels de san­té de nou­velles ambi­tions et de nou­veaux objec­tifs, elles sus­citent éga­le­ment, et légi­ti­me­ment, de leur part inter­ro­ga­tions et inquiétudes.

Et la science n’est pas en reste. Les pro­grès médi­caux bou­le­versent la méde­cine. Ses tech­niques à l’é­vi­dence. Ses métiers sans doute. Mais éga­le­ment ses horizons.

Une médicalisation de la vie humaine

En 2040, le bud­get de la san­té pour­rait atteindre 15 à 20 % du PIB

En outre les ten­ta­tions d’une méde­cine de la régé­né­ra­tion, visant à atté­nuer les effets du vieillis­se­ment, peut-être même à accroître les per­for­mances « natu­relles » des indi­vi­dus, ouvrent la voie à une médi­ca­li­sa­tion de la vie humaine, à l’ex­pan­sion du sec­teur de la san­té dans des domaines qui lui étaient jus­qu’a­lors étran­gers, avec le risque d’un véri­table « impé­ria­lisme » sani­taire. Le suc­cès de la méde­cine esthé­tique, des pro­duits amin­cis­sants, des médi­ca­ments contre les troubles sexuels et des élixirs de jeu­nesse chi­miques ou bio­lo­giques, sans oublier les espoirs comme les fan­tasmes du clo­nage thé­ra­peu­tique, invitent à ne pas sous-esti­mer la révo­lu­tion que des suc­cès médi­caux dans ce domaine pour­raient provoquer.

Com­ment refu­ser d’ad­mettre, dans ce contexte et compte tenu du vieillis­se­ment pré­vi­sible de la popu­la­tion, l’ex­pan­sion durable des dépenses de san­té. À échéance de 2040, la san­té pour­rait atteindre 14 ou 15 % du PIB, voire même dépas­ser ces chiffres. Le seuil de 20 % est par­fois évo­qué ! La pers­pec­tive d’une « explo­sion » des dépenses de san­té ne doit pas pour autant deve­nir l’a­li­bi d’une remise en cause des poli­tiques de maî­trise des dépenses. Au contraire. Les insuf­fi­sances du sys­tème fran­çais sont connues, l’in­co­hé­rence des tarifs et la redon­dance de cer­taines dépenses aus­si. La régu­la­tion demeu­re­ra une « ardente obli­ga­tion ». Elle pèse­ra sur les réformes et les poli­tiques, quelle qu’en soit l’ins­pi­ra­tion. « Dépen­ser mieux pour dépen­ser plus » devrait deve­nir le leit­mo­tiv des poli­tiques de santé.

Une compétence communautaire

Com­ment finan­cer l’expansion ?
Plus des trois quarts de la dépense cou­rante de soins et de biens médi­caux sont aujourd’hui cou­verts par les pré­lè­ve­ments obli­ga­toires. Qu’en sera-t-il du sur­croît de dépenses au cours des pro­chaines décen­nies ? Des choix col­lec­tifs condui­ron­tils à main­te­nir cette pro­por­tion avec pour contre­par­tie une aug­men­ta­tion impor­tante des impôts ou coti­sa­tions sociales ? Sinon quelle sera la part lais­sée direc­te­ment à la charge des ménages et celle mutua­li­sée par le biais des assu­rances complémentaires ?

La réflexion sur la soli­da­ri­té face à la mala­die ne peut se limi­ter à l’Hexa­gone. L’Eu­rope de la san­té et de l’as­su­rance-mala­die se pré­pare. La san­té publique est deve­nue com­pé­tence com­mu­nau­taire depuis le trai­té d’Am­ster­dam. La juris­pru­dence de la Cour de jus­tice des Com­mu­nau­tés euro­péennes fait pro­gres­ser, arrêt après arrêt, l’i­dée de la libre cir­cu­la­tion des patients. L’as­su­rance-mala­die qui consti­tue l’une des carac­té­ris­tiques les plus ori­gi­nales des pays d’Eu­rope ne pour­ra res­ter dura­ble­ment étran­gère aux textes fon­da­men­taux de l’Union.

Enfin, com­ment ne pas espé­rer l’é­di­fi­ca­tion, au niveau mon­dial, d’un dis­po­si­tif de soli­da­ri­té contre la mala­die en faveur des pays les plus défa­vo­ri­sés. À l’heure où l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale de la san­té tend à occu­per une place qui ne lui avait jamais été recon­nue, les ini­tia­tives pro­po­sant la mise en com­mun de res­sources pour finan­cer pré­ven­tion et soins dans les pays où des mala­dies, pour­tant curables, déciment encore des popu­la­tions entières, doivent abou­tir. Quand la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale est capable de s’or­ga­ni­ser pour lut­ter effi­ca­ce­ment contre le SRAS ou la grippe aviaire, quand les pays déve­lop­pés par­viennent à mobi­li­ser des mil­liards d’eu­ros ou de dol­lars pour éra­di­quer la mala­die de la vache folle, com­ment tolé­rer que la rou­geole, le palu­disme ou le sida fassent encore d’in­nom­brables vic­times dans des pays pri­vés d’hô­pi­taux, de dis­pen­saires et sou­vent de médicaments ?

Exprimer une vision de l’homme

La vache folle a bou­le­ver­sé la notion même de san­té publique.

En défi­ni­tive le plus grand défi que doit aujourd’­hui rele­ver la poli­tique de san­té est para­doxa­le­ment de trou­ver sa place dans l’a­go­ra poli­tique. Ne pas limi­ter les débats publics aux mesures de régu­la­tion des dépenses de san­té, ne pas res­treindre la dis­cus­sion par­le­men­taire au vote de la loi de finan­ce­ment de la Sécu­ri­té sociale, quelle que soit son impor­tance. À tra­vers les choix de la poli­tique de san­té, notre socié­té exprime une vision de l’homme et décline les valeurs car­di­nales qu’elle se recon­naît. Les débats qui ont entou­ré les pre­mières lois de bioé­thique de 1994 comme leur révi­sion en 2002, la pré­pa­ra­tion des lois sur les droits des malades ou sur la fin de vie, l’é­cho sus­ci­té par la lutte contre le can­cer ou le sida et l’at­ten­tion por­tée aux restruc­tu­ra­tions hos­pi­ta­lières témoignent de l’in­té­rêt de la popu­la­tion pour ces matières. Du don d’or­gane au clo­nage thé­ra­peu­tique, de la pro­créa­tion médi­ca­le­ment assis­tée aux soins pal­lia­tifs, du méde­cin trai­tant à l’a­léa thé­ra­peu­tique, aucune ques­tion de cette nature n’est étran­gère à la vie de la cité, à la conduite des affaires publiques, à l’en­ri­chis­se­ment per­ma­nent du pacte social.
Les choix éco­no­miques qui sous-tendent les poli­tiques de san­té par­ti­cipent du même mouvement.

L’exigence d’un débat démocratique

Les prio­ri­tés de l’as­su­rance-mala­die, les inves­tis­se­ments requis par les pro­grès médi­caux, les pro­grammes de san­té publique, les condi­tions et les niveaux de rému­né­ra­tion des biens et ser­vices médi­caux ne peuvent, dès lors qu’ils sont finan­cés par des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires et visent à mettre en œuvre un prin­cipe de valeur consti­tu­tion­nelle, « la pro­tec­tion de la san­té », échap­per à l’exi­gence du débat démo­cra­tique et de la déci­sion politique.

DIDIER TABUTEAU (X 78) conseiller d’État, créa­teur de l’Agence du médi­ca­ment, direc­teur géné­ral de la fon­da­tion Caisse d’épargne pour la soli­da­ri­té, est res­pon­sable de la chaire « san­té » à Sciences Po et pro­fes­seur asso­cié à l’université Paris- Descartes.
Rédac­teur en chef de la revue tri­mes­trielle SEVE, les tri­bunes de la san­té, consa­crée à la san­té et à l’assurance-maladie, Didier Tabu­teau a notam­ment publié
La sécu­ri­té sani­taire (Ber­ger-Levrault, 1994 et 2002),
Trai­té de san­té publique (avec Fran­çois Bour­dillon et Gilles Brü­cker, Flam­ma­rion, 2004),
Les contes de Ségur, les cou­lisses de la poli­tique de san­té : 1988–2006 (Ophrys san­té 2006),
Les nou­velles fron­tières de la san­té (Entre­tiens avec Paul Ben­ki­moun, Édi­tions Jacob-Duver­net, 2006)
Droit de la san­té (Avec Anne Laude et Ber­trand Mathieu, Thé­mis, PUF, 2007).

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