Les deux intelligences artificielles : entre prothèse et orthèse
Beaucoup d’efforts sont consacrés à la définition de ce qu’est l’intelligence artificielle. Pas de cours sur l’IA qui ne commence par s’y essayer, avec en gros deux voies : une voie empirique, qui consiste à définir l’IA en tant que comportement similaire à l’humain d’une machine informatique, et une voie théorique, qui nous plonge dans l’exploration de ce qu’est la pensée ou l’action rationnelle et y relie l’IA et son analyse. Alors, prothèse ou orthèse ?
Pour ceux qui, comme moi, ont utilisé les technologies dites de l’IA pour construire des applications, ce débat « ontologique » est certes intéressant, mais il ne nous permet pas de répondre aux questions concrètes : qu’est-ce que je peux espérer réaliser avec ces technologies que je ne pouvais faire auparavant ? Dans quels cas puis-je les utiliser à bon escient ?
Notons que, dans le terme même d’intelligence artificielle, il y a comme une contradiction intrinsèque : « intelligence » renvoie à l’humain, « artificielle » l’en éloigne (cf. l’article « ÉtymologiX » de Pierre Avenas dans le numéro 733 de La Jaune et la Rouge). Si bien qu’on se demande si l’IA qualifie une intelligence de type humain produite par un non-humain, donc par un artefact (artificiel), ou s’il s’agit d’une intelligence qui n’est justement pas humaine, qui lui est étrangère (artificielle).
Nous constatons que les deux acceptions existent et produisent des systèmes différents : il y a des cas où l’on souhaite reproduire un comportement quasi humain et d’autres où, au contraire, on souhaite un comportement « intelligent », mais différent de l’humain.
Quelques exemples éclaireront mon propos. Lorsque, dans les années 90, je développais ce que l’on appelle des systèmes experts, l’idée était clairement de produire un programme qui se comporte comme un expert humain face à une situation requérant son expertise. Je dirai que l’IA a, ici, la vocation d’être une « prothèse » remplaçant l’humain au sein d’un système où cet humain joue un rôle important.
On trouve dans les applications de cette catégorie toutes les applications de conduite de véhicules autonomes, celles visant à produire des robots humanoïdes pour s’occuper de personnes âgées, les applications de reconnaissance de formes appliquées au tri automatique, etc. Remplacer l’humain au cœur d’un système par l’IA n’est finalement qu’une étape de plus dans la prise en charge par les machines, ou le logiciel, des tâches humaines qui sont routinières ou, plus généralement, ne demandant pas de réagir à des situations hors du champ des possibles identifiés. Évidemment, nul n’est à l’aise avec cette idée de remplacer l’humain dans sa fonction au sein de différents systèmes, mais le débat de savoir si c’est une bonne chose ou pas n’est pas l’objet de cet article.
Le deuxième cas de figure est celui où, au contraire, on veut produire avec l’IA de l’intelligence fondamentalement non humaine et qui va permettre d’aider un humain à réaliser une tâche qu’il ne pourrait pas faire, ou pas aussi bien, sans elle. Produire une intelligence non humaine pour résoudre des problèmes humains, c’est fournir ce que j’appelle une « orthèse intellectuelle ». Cette orthèse ne singe pas et a fortiori ne remplace pas l’humain, mais lui confère une capacité augmentée à résoudre des problèmes.
“L’IA est encore
très loin de pouvoir imiter l’intelligence humaine”
Vers l’humain 2.0 ?
Songeons aux limites de l’être humain, là où il n’est pas très bon, à travers quelques exemples. Nous sommes, entre autres, mauvais à résoudre les problèmes fortement combinatoires ; nous perdons rapidement le fil si nous devons explorer de multiples possibilités. De la même façon, il nous est difficile de traiter des volumes de données importants. Dans ce domaine, les technologies de machine learning ont montré leur grand intérêt pour détecter des régularités dans les données massivement abondantes.
De manière plus étonnante, j’ai pu constater, dans le domaine du diagnostic de systèmes, que l’humain est très peu capable de traiter les problèmes de pannes multiples (deux éléments tombent en panne simultanément). De manière constante, même les experts faisaient l’hypothèse d’une cause unique à un dysfonctionnement, passant à côté de ces cas de pannes multiples. Quand on y pense, cette tendance à vouloir qu’il y ait des causes uniques à tout est très humaine ! Du coup, la réalisation d’un système d’IA qui, « consciemment », était capable, en cas de contradiction, de remettre en cause cette hypothèse de panne unique, a permis de fournir à ces mêmes experts un outil précieux leur permettant de résoudre les quelques cas – très peu nombreux, mais très coûteux en général – de pannes multiples pour lesquels ils n’étaient pas performants. Je suis persuadé pour ma part qu’un jour, de la même façon, une orthèse intellectuelle à base d’IA aidera un médecin à traiter les cas de problèmes de santé multifactoriels, qui sont aujourd’hui ceux qui mettent en défaut les experts médicaux, souvent engoncés chacun dans leur spécialité.
Je n’ai ici qu’effleuré la liste des situations où l’humain a des performances médiocres et peut bénéficier de l’aide d’une intelligence artificielle, mais je ne voudrais pas trop plomber l’ambiance et donner au lecteur quelques raisons de désespérer de la condition humaine. L’IA est encore très loin de pouvoir imiter l’intelligence humaine dans plusieurs domaines : la capacité à raisonner par analogie et l’intelligence collective par exemple.
Pour produire l’un ou l’autre des types d’applications, on peut utiliser différentes techniques informatiques qui font partie de la boîte à outils de l’IA : outils de représentation des connaissances, moteurs d’inférence, machine learning ou autres. Le débat sur les techniques d’IA est « orthogonal » à celui des applications. (Voir l’interview de Pierre Haren par Hervé Kabla, dans La Jaune et la Rouge n° 734 d’avril 2018, retraçant l’histoire de la start-up fournisseur de ces technologies, Ilog, où j’ai travaillé durant six des premières années.)
Le développement d’orthèses intellectuelles est certainement la voie la plus intéressante de l’IA et va, dans beaucoup de domaines, permettre une performance accrue de l’humain. Comment l’homme sera capable de se dépasser est un sujet bien plus passionnant, somme toute, que celui consistant à le remplacer stricto sensu.
Pour reprendre le fil de Sapiens, le best-seller de Yuval Harari, après les orthèses physiques que l’homme a développées et utilisées depuis le silex pour augmenter ses capacités, nous sommes peut-être entrés avec l’IA dans une nouvelle ère de progrès fondée sur la disponibilité d’orthèses intellectuelles ; ce que certains nomment Humain 2.0.
2 Commentaires
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« Quand on y pense, cette tendance à vouloir qu’il y ait des causes uniques à tout est très humaine ! » Ne serait-elle plutôt très masculine ? -:)
La tendance masculine à chercher des causes simples aux problèmes compliqués n’a d’égale que la tendance féminine à inventer des problèmes compliqués dans les choses les plus simples …
Le rédacteur-masqué :))