Les différents types d’expertise
Cet article trouve sa source dans l’expérience acquise par le rédacteur au sein d’un secteur très consommateur d’expertise, celui du bâtiment et des travaux publics.
Tous les secteurs d’activité ont leurs experts, leurs « sachants » ou « hommes de l’art », personnes qui ont une parfaite connaissance d’un sujet (notamment technique) acquise par leur formation d’origine, enrichie de leur expérience. Ce sont, la plupart du temps, d’anciens directeurs de bureaux d’études, de sociétés d’ingénierie ou de laboratoires privés, mais également d’établissements publics tels que le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) ou l’Ifsttar (Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux), recherchés par les entreprises, pour guider leur démarche de recherche & développement, et par le juge, pour l’éclairer sur la partie technique de son analyse. Leurs connaissances et l’expérience acquise « de l’intérieur » (ce dernier élément apportant une différence essentielle par rapport aux savoirs universitaires) incitent les entreprises à solliciter l’expertise de ces spécialistes. Leurs compétences, unanimement reconnues dans leur domaine d’activité, leur confèrent une autorité qui les hisse au rang de « sages ».
L’expertise judiciaire
L’expertise judiciaire consiste, en quelque sorte, à introduire un corps étranger dans le mécanisme de la justice : l’expert. Celui-ci, généralement considéré comme le bras armé du juge, à travers la mission que lui confie le juge, participe à la recherche de « la » vérité diront certains, « d’une » vérité diront d’autres. Si le processus de sélection des experts est différent selon que le candidat à l’expertise se présente devant les juridictions civiles ou devant celles de l’ordre administratif, le principe commun est l’établissement par les juridictions de listes d’experts auxquelles les juges pourront recourir. Ces listes sont classées selon une nomenclature de spécialités qui, si l’on se réfère à celle des cours d’appel et de la Cour de cassation, comprend les rubriques suivantes : agriculture, agro-alimentaire, animaux, forêts ; bâtiment, travaux publics, gestion immobilière ; économie et finances ; industrie ; santé ; médecine légale, criminalistique et sciences criminelles ; interprétariat, traduction.
Pour figurer sur ces listes, le candidat expert doit justifier d’une connaissance suffisante des règles de procédure applicables à cette forme de délégation que le juge accorde à un technicien diplômé, qualifié et expérimenté dans son domaine de spécialité. Le juge a toutefois la possibilité de choisir, en dehors de ces listes, tout spécialiste français ou étranger, remplissant ces conditions, susceptible de lui apporter un éclairage technique. Les règles régissant l’expertise judiciaire, codifiées, prévoient le recours à l’expertise dans des cas bien identifiés.
REPÈRES
Le recours à l’expertise judiciaire est prévu dans des cas précis : constat de l’état d’un bien à titre préventif ; constat de l’état d’un bien et mesures à prendre en urgence en cas de péril imminent ; constat de l’état d’un ouvrage dans une phase transitoire de sa construction ; analyse des causes techniques d’un événement et avis sur leur imputabilité. Hors de ce cadre judiciaire codifié, l’expertise est un outil utilisé par les acteurs du secteur privé : en tant que source de progrès ; dans le domaine de l’assurance ; en tant que mode de résolution des conflits ; sous forme amiable (hors expertise judiciaire).
Le référé préventif : état d’un bien immobilier avant intervention d’un tiers à proximité
L’article R. 532–1 du Code de justice administrative (ouvrages publics) et l’article 145 du Code de procédure civile (ouvrages privés) permettent de procéder à des constatations préalables à l’exécution de travaux devant être entrepris sur, dans, sous ou à proximité d’un ouvrage existant. L’expert est sollicité afin de procéder à des constatations, pour dresser précisément l’état d’un bien immobilier, de ses avoisinants, avant travaux (fissures, tassements de terrain préexistants…). À titre d’exemple caractéristique, l’usage d’explosifs à proximité de bâtiments préexistants dont l’état doit être photographié avant usage des explosifs, afin de déterminer si les travaux ont endommagé ces existants ou s’ils ont aggravé leur état, avec toujours la même finalité : permettre au juge de déterminer, si nécessaire, l’imputabilité des dégradations nouvelles ou de leur aggravation.
Le rôle de l’expert est en ce cas un rôle de constatation, assimilable à ce que ferait un huissier, sur l’état d’un terrain, d’un bâtiment, d’un ouvrage. À deux différences près, cependant : la mission de l’expert judiciaire (rappelons qu’il prête serment) est effectuée par ce que l’on appelle un « homme de l’art », c’est-à-dire un spécialiste qui ne se contentera pas de constater ce que l’initiateur du constat lui demandera (cas du constat par huissier), sans trop savoir ce qu’il est utile ou non de constater, mais par un expert (ingénieur ou architecte en général) qui saura faire des constatations ciblées et utiles ; la mission de l’expert est décidée par le juge et elle est effectuée contradictoirement, sous son contrôle, en sorte qu’il n’y a pas entre l’expert qui effectue sa mission et le demandeur du constat la dépendance qui existe entre ce même demandeur et un huissier, rémunéré par lui.
La constatation immédiate de l’état d’un terrain ou immeuble menaçant péril
Le demandeur est le maire de la commune dans laquelle se situe le bien menaçant ruine, la procédure prévue par le Code de la construction et de l’habitation variant selon que le péril apparaît imminent ou non. Le rôle de l’expert dans ce cas est difficile, car il intervient en urgence, le plus souvent sans plan des ouvrages existants, de leur mode de fondation, de la nature des terrains d’assise… Il doit, dans un délai extrêmement court, éclairer l’autorité administrative sur le degré de dangerosité de l’ouvrage, sur la nécessité d’évacuer les lieux et sur les mesures de protection et éventuellement sur les consolidations et réparations à entreprendre. La rédaction de son rapport, effectuée dans la foulée de ses constatations, déterminera le contenu de l’arrêté de péril imminent du maire.
Constat de l’état d’un ouvrage dans une phase transitoire de sa construction
Nous ne sommes plus ici dans la menace de péril. Comme dans le référé préventif, le demandeur est en général celui à qui incombe la charge de la preuve. C’est un classique dans le secteur du BTP, dans lequel, la plupart du temps, l’entrepreneur souhaite faire constater des phases intermédiaires ou provisoires d’exécution de travaux appelées à disparaître ou à être recouvertes par une phase suivante de travaux et durant laquelle plus aucune constatation ne sera possible (cas de la découverte de cavités souterraines en cours de travaux). Les exigences posées par l’article R. 531–1 du Code de justice administrative limitent la mission de l’expert à des constatations matérielles uniquement (sans recherche de causes). L’article 145 du Code de procédure civile est également utilisable dans cette hypothèse. Le juge vient parfois ajouter une condition complémentaire issue des cahiers des charges administratifs des marchés : avoir préalablement épuisé toutes les voies de constatations contradictoires prévues au contrat.
L’analyse technique des causes d’un événement et avis sur leur imputabilité
C’est certainement le cas le plus intéressant pour l’expert qui va devoir, en matière commerciale comme en matière administrative, dans son domaine de spécialité, éclairer le juge, dans le cadre de relations contractuelles conflictuelles ou, au pénal, sur demande du magistrat, sur le lien de causalité existant entre le préjudice invoqué par une partie et un ou plusieurs faits générateurs, sur l’imputabilité du ou des faits générateurs et de ses conséquences, sur leur valorisation. Le juge demandera à l’expert (exemple extrait d’une mission confiée par le juge administratif) : « De donner les éléments utiles d’appréciation sur la ou les causes des désordres constatés (en précisant si ces derniers sont imputables à un vice de conception, à un défaut de surveillance ou à des fautes d’exécution, ou encore à toute autre cause, et, dans le cas de causes multiples, en indiquant la part d’imputabilité à chacune d’elles) ; de fournir au juge les éléments lui permettant d’apprécier l’étendue des préjudices et notamment l’évaluation du coût des travaux nécessaires pour réparer le désordre. »
“L’expertise judiciaire introduit un corps étranger dans le mécanisme de la justice.”
Devant les juridictions civiles, les demandes seront similaires : « Rechercher l’origine, l’étendue et les causes des désordres dénoncés par la société XXX ; dire si les études et travaux de la société XXX ont été conduits conformément aux documents contractuels et aux règles de l’art ; fournir tous les éléments techniques et de fait de nature à permettre, le cas échéant, à la juridiction compétente de déterminer les responsabilités éventuellement encourues ; donner son avis sur les préjudices allégués par la société XXX, au titre des préjudices financiers liés à l’allongement du marché ou de la réclamation de tout autre intervenant à l’acte de construire ainsi que du maître d’ouvrage ; de manière générale, fournir tous éléments utiles d’appréciation sur les préjudices. »
L’expertise, menée contradictoirement, prendra cependant plus de temps que pour de simples constatations, car la recherche des causes demandera de nombreux échanges de pièces, d’écritures, des réunions, destinés à permettre à l’expert de répondre précisément aux questions du juge. La passion que l’expert mettra dans cet exercice ne doit toutefois pas le conduire à sortir de son rôle d’expert en se substituant au juge, en empiétant sur ses compétences (secteur réservé), sous peine d’encourir la nullité de son rapport.
L’expertise lancée par les acteurs du secteur privé, hors expertise judiciaire
L’expertise est source de progrès. Les entrepreneurs et industriels ont recours aux experts en qualité de conseils techniques : en amont, pour la mise au point d’un procédé industriel ou d’un produit, notamment dans une démarche de recherche et développement, d’innovation ; en aval, en cas de dysfonctionnement, pour en analyser la cause, apporter les correctifs nécessaires ou même, simplement améliorer ces procédés et ces produits pour les rendre plus performants. L’expertise trouve ici un sens différent, celui de la consultation d’un spécialiste en vue de l’amélioration d’un process, d’un produit, d’une méthode, afin de parvenir à un résultat sécurisé, pour un coût optimisé. Ce rôle de conseil intègre le retour d’expérience que l’expert est à peu près le seul à maîtriser du fait de sa connaissance des échecs, des erreurs (souvent d’origine humaine) qu’il a rencontrés et analysés, le plus souvent dans le cadre d’expertises judiciaires.
L’expertise d’assurance
Les compagnies d’assurances s’appuient dans l’analyse des garanties de leurs polices sur les conclusions techniques de cabinets d’expertise plus ou moins spécialisés, tous ayant tendance à être multicartes. Il n’existe pas de nomenclature officielle des spécialités en matière d’expertise d’assurance, mais les domaines dans lesquels ils interviennent finissent par s’apparenter à ceux des cours d’appel. Si les compétences de l’expert judiciaire et celles de l’expert d’assurance sont comparables, il manque à l’expert d’assurance la garantie totale de son impartialité dès lors qu’il est missionné par la compagnie d’assurances appelée à indemniser la victime et qu’il est rémunéré par elle. Sauf le cas particulier de l’assurance dommages-ouvrage, l’assureur est ainsi seul décideur de la divulgation partielle ou totale des conclusions de l’expert, ou de leur non-divulgation, et de l’interprétation des conclusions de son rapport. Alors que, dans l’expertise judiciaire, la mission d’expertise est menée contradictoirement et que le rapport de l’expert judiciaire est diffusé au contradictoire de toutes les parties, la mission de l’expert d’assurance se déroule, quant à elle, en circuit fermé.
L’expertise et les modes alternatifs de résolution des conflits
Quelle est la place, le rôle de l’expert, dans ces MARC (modes alternatifs de résolution des conflits) ? Les pouvoirs publics n’ont cessé, depuis plus de quarante ans, de suggérer aux donneurs d’ordres publics d’avoir recours à ces modes alternatifs de règlement des différends (guide à l’intention des maîtres d’ouvrage et des maîtres d’œuvre de 1976, circulaires Balladur de 1995, Lagarde et Woerth de 2009, Fillon de 2011, rapports du Conseil d’État et guides des bonnes pratiques de 2015). Et, pour cause, le contentieux des étrangers, celui des questions prioritaires de constitutionnalité et celui de la fonction publique encombrent les juridictions administratives, ce qui allonge les délais d’instruction des contentieux des marchés publics de plusieurs années. Les juges de l’ordre judiciaire œuvrent dans le même sens. La Conférence des premiers présidents des cours d’appel concluait ainsi en mai 2013 que « tout en réaffirmant le caractère essentiel de l’accès au droit et à la justice, [la Conférence] considère qu’il est désormais impératif de recentrer le juge sur son cœur de métier… Pour atteindre cet objectif, il y a lieu de procéder à un transfert de charges vers d’autres professionnels ou structures compétents… »
Les Codes de justice administrative et de procédure civile organisent les modalités de recours, selon le cas, à la médiation, à la conciliation ou à l’arbitrage. L’expert peut trouver sa place dans ces dispositifs alternatifs : l’article 131–1 du Code de procédure civile édicte « Le juge saisi d’un litige peut, après avoir recueilli l’accord des parties, désigner une tierce personne afin d’entendre les parties et de confronter leur point de vue pour leur permettre de trouver une solution au conflit qui les oppose » ; l’article L. 213–7 du Code de justice administrative stipule quant à lui « Lorsqu’un tribunal administratif ou une cour administrative d’appel est saisi d’un litige, le président de la formation de jugement peut, après avoir obtenu l’accord des parties, ordonner une médiation pour tenter de parvenir à un accord entre celles-ci »… La conciliation ne figurant plus dans les dispositions du code.
Il faudra cependant que l’expert ait préalablement suivi une formation spécifique à cet exercice particulier qu’est la médiation. Cette double compétence, dans la médiation et dans son domaine de spécialité technique, garantit aux parties à un litige une maîtrise complète du sujet. C’est pourquoi, dans ces domaines codifiés (contrairement à ce qui est développé dans le paragraphe suivant), on peut regretter qu’il ne soit pas prévu que, lorsqu’un expert judiciaire a déposé son rapport, il ne puisse prolonger son intervention dans le cadre de missions de médiation compte tenu de sa connaissance approfondie du dossier.
L’arbitrage, assez peu utilisé en droit administratif, reste une discipline à part, compte tenu notamment des spécificités attachées à cette justice privée et des règles propres à chaque institution d’arbitrage (cour, comité, chambre d’arbitrage…). Deux catégories d’intervenants figurent sur ces listes : des juristes et des experts, les arbitrages étant souvent rendus par des comités mixtes comprenant deux experts (un par partie à l’arbitrage) et un juriste, souvent président de ce comité. L’organisation se rapproche ainsi du système anglo-saxon de la cross-examination dans lequel le rôle des experts est déterminant.
L’expertise amiable, justice privée ?
Le recours à cette forme de justice privée ou professionnelle, plus rudimentaire que l’arbitrage, n’est cependant pas commandé par une volonté délibérée d’échapper aux mécanismes du système judiciaire français. Il repose sur la nécessité de transiger au plus tôt sur le fondement d’avis fiables, ceux d’experts judiciaires, ceux-là mêmes que le juge a retenus sur ses listes pour leurs compétences. L’expert est choisi d’un commun accord par les parties en litige, pour son expérience et son autorité dans le domaine d’activité considéré, facteurs déterminants pour trouver une issue amiable au litige qui sera finalement résolu par la voie transactionnelle, plus rapidement. Cette pratique de l’expertise ad hoc, développée en marge de toute organisation institutionnelle, fondée uniquement sur l’accord des parties, permet aux entreprises de s’affranchir du carcan des règles procédurales, du facteur temps et de l’aléa judiciaire, non sans risque au demeurant car souvent sans le concours de conseils juridiques.
L’expertise amiable dans le secteur privé
Un phénomène se dessine depuis quelques années, sous l’impulsion des milieux professionnels : « l’expertise amiable ». Le pragmatisme des entreprises, des « commerçants », pressés par la nécessité de publier des prévisions financières à date fixe, révèle le hiatus existant entre cette exigence et une contrainte inhérente aux tribunaux, les délais de la justice (dont l’exercice exige ce qui coûte le plus cher aux entreprises, du temps, pour analyser sereinement les questions qui lui sont soumises). Une autre difficulté vient s’ajouter à celle du délai de prise de décision : l’adéquation de la réponse apportée par le juge aux réalités de terrain, aux pratiques commerciales, non codifiées mais appliquées dans les faits. Le problème est amplifié par les moyens de communication actuels, peu formalistes, ultra-rapides et se heurtant à la légitime exigence du juge, le respect du formalisme, réputé être le garant du droit. C’est ce que les entreprises désignent sous le vocable « d’aléa judiciaire ».
“L’expertise est source de progrès.”
Le juge sera toujours réticent à prendre en considération ces aspects des échanges commerciaux, car ils introduisent la dimension des usages professionnels et parfois de l’équité, notions qui lui sont nécessairement étrangères, son rôle l’obligeant à raisonner uniquement en droit, même si devant le tribunal de commerce l’équité n’est pas totalement absente des décisions. Or l’expert, lui, issu du monde professionnel, y est sensible car il sait que la réponse aux difficultés en cours d’exécution d’un contrat, sur le terrain, est une réponse qui est souvent à la frontière du droit, qui tangente la norme contractuelle. Les professionnels s’adressent donc directement à l’expert pour solliciter un avis qui permettra de dénouer un litige. Son rapport décantera chaque point de désaccord à la lumière de son expérience et sous son autorité, unanimement reconnue par les parties en litige.
Les parties décident d’un commun accord, par le biais d’un protocole, si l’avis de l’expert a ou non des effets contraignants et s’il peut être produit en justice dans le cas où elles ne trouveraient pas, amiablement, une issue transactionnelle à leur différend. Elles ne reviennent vers le juge, qu’en cas d’échec de leur tentative d’accord… ce qui rejoint précisément les préconisations de la Conférence précitée des premiers présidents de mai 2013.