Les difficultés des milieux populaires depuis une quarantaine d’années
Quelques propositions pour combattre le chômage de masse, la désindustrialisation et les effets de la mondialisation. Bien entendu cela passe en priorité par des actions de formation, en tenant compte des besoins de l’industrie, mais aussi par des actions psychologiques et locales : revaloriser le travail manuel, impliquer les régions, arrêter le dumping social…
Les milieux populaires sont confrontés depuis longtemps à de graves difficultés. Depuis les années soixante-dix, toutes les phases conjoncturelles difficiles ont été accompagnées par des décisions d’allégement ou de mise en retraite anticipée des effectifs d’ouvriers ou d’employés, le plus souvent dans la production.
DÉSINDUSTRIALISATION
En 1974, comme l’a fait remarquer Bernard Esambert, de nombreux programmes de politique industrielle ont été mis sous le boisseau. Il faudra attendre 2004, trente ans plus tard, pour que soit étendu le crédit d’ impôt recherche, puis que soient lancés 67 pôles de Compétitivité associant Universités, laboratoires de recherche, entreprises en particulier PME. Ils sont au nombre de 71 actuellement.
À cette époque, les dirigeants de notre pays, pensant que le marché mondialisé assurerait son développement économique et qu’il n’était plus besoin de se lancer dans des politiques industrielles ambitieuses pour assurer l’avenir, ont amorcé sa désindustrialisation. À cela se sont rajoutés des mythes absurdes tels que le « tout investir sur les services ou la grande distribution » ou « l’entreprise sans usines ».
Il n’est pas étonnant dans ces conditions que le chômage de longue durée frappe en grande majorité les classes populaires, en particulier les ouvrier(e)s et les employé(e)s. Ainsi en décembre 2013, parmi les 2,2 millions de demandeurs d’emploi de longue durée (DELD depuis un an ou plus), 63 % étaient de niveau de formation VI et V.
LE PIÈGE DES « TRAPPES À BAS SALAIRES »
Pour certains, la solution passe par la seule baisse du coût du travail.
“ Le chômage de longue durée frappe en grande majorité les classes populaires ”
Certes les allégements de charges qui se sont multipliés depuis 1993 ont freiné l’éviction de l’emploi de salariés peu qualifiés. Mais cette mesure a favorisé des « trappes à bas salaires » (voisins du SMIC) puis, indirectement enrayé les carrières salariales et maintenu de bas niveaux de qualification.
D’autres choix sont encore possibles : nous devons les explorer d’abord en renforçant les compétences de la population active dans notre pays.
DÉVELOPPER LES COMPÉTENCES EN INTERNE
Le maintien et le développement des compétences au sein des entreprises existantes sont évidemment cruciaux pour notre économie pour permettre la montée en gamme de nos productions préconisée par le Rapport Gallois de 2012 sur le « Pacte de compétitivité ».
Au sein de chaque entreprise, ce sont souvent ces éléments de compétences qui guident les affectations des productions entre les différents établissements.
UN DUMPING SOCIAL INACCEPTABLE
Malheureusement, toutes les décisions n’obéissent pas à un processus aussi rationnel et respectueux d’une gestion efficace des ressources humaines.
Certaines décisions, guidées par des préoccupations de court terme, suppriment abusivement des unités de production compétentes et rentables. Vue de l’aciérie d’ArcelorMittal à Serémange (intégrée au complexe sidérurgique de Florange), après sa fermeture. CC BORVAN53
Le lien de ces décisions avec l’équilibre des territoires est évidemment considérable, en particulier pour les villes moyennes ; les « externalités négatives » sont particulièrement importantes lorsque l’établissement industriel constitue la principale activité économique.
Certaines décisions, guidées par des préoccupations de court terme, suppriment abusivement des unités de production compétentes et rentables, pour en transférer les activités vers des pays à bas salaires, le tout sans aucune anticipation ni aucun plan social.
Les fonds de pension nord-américains, lorsqu’ils privilégient une rentabilité financière à court terme, jouent un rôle important dans ces décisions. L’impact médiatique, considérable, est un des éléments qui accroît le divorce des milieux populaires avec les décideurs, qu’ils soient politiques ou patronaux.
Dans certains cas, rares heureusement, mais très traumatisants, ces fermetures d’usines se sont accompagnées d’un véritable pillage (compétences, brevets, machines…). Certains dirigeants ont même eu le cynisme de faire former les opérateurs des pays d’accueil par les salariés compétents dont on allait ensuite supprimer les emplois !
Depuis quelques mois, la loi « Florange », votée en avril 2015, est disponible pour contrer ces décisions insupportables.
ENCOURAGER LA SOUPLESSE
DES DIFFICULTÉS QUI COMMENCENT À L’ÉCOLE
Une partie importante des jeunes issus des milieux populaires (ouvriers, employés et élèves étrangers des mêmes milieux sociaux, en particulier les « primoarrivants ») présentent des risques élevés de chômage liés à un déficit de compétences générales.
Cet échec scolaire difficilement réversible amène à des mécanismes progressifs d’éloignement du collège, puis du lycée qualifiés de « décrochage ». Selon les travaux du Céreq, la récession des années 2008–2010 a rendu encore plus difficile l’insertion des jeunes non qualifiés.
Une autre piste à explorer serait de rendre beaucoup plus opérationnelle en la simplifiant la signature des « accords compétitivité emploi » pour plus de souplesse. Là encore, l’objectif partagé par les partenaires sociaux et les salariés est de préserver l’activité et l’emploi mais également les compétences précieuses des professionnels de l’entreprise.
Le recours facilité au « chômage technique », décidé au moment de la crise financière de 2007, a ainsi pu être une aide importante pour surmonter dans la durée ce choc conjoncturel.
RELANCER LA PRODUCTION INDUSTRIELLE LOCALE
L’urgence concerne aussi la relance de la production dans toutes ses composantes, en particulier la production industrielle, depuis longtemps sacrifiée face aux exigences d’une rentabilité financière à court terme ainsi qu’à une concurrence mondialisée. Les décisions récentes de relance des investissements productifs vont dans le bon sens, mais si elles ne sont pas accompagnées d’un renforcement des compétences de la main‑d’œuvre, la croissance risque de tourner court.
Comme l’a montré Patrick Arthus, en s’appuyant sur l’enquête PIAAC (2013) de l’OCDE, cette faiblesse des compétences de la population active explique les difficultés des entreprises à moderniser leur capital ; elle incite au transfert des emplois vers les services peu sophistiqués.
ANTICIPER LES BESOINS DANS LES MÉTIERS EN TENSION
C’est un des enjeux de la décentralisation en cours : les perspectives d’emplois et de compétences dans les principales branches devraient donner lieu à des conventions négociées avec les régions et avec Pôle emploi. Car la situation est paradoxale : au moment où le chômage s’accroît, il apparaît pour de nombreux métiers de base, en particulier dans l’industrie, des difficultés de recrutement qui pénalisent de nombreuses entreprises, notamment les PMI-PME.
“ Les décisions abusives accroissent le divorce des milieux populaires avec les décideurs ”
Ces métiers en « tension » (ajusteurs, chaudronniers, soudeurs…) sont des métiers de « renouvellement » (c’est-à-dire de « flux d’entrée » pour remplacer de nombreux départs en retraite). Certes tendanciellement, les emplois dans l’industrie (stocks) baissent, mais les embauches (flux d’entrée) restent considérables, en particulier dans les PME-PMI.
Globalement la période 2012–2022 serait marquée par un marché du travail en fort renouvellement par suite des départs en retraite (8 millions de « postes à pourvoir », dont 6,2 millions par suite des départs en retraite) ; dans les domaines des métiers industriels (D, E, F, G) : 730 000 postes à pourvoir, tous, pratiquement, pour remplacer des départs en retraite. Il faut les anticiper, former ou reconvertir les jeunes vers ces métiers.
570 000 POSTES NON POURVUS
En 2016, sur 1,8 million de recrutements envisagés (+ 120 000 par rapport à 2015), le développement de l’activité aurait pu entraîner 1,1 million de nouvelles embauches.
“ Les emplois dans l’industrie baissent, mais les embauches restent considérables ”
Elles ne seront pas toutes lancées, car elles se heurteront à des difficultés conjoncturelles (la demande n’a pas été au rendez-vous), mais aussi à des obstacles structurels de difficultés de recrutement, faute de candidats ou de compétences suffisantes.
Ainsi en 2016, les entreprises déclaraient difficiles 32 % des projets de recrutement, soit 570 000 personnes.
UNE FILIÈRE DÉVALORISÉE EN FRANCE
Il faut également arrêter de supprimer ces formations vers les métiers industriels pour lesquels les régions et les branches se mobilisent. En effet, elles n’ont pas le vent en poupe parce qu’elles sont coûteuses, qu’elles sont peu demandées par les familles et parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans la « voie royale » du lycée général, puis des études supérieures.
En outre, depuis les années 1990, les grands groupes industriels n’ont plus recruté d’ouvriers, même qualifiés, ce qui n’est pas le cas des PME-PMI. Ces décalages entre suppressions des formations initiales dans les métiers industriels et l’importance des postes à renouveler se traduisent par de nombreuses offres de travail non satisfaites, mais aussi par le découragement des chefs d’entreprises qui anticipent ces difficultés de recrutement au point de ne même pas préciser par écrit la description de leur offre.
Au moment où le chômage s’accroît, il apparaît pour de nombreux métiers des difficultés de recrutement. Ces métiers en « tension » (ajusteurs, chaudronniers, soudeurs…) sont des métiers de « renouvellement » (c’est-à-dire de « flux d’entrée » pour remplacer de nombreux départs en retraite). © JOHN CASEY / FOTOLIA.COM
TÉMOIGNAGE
« Un patron d’une entreprise d’Oyonnax a expliqué qu’il avait 15 emplois d’ouvriers non pourvus, au point qu’il allait en chercher au Portugal, en Italie et même en Suisse ! Il est allé en classe de 4e des collèges d’Oyonnax expliquer ce qu’était être ouvrier chez lui. Les élèves avaient les yeux qui brillaient.
Mais quand ils ont dit à leurs parents qu’ils voulaient devenir ouvriers, ceux-ci ont été consternés, ils en ont parlé aux professeurs qui ont remis les enfants dans le “droit chemin”. Tout est dit. »
Témoignage recueilli
par Michel Berry
ANTICIPER LA TRANSITION NUMÉRIQUE
La clé de l’avenir, c’est également d’accompagner, sur le plan des « ressources humaines », les innovations qui se dégagent dans chacune des branches professionnelles : dans les start-up, dans les « pôles de compétitivité » à base d’innovation technologique et dans les « pôles territoriaux de coopération économique » fondés sur l’innovation sociale.
La « numérisation » de nombreuses activités va modifier et sans doute mettre en porte-à-faux de nombreux actifs : elle supprimera des postes de travail souvent peu qualifiés ; elle va en créer d’autres. Sera-t-elle concentrée uniquement sur des métiers très qualifiés, ou les postes de travail créés seront-ils accessibles aux faibles qualifications ? Plusieurs aspects doivent être abordés : le développement des « métiers du numérique » et la modification des métiers exercés au sein des branches et des entreprises.
Ne faut-il pas accentuer le rôle des Observatoires de métiers en ce domaine, afin d’anticiper des mutations sans doute inéluctables plutôt que de les subir ?
FAIRE UN ÉTAT DES LIEUX DES COMPÉTENCES REQUISES
Le financement des projets est pris en charge par la Banque publique d’investissement (BPI) avec beaucoup de détermination, mais la dimension des « compétences requises » reste peu explorée, même si les responsables de plusieurs pôles de compétitivité commencent à comprendre que les recrutements du personnel formé seront beaucoup plus difficiles qu’ils ne l’imaginent.
“ La “transition énergétique” ne se fera pas sans des professionnels formés et compétents ”
C’est certainement le moment de prendre à bras-le-corps cet aspect, en généralisant pour les secteurs les plus innovants les démarches de « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences ». Les méthodes sont maintenant bien rodées, mais leurs mises en œuvre restent sporadiques, selon les demandes des entreprises ou de certaines branches.
Ainsi, avec le soutien constant de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), quarante « Maisons de l’emploi » viennent de produire collectivement, dans le cadre de l’Alliance Villes Emploi, un guide transposable à tous les territoires sur les « métiers de la transition énergétique » (état des lieux, acteurs concernés, compétences requises, formations à mettre en place, organisations efficaces, etc.) : la « transition énergétique » ne se fera pas sans des professionnels formés et compétents.
IMPLIQUER LES RÉGIONS DANS LA FORMATION
SOURCES :
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Une vie d’influence, Bernard Esambert, Flammarion, 2013, chapitre XXIV.
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Le chômage de longue durée : vers une mesure de « l’éloignement à l’emploi » de longue durée, Pôle emploi, n° 21444, déc. 2014.
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La France doit choisir, Jean-Louis Beffa, Seuil, janvier 2012.
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Enquête Génération 2007, Céreq, Bref n° 283, mars 2011.
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Les métiers en 2022, France- Stratégie-DARES, avril 2015.
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Il n’y a pas de fatalité au chômage de masse, Les Cahiers du Cercle des économistes, édition Descartes et Cie.
La formation des demandeurs d’emploi vers les métiers en tension ou vers de nouvelles activités susceptibles de créer ou de consolider des emplois a été lancée depuis 2014 : son amplification et son affectation aux régions sont sans doute un des faits majeurs de l’année 2016.
D’abord concrétisées par des conventions entre les régions, l’État et Pôle emploi, le programme de formation de 500 000 chômeurs de longue durée bénéficie du système d’information de Pôle emploi grâce à trois sources uniques : la mesure des tensions par métier depuis des années, l’enquête faite avec le Crédoc sur les perspectives de recrutement des entreprises (BMO) et, depuis peu, une enquête qui rapproche systématiquement des offres enregistrées la manière dont elles ont été satisfaites.
RÉINSÉRER LES CHÔMEURS DE LONGUE DURÉE
C’est en polarisant ces formations vers les « métiers en tension » et vers les « métiers d’avenir » que, peu à peu, se fera la réinsertion des chômeurs de longue durée : le succès de la formation d’adultes est d’autant plus important qu’elle est ciblée vers un emploi ultérieur.