Les districts industriels italiens de PMI
Florence Vidal, épouse de notre camarade aujourd’hui disparu André Vidal (1928), est consultante dans le domaine du management de l’innovation. Parmi ses derniers ouvrages : Le management à l’italienne (InterÉditions – 1990) ; L’entreprise et la cité (InterÉditions 1994) ; La créativité totale ; Les nouvelles stratégies du Japon (InterÉditions 1995).
Entretien de Jean BOUNINE-CABALÉ (44) avec Florence VIDAL
Jean Bounine-Cabalé : Je vous remercie d’avoir accepté de traiter des districts industriels italiens. Ma propre connaissance du sujet se limite à Modène pour la mécanique et Carpi pour la maille. La vôtre est beaucoup plus étendue et, je le sais pour avoir lu vos ouvrages, beaucoup plus approfondie. Vous y travaillez, en effet, depuis plus de dix ans. Pouvez-vous, pour commencer, situer l’importance du phénomène dans l’ensemble de l’économie italienne ?
Florence Vidal : On compte environ 70 de ces districts (carte ci-après) qui représentent 60 000 entreprises, en majorité de petite taille, et un emploi global de près de 1,5 million. Chaque district est spécialisé : en général, une seule activité, parfois deux et, dans ce cas, la deuxième activité consiste généralement à produire des équipements pour la première. Les districts comportent aussi toute la gamme des services d’appui aux entreprises : comptabilité, paye, design et veille design, certification de la qualité, ingénierie, veille scientifique et technique, marketing. Les spécialités industrielles comprennent : textile, cuirs et peaux ; habillement, chaussures, lunettes ; matériaux de construction (marbre, granit, carrelage, robinetterie, sanitaire) ; ameublement ; alimentation (fromage, huile, charcuterie).
Certains districts sont très anciens comme, en Toscane, Prato, district textile qui date du moyen âge, Carrare, qui traite les marbres de la Méditerranée entière. D’autres sont très récents : Mirandola (patrie de Pic de la Mirandole), spécialisé dans le biomédical ou le couloir Milan-Bologne de la machine-outil. Ils ont des caractéristiques communes : ils couvrent l’ensemble du cycle productif (création, production, commercialisations nationale et internationale), possèdent généralement un secteur de conception et de production de machines liées à leur activité (machines-outils, machines à emballer, machines agricoles, machines à bois, instrumentation médicale, etc.). Enfin, comme il y a 60 000 entreprises dans 70 districts, il est clair que les entreprises sont généralement de petite taille, souvent même de très petite taille.
J. B‑C. : Voilà qui devrait bousculer quelques idées reçues sur les économies d’échelle, la taille critique, etc.
F. V. : En fait, l’effet de taille est obtenu par la solidarité des unités à première vue atomisées. C’est un phénomène très intéressant, qui s’inscrit tout à fait dans la création de cet « ethos de confiance compétitive » dans lequel Peyrefitte et d’autres, comme Fukuyama, voient l’essence du développement. En tout cas, ça marche.
Le « district de la Chaise » (près d’Udine, dans le Frioul) fournit 50 % des chaises de l’Union européenne (particuliers et collectivités). Si le Frioul a réussi à imposer ses chaises en Europe, c’est parce que le système local, vieux de deux siècles, a su prendre conscience, au début des années 60, que la chaise est beaucoup plus qu’un simple objet utilitaire et fonctionnel. Sassuolo, près de Modène, domine le marché mondial des carreaux de céramique. Carpi fait prime sur le marché mondial de la maille, et l’on pourrait multiplier les exemples.
Ces performances sont rendues possibles grâce à des organisations de travail très originales qui ont été étudiées avec un grand intérêt par des Américains comme Michael Porter de Harvard, Michael Piore et Charles Sabel du MIT. Il existe aussi une vaste littérature due à des chercheurs italiens, malheureusement non traduite et donc peu accessible aux responsables français du développement local. À ma connaissance, la première manifestation d’intérêt de responsables politiques français – en l’occurrence MM. Monory et Raffarin – s’est produite au Sénat le 19 décembre 1995. Pour vous et moi, qui militons depuis des années, c’est une satisfaction sans doute, mais un peu tardive, eu égard à la situation de l’emploi dans notre pays.
J. B‑C. : Nous aurons à remettre en cause nos conceptions de l’efficacité. Pour nous, il faut nécessairement qu’une entreprise grandisse pour devenir efficace. On ne peut pas imaginer qu’elle puisse prospérer en restant petite.
F. V. : Dans ces districts, il est clair que chaque entrepreneur – souvent un ancien ouvrier professionnel qui s’est mis à son compte – bénéficie de l’existence d’un marché de proximité très accueillant pour les produits de sa spécialité. Il y a beaucoup de spécialités, donc beaucoup de sous-traitants complémentaires. Cela limite le prix d’entrée pour un nouveau venu. Et le donneur d’ordre est souvent de l’autre côté de la rue.
Les complémentarités ou, disons, la coopération, jouent aussi entre concurrents, au sein d’une même spécialité. Le district forme une communauté d’intérêts, un système complexe de relations fondé sur la confiance et le professionnalisme. S’il y a des contrats, le plus souvent d’ailleurs des contrats types aménagés, il existe surtout quantité d’accords informels fondés, justement, sur la « confiance compétitive » de Peyrefitte.
J. B‑C. : Il me semble qu’il y a à cela une raison simple. Qu’elle soit petite ou grande, s’il est une chose à laquelle une entreprise est sensible, c’est bien la variation intempestive de sa charge. Les entreprises des districts ont donc tout intérêt à tirer le maximum de parti des possibilités de transferts de charges que leur offre la proximité d’entreprises exerçant la même activité.
F. V. : Cela conditionne, en effet, à la fois leur efficacité et la qualité de leur service à leurs donneurs d’ordre. C’est aussi la raison pour laquelle les patrons sont toujours disposés à aider un de leurs compagnons à s’établir à son compte. En outre, du fait de la coopération que nous venons d’évoquer, les idées nouvelles – qu’elles touchent la technique, le management ou le design – diffusent très vite, au sein des districts.
Les seuls concurrents à l’état pur sont les concurrents extérieurs au district, y compris les autres districts italiens. S’il faut s’unir, c’est pour lutter contre eux.
J. B‑C. : Cette forme d’efficacité qu’obtiennent les petites entreprises des districts en coopérant illustre bien ce mot de Mario Pezzini de l’OCDE : « le problème de la petite entreprise n’est pas d’être petite, c’est d’être seule ». Mais cela ne suffit tout de même pas à expliquer les succès mondiaux de la chaise du Frioul ou du carreau de céramique de Sassuolo.
Design italien
F. V. : Évidemment pas. Une des forces de l’Italie, c’est sa créativité industrielle. Celle-ci repose, pour une large part, sur le rôle essentiel que joue le designer, « il progettista » (mot que l’on pourrait traduire par concepteur de projet), c’est le personnage clé des processus de créativité, qui se déroulent en permanence et dans tous les secteurs. Son importance est unanimement reconnue et dans tous les secteurs. Le progettista intervient dès la phase de conception des produits sur un pied d’égalité totale avec les ingénieurs et les responsables du marketing. Ce n’est pas seulement un « styliste ». C’est un professionnel, capable de concevoir un produit pour son industrialisation et non pas seulement pour poser aux usines d’inextricables problèmes de mise au point. Les designers sont fous d’industrie et les industriels fous de design. Ces derniers ont été sensibilisés à cette discipline et ils savent que les objets émettent, visuellement, des messages silencieux importants.
J. B‑C. : La concurrence internationale est de plus en plus une concurrence de créativités. Dans un secteur où nous pensions donner le ton, comme le textile, les Italiens étaient, déjà avant la dévaluation, responsables de la moitié de notre énorme déficit commercial (plus de 20 milliards de francs en 1993).
F. V. : Ce qui vaut pour la mode, vaut aussi pour d’autres secteurs.
Les industriels font appel à des designers venus de tous les pays du monde. Ils apportent leur talent et donnent des informations sur leurs cultures. Par exemple, au Japon, une chaise doit être plus basse qu’en Europe. Il est à noter que des designers nippons comme Motomi Kawakami ou Toshiyuki Kita parlent tous italien. Autre exemple, celui de Carrare. Au-delà des prouesses techniques (des plaques de marbre, planes ou courbes de 2 mm d’épaisseur ; des systèmes d’accrochage aux façades très novateurs), on confie au progettista la mise en scène des aires d’exposition. Le succès des carrelages de Sassuolo (350 entreprises, 30 000 emplois, plus d’un quart de la production mondiale) est largement dû au travail des designers en matière de formes, de couleurs, de recherche dans le domaine des états de surface.
La dévaluation a bon dos, comme le travail au noir qui n’existe pratiquement plus dans les zones où sont implantés des districts. La vérité, c’est que les Italiens sont plus créatifs que nous, y compris, comme vous avez raison de l’indiquer, dans ce que nous pensions être nos chasses gardées, comme la mode.
La formation des designers et la considération que l’on a pour leur métier y sont pour beaucoup.
J. B‑C. : Comment tous ces créateurs sont-ils formés ?
Dès l’enfance, les Italiens apprennent à connaître Pinocchio, personnage inspiré par le goût de l’expérience sur le terrain et de la fantaisie intrépide. Illustration de Attilio Mussino. © INTERÉDITIONS
F. V. : En Italie, le « progettista » type a très souvent reçu une solide formation d’architecte, c’est-à-dire une formation longue et très structurée. Auparavant, il a, comme tous les jeunes Italiens, reçu à l’école, puis au lycée une formation à l’histoire de l’art (que l’on ne distingue pas de l’histoire tout court) et une bonne formation aux arts plastiques, sanctionnée au baccalauréat. Le jeune « progettista » commencera souvent sa carrière auprès d’un « maestro », patron d’une petite agence indépendante travaillant pour différents clients. On lui fera passer un bleu de travail pour aller comprendre, sur le terrain, les systèmes de fabrication et apprendre à bien communiquer avec ouvriers et ingénieurs. On notera encore que la presse quotidienne s’intéresse régulièrement au design et que les industriels sont abonnés à des revues comme Modo ou Domus qui les tiennent au courant des tendances du design dans le monde entier.
J. B‑C. : Nous aurions bien d’autres aspects des activités des districts à évoquer. Je pense à la mécanique, que nous avons tellement négligée en France, et qui demeure si importante en Italie. Je pense aussi aux aspects institutionnels, au rôle des partis politiques, à celui des organisations patronales, notamment dans la mutualisation du risque bancaire. Je sais que vous avez beaucoup d’idées sur tous ces sujets, mais je suis obligé de vous demander de conclure. Vous connaissez à fond l’Italie et ses districts. Vous connaissez aussi notre pays et ses lacunes. Quelles recommandations cette double expérience vous amène-t-elle à adresser aux membres de notre « communauté polytechnicienne » dont beaucoup ont encore un rôle direct à jouer pour faire que notre pays sorte enfin du sous-emploi.
F. V. : Je me permettrai de formuler deux recommandations :
1. Suivre le conseil de Luciano Benetton qui dit : « On ne comprend vraiment quelque chose qu’en usant ses souliers. » Donc aller sur place. Rencontrer des industriels, des designers. Les écouter. Identifier le rôle décisif des acteurs locaux qui informent, coordonnent et animent ces systèmes complexes.
2. Imaginer des transferts vers la France. Je pense qu’il faudrait monter, selon cette formule, des projets novateurs dans un secteur donné et sur un territoire donné en utilisant l’organisation typique des districts industriels. À condition de bien préparer les acteurs à jouer leur rôle dans une configuration de ce genre, je pense que l’on prouvera qu’il y a d’autres manières de faire fonctionner un univers économique.