Carte des districts industriels italiens

Les districts industriels italiens de PMI

Dossier : Le tissu des PME françaisesMagazine N°522 Février 1997
Par Jean BOUNINE-CABALÉ (44)

Flo­rence Vidal, épouse de notre cama­rade aujourd’hui dis­pa­ru André Vidal (1928), est consul­tante dans le domaine du mana­ge­ment de l’innovation. Par­mi ses der­niers ouvrages : Le mana­ge­ment à l’italienne (Inter­Édi­tions – 1990) ; L’entreprise et la cité (Inter­Édi­tions 1994) ; La créa­ti­vi­té totale ; Les nou­velles stra­té­gies du Japon (Inter­Édi­tions 1995).

Entre­tien de Jean BOUNINE-CABALÉ (44) avec Flo­rence VIDAL

Jean Bounine-Cabalé : Je vous remercie d’avoir accepté de traiter des districts industriels italiens. Ma propre connaissance du sujet se limite à Modène pour la mécanique et Carpi pour la maille. La vôtre est beaucoup plus étendue et, je le sais pour avoir lu vos ouvrages, beaucoup plus approfondie. Vous y travaillez, en effet, depuis plus de dix ans. Pouvez-vous, pour commencer, situer l’importance du phénomène dans l’ensemble de l’économie italienne ?

Flo­rence Vidal : On compte envi­ron 70 de ces dis­tricts (carte ci-après) qui repré­sentent 60 000 entre­prises, en majo­ri­té de petite taille, et un emploi glo­bal de près de 1,5 mil­lion. Chaque dis­trict est spé­cia­li­sé : en géné­ral, une seule acti­vi­té, par­fois deux et, dans ce cas, la deuxième acti­vi­té consiste géné­ra­le­ment à pro­duire des équi­pe­ments pour la pre­mière. Les dis­tricts com­portent aus­si toute la gamme des ser­vices d’ap­pui aux entre­prises : comp­ta­bi­li­té, paye, desi­gn et veille desi­gn, cer­ti­fi­ca­tion de la qua­li­té, ingé­nie­rie, veille scien­ti­fique et tech­nique, mar­ke­ting. Les spé­cia­li­tés indus­trielles com­prennent : tex­tile, cuirs et peaux ; habille­ment, chaus­sures, lunettes ; maté­riaux de construc­tion (marbre, gra­nit, car­re­lage, robi­net­te­rie, sani­taire) ; ameu­ble­ment ; ali­men­ta­tion (fro­mage, huile, charcuterie).

Cer­tains dis­tricts sont très anciens comme, en Tos­cane, Pra­to, dis­trict tex­tile qui date du moyen âge, Car­rare, qui traite les marbres de la Médi­ter­ra­née entière. D’autres sont très récents : Miran­do­la (patrie de Pic de la Miran­dole), spé­cia­li­sé dans le bio­mé­di­cal ou le cou­loir Milan-Bologne de la machine-outil. Ils ont des carac­té­ris­tiques com­munes : ils couvrent l’en­semble du cycle pro­duc­tif (créa­tion, pro­duc­tion, com­mer­cia­li­sa­tions natio­nale et inter­na­tio­nale), pos­sèdent géné­ra­le­ment un sec­teur de concep­tion et de pro­duc­tion de machines liées à leur acti­vi­té (machines-outils, machines à embal­ler, machines agri­coles, machines à bois, ins­tru­men­ta­tion médi­cale, etc.). Enfin, comme il y a 60 000 entre­prises dans 70 dis­tricts, il est clair que les entre­prises sont géné­ra­le­ment de petite taille, sou­vent même de très petite taille.

J. B‑C. : Voilà qui devrait bousculer quelques idées reçues sur les économies d’échelle, la taille critique, etc.

F. V. : En fait, l’ef­fet de taille est obte­nu par la soli­da­ri­té des uni­tés à pre­mière vue ato­mi­sées. C’est un phé­no­mène très inté­res­sant, qui s’ins­crit tout à fait dans la créa­tion de cet « ethos de confiance com­pé­ti­tive » dans lequel Pey­re­fitte et d’autres, comme Fukuya­ma, voient l’es­sence du déve­lop­pe­ment. En tout cas, ça marche.

Le « dis­trict de la Chaise » (près d’U­dine, dans le Frioul) four­nit 50 % des chaises de l’U­nion euro­péenne (par­ti­cu­liers et col­lec­ti­vi­tés). Si le Frioul a réus­si à impo­ser ses chaises en Europe, c’est parce que le sys­tème local, vieux de deux siècles, a su prendre conscience, au début des années 60, que la chaise est beau­coup plus qu’un simple objet uti­li­taire et fonc­tion­nel. Sas­suo­lo, près de Modène, domine le mar­ché mon­dial des car­reaux de céra­mique. Car­pi fait prime sur le mar­ché mon­dial de la maille, et l’on pour­rait mul­ti­plier les exemples.

Ces per­for­mances sont ren­dues pos­sibles grâce à des orga­ni­sa­tions de tra­vail très ori­gi­nales qui ont été étu­diées avec un grand inté­rêt par des Amé­ri­cains comme Michael Por­ter de Har­vard, Michael Piore et Charles Sabel du MIT. Il existe aus­si une vaste lit­té­ra­ture due à des cher­cheurs ita­liens, mal­heu­reu­se­ment non tra­duite et donc peu acces­sible aux res­pon­sables fran­çais du déve­lop­pe­ment local. À ma connais­sance, la pre­mière mani­fes­ta­tion d’in­té­rêt de res­pon­sables poli­tiques fran­çais – en l’oc­cur­rence MM. Mono­ry et Raf­fa­rin – s’est pro­duite au Sénat le 19 décembre 1995. Pour vous et moi, qui mili­tons depuis des années, c’est une satis­fac­tion sans doute, mais un peu tar­dive, eu égard à la situa­tion de l’emploi dans notre pays.

J. B‑C. : Nous aurons à remettre en cause nos conceptions de l’efficacité. Pour nous, il faut nécessairement qu’une entreprise grandisse pour devenir efficace. On ne peut pas imaginer qu’elle puisse prospérer en restant petite.

F. V. : Dans ces dis­tricts, il est clair que chaque entre­pre­neur – sou­vent un ancien ouvrier pro­fes­sion­nel qui s’est mis à son compte – béné­fi­cie de l’exis­tence d’un mar­ché de proxi­mi­té très accueillant pour les pro­duits de sa spé­cia­li­té. Il y a beau­coup de spé­cia­li­tés, donc beau­coup de sous-trai­tants com­plé­men­taires. Cela limite le prix d’en­trée pour un nou­veau venu. Et le don­neur d’ordre est sou­vent de l’autre côté de la rue.

Les com­plé­men­ta­ri­tés ou, disons, la coopé­ra­tion, jouent aus­si entre concur­rents, au sein d’une même spé­cia­li­té. Le dis­trict forme une com­mu­nau­té d’in­té­rêts, un sys­tème com­plexe de rela­tions fon­dé sur la confiance et le pro­fes­sion­na­lisme. S’il y a des contrats, le plus sou­vent d’ailleurs des contrats types amé­na­gés, il existe sur­tout quan­ti­té d’ac­cords infor­mels fon­dés, jus­te­ment, sur la « confiance com­pé­ti­tive » de Peyrefitte.

J. B‑C. : Il me semble qu’il y a à cela une raison simple. Qu’elle soit petite ou grande, s’il est une chose à laquelle une entreprise est sensible, c’est bien la variation intempestive de sa charge. Les entreprises des districts ont donc tout intérêt à tirer le maximum de parti des possibilités de transferts de charges que leur offre la proximité d’entreprises exerçant la même activité.

F. V. : Cela condi­tionne, en effet, à la fois leur effi­ca­ci­té et la qua­li­té de leur ser­vice à leurs don­neurs d’ordre. C’est aus­si la rai­son pour laquelle les patrons sont tou­jours dis­po­sés à aider un de leurs com­pa­gnons à s’é­ta­blir à son compte. En outre, du fait de la coopé­ra­tion que nous venons d’é­vo­quer, les idées nou­velles – qu’elles touchent la tech­nique, le mana­ge­ment ou le desi­gn – dif­fusent très vite, au sein des districts.

Les seuls concur­rents à l’é­tat pur sont les concur­rents exté­rieurs au dis­trict, y com­pris les autres dis­tricts ita­liens. S’il faut s’u­nir, c’est pour lut­ter contre eux.

J. B‑C. : Cette forme d’efficacité qu’obtiennent les petites entreprises des districts en coopérant illustre bien ce mot de Mario Pezzini de l’OCDE : « le problème de la petite entreprise n’est pas d’être petite, c’est d’être seule ». Mais cela ne suffit tout de même pas à expliquer les succès mondiaux de la chaise du Frioul ou du carreau de céramique de Sassuolo.

Design italien
Desi­gn italien

F. V. : Évi­dem­ment pas. Une des forces de l’I­ta­lie, c’est sa créa­ti­vi­té indus­trielle. Celle-ci repose, pour une large part, sur le rôle essen­tiel que joue le desi­gner, « il pro­get­tis­ta » (mot que l’on pour­rait tra­duire par concep­teur de pro­jet), c’est le per­son­nage clé des pro­ces­sus de créa­ti­vi­té, qui se déroulent en per­ma­nence et dans tous les sec­teurs. Son impor­tance est una­ni­me­ment recon­nue et dans tous les sec­teurs. Le pro­get­tis­ta inter­vient dès la phase de concep­tion des pro­duits sur un pied d’é­ga­li­té totale avec les ingé­nieurs et les res­pon­sables du mar­ke­ting. Ce n’est pas seule­ment un « sty­liste ». C’est un pro­fes­sion­nel, capable de conce­voir un pro­duit pour son indus­tria­li­sa­tion et non pas seule­ment pour poser aux usines d’i­nex­tri­cables pro­blèmes de mise au point. Les desi­gners sont fous d’in­dus­trie et les indus­triels fous de desi­gn. Ces der­niers ont été sen­si­bi­li­sés à cette dis­ci­pline et ils savent que les objets émettent, visuel­le­ment, des mes­sages silen­cieux importants.

J. B‑C. : La concurrence internationale est de plus en plus une concurrence de créativités. Dans un secteur où nous pensions donner le ton, comme le textile, les Italiens étaient, déjà avant la dévaluation, responsables de la moitié de notre énorme déficit commercial (plus de 20 milliards de francs en 1993).

F. V. : Ce qui vaut pour la mode, vaut aus­si pour d’autres secteurs.

Les indus­triels font appel à des desi­gners venus de tous les pays du monde. Ils apportent leur talent et donnent des infor­ma­tions sur leurs cultures. Par exemple, au Japon, une chaise doit être plus basse qu’en Europe. Il est à noter que des desi­gners nip­pons comme Moto­mi Kawa­ka­mi ou Toshiyu­ki Kita parlent tous ita­lien. Autre exemple, celui de Car­rare. Au-delà des prouesses tech­niques (des plaques de marbre, planes ou courbes de 2 mm d’é­pais­seur ; des sys­tèmes d’ac­cro­chage aux façades très nova­teurs), on confie au pro­get­tis­ta la mise en scène des aires d’ex­po­si­tion. Le suc­cès des car­re­lages de Sas­suo­lo (350 entre­prises, 30 000 emplois, plus d’un quart de la pro­duc­tion mon­diale) est lar­ge­ment dû au tra­vail des desi­gners en matière de formes, de cou­leurs, de recherche dans le domaine des états de surface.

La déva­lua­tion a bon dos, comme le tra­vail au noir qui n’existe pra­ti­que­ment plus dans les zones où sont implan­tés des dis­tricts. La véri­té, c’est que les Ita­liens sont plus créa­tifs que nous, y com­pris, comme vous avez rai­son de l’in­di­quer, dans ce que nous pen­sions être nos chasses gar­dées, comme la mode.

La for­ma­tion des desi­gners et la consi­dé­ra­tion que l’on a pour leur métier y sont pour beaucoup.

J. B‑C. : Comment tous ces créateurs sont-ils formés ?

Pinocchio
Dès l’en­fance, les Ita­liens apprennent à connaître Pinoc­chio, per­son­nage ins­pi­ré par le goût de l’ex­pé­rience sur le ter­rain et de la fan­tai­sie intré­pide. Illus­tra­tion de Atti­lio Mus­si­no. © INTERÉDITIONS

F. V. : En Ita­lie, le « pro­get­tis­ta » type a très sou­vent reçu une solide for­ma­tion d’ar­chi­tecte, c’est-à-dire une for­ma­tion longue et très struc­tu­rée. Aupa­ra­vant, il a, comme tous les jeunes Ita­liens, reçu à l’é­cole, puis au lycée une for­ma­tion à l’his­toire de l’art (que l’on ne dis­tingue pas de l’his­toire tout court) et une bonne for­ma­tion aux arts plas­tiques, sanc­tion­née au bac­ca­lau­réat. Le jeune « pro­get­tis­ta » com­men­ce­ra sou­vent sa car­rière auprès d’un « maes­tro », patron d’une petite agence indé­pen­dante tra­vaillant pour dif­fé­rents clients. On lui fera pas­ser un bleu de tra­vail pour aller com­prendre, sur le ter­rain, les sys­tèmes de fabri­ca­tion et apprendre à bien com­mu­ni­quer avec ouvriers et ingé­nieurs. On note­ra encore que la presse quo­ti­dienne s’in­té­resse régu­liè­re­ment au desi­gn et que les indus­triels sont abon­nés à des revues comme Modo ou Domus qui les tiennent au cou­rant des ten­dances du desi­gn dans le monde entier.

J. B‑C. : Nous aurions bien d’autres aspects des activités des districts à évoquer. Je pense à la mécanique, que nous avons tellement négligée en France, et qui demeure si importante en Italie. Je pense aussi aux aspects institutionnels, au rôle des partis politiques, à celui des organisations patronales, notamment dans la mutualisation du risque bancaire. Je sais que vous avez beaucoup d’idées sur tous ces sujets, mais je suis obligé de vous demander de conclure. Vous connaissez à fond l’Italie et ses districts. Vous connaissez aussi notre pays et ses lacunes. Quelles recommandations cette double expérience vous amène-t-elle à adresser aux membres de notre « communauté polytechnicienne » dont beaucoup ont encore un rôle direct à jouer pour faire que notre pays sorte enfin du sous-emploi.

F. V. : Je me per­met­trai de for­mu­ler deux recommandations :

1. Suivre le conseil de Lucia­no Benet­ton qui dit : « On ne com­prend vrai­ment quelque chose qu’en usant ses sou­liers. » Donc aller sur place. Ren­con­trer des indus­triels, des desi­gners. Les écou­ter. Iden­ti­fier le rôle déci­sif des acteurs locaux qui informent, coor­donnent et animent ces sys­tèmes complexes.

2. Ima­gi­ner des trans­ferts vers la France. Je pense qu’il fau­drait mon­ter, selon cette for­mule, des pro­jets nova­teurs dans un sec­teur don­né et sur un ter­ri­toire don­né en uti­li­sant l’or­ga­ni­sa­tion typique des dis­tricts indus­triels. À condi­tion de bien pré­pa­rer les acteurs à jouer leur rôle dans une confi­gu­ra­tion de ce genre, je pense que l’on prou­ve­ra qu’il y a d’autres manières de faire fonc­tion­ner un uni­vers économique.

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