Les économistes avant et après la crise
L’ensemble de la profession des économistes n’était pas conscient des dangers que couraient l’économie mondiale et les systèmes financiers. Il faut s’interroger sur les raisons de cet aveuglement quasi collectif, en distinguant les fausses et les vraies raisons : spécialisation excessive des économistes, utilisation de modèles éloignés de la réalité et difficulté à prévoir dans un monde d’équilibres multiples. Il faut trouver les moyens d’y remédier.
REPÈRES
Il est fréquent de critiquer les économistes pour leur incapacité à avoir prévu la crise. « Comment avons-nous pu nous tromper autant ? » « Comment les économistes ont-ils fait pour avoir tout faux ? » La gravité et l’extension mondiale de la crise, ou les formes précises qu’elle a prise n’ont pas été explicitement prévues par les économistes. Mais il faut rappeler que de nombreux économistes avaient souligné les risques majeurs que courait l’économie mondiale : excès de liquidité avec les politiques monétaires très expansionnistes et les politiques de sous-évaluation des taux de change dans les pays émergents, excès d’endettement des ménages, développement du marché des crédits immobiliers subprime aux États-Unis, excès de la titrisation, effets procycliques des normes prudentielles et comptables, déformation du partage des revenus, déséquilibres des balances courantes, etc.
De fausses raisons sont souvent invoquées pour expliquer « l’aveuglement des économistes « . La première est leur croyance en un certain nombre de postulats qui ne correspondent pas au fonctionnement du monde réel. On cite souvent la croyance en la rationalité (l’efficience) des marchés financiers ; les vertus stabilisantes du développement des marchés financiers (par exemple de la création des marchés dérivés, de taux de change, de crédit) ; la croyance dans la capacité des politiques économiques, particulièrement monétaires, à stabiliser l’économie.
C’est faire injure aux économistes que de dire qu’ils ont cru sans réserve à ces théories
L’efficience des marchés financiers signifie que les prix des actifs financiers obtenus à l’équilibre des marchés constituent la meilleure prédictibilité de la vraie valeur future de ces actifs et de revenus qu’ils verseront à leurs détenteurs. La création des marchés dérivés accroît normalement la capacité à gérer le risque et à diversifier de façon optimale les portefeuilles ; enfin les banques centrales ont, avant la crise, popularisé la théorie de la « Grande Modération « , expliquant que les politiques monétaires avaient réussi à réduire à la fois la variabilité de la croissance, de l’inflation et des taux d’intérêt. Mais c’est faire injure aux économistes que de dire qu’ils ont cru sans réserve à ces théories, ce qui les aurait rendus incapables de comprendre le rôle du fonctionnement des marchés financiers dans le déclenchement de la crise.
Essayer d’expliquer
La quasi-totalité des travaux en finance documente et essaye d’expliquer les raisons de l’absence d’efficience des marchés financiers, due à la présence d’intervenants sans information, aux comportements moutonniers, aux incitations reçues par les gérants de fonds.
Les marchés dérivés
Dès le début de l’introduction des marchés dérivés, de nombreuses recherches ont essayé d’évaluer leur caractère potentiellement déstabilisant, en particulier, s’ils servent de support d’investissement et de spéculation et non de marchés de couverture. Récemment, ces travaux ont aussi couvert les marchés dérivés de matières premières, avec les recherches de la CFIC, du FMI. Enfin, la théorie de la Grande Modération a été violemment et généralement critiquée, en particulier parce qu’elle négligeait d’autres causes possibles pour la disparition de l’inflation (globalisation, déréglementation du marché du travail) ainsi que l’extrême volatilité de prix des actifs (actions, immobilier). Il est donc très incorrect de dire que les économistes ont adhéré sans réserve à des théories » rassurantes » quant à la situation des marchés financiers.
Trois bonnes raisons
Une influence contestable
Une autre critique injustifiée vis-à-vis des économistes, particulièrement des économistes européens, consiste à dire qu’ils sont inféodés au secteur financier, compte tenu du rôle des économistes des banques ou des allers et retours d’économistes entre les banques, les organisations internationales et les universités. Mais, d’une part, cette situation est assez spécifique au monde anglo-saxon ; d’autre part, les universitaires ont des incitations tout à fait différentes : publications dans les revues scientifiques les plus prestigieuses, et il est donc très douteux que leur production scientifique soit influencée par le secteur financier.
Il faut donc se tourner vers les » vraies raisons » qui expliquent l’absence de prévision de la crise par les économistes. Nous en voyons trois : la spécialisation des économistes alors que l’analyse de la crise nécessitait une approche fortement multidisciplinaire ; l’utilisation par les économistes de modèles mathématiques qui font référence à un instant donné et qui sont pourtant très éloignés de la réalité ; la difficulté à prévoir l’économie dans un monde d’équilibres multiples, ou, de manière équivalente, de crises systémiques. Il faut reconnaître que les modèles, théoriques et empiriques, utilisés par les économistes avant la crise ne leur permettaient pas de la prévoir. En particulier, de plus en plus d’économistes ont utilisé, dans le cadre de ce qu’on appelle la « nouvelle synthèse néokeynésienne » des modèles dynamiques d’équilibre général avec des chocs stochastiques.
Des mécanismes impossibles à modéliser
Irréalisme et simulation
On peut introduire, dans les modèles des banques, un marché du crédit ou des imperfections financières. Mais, d’une part ils conservent des hypothèses très irréalistes (rationalité des anticipations, consommateur et épargnant représentatifs uniques), d’autre part, ils ne peuvent être utilisés qu’en simulation avec un arbitrage numérique ad hoc, qui est fait pour essayer de rapprocher leurs propriétés de certains » faits stylisés » observés.
Ces modèles ont été largement utilisés par les banques centrales et les institutions internationales. Bien évidemment, ils ne peuvent reproduire aucun des mécanismes qui ont conduit à la crise : compression des salaires pour soutenir la profitabilité des entreprises et des pays de l’OCDE, malgré la concurrence des pays émergents, et substitution du crédit aux revenus salariaux pour stabiliser la demande des ménages ; nécessité pour les banques de titriser les crédits pour pouvoir accroître l’encours de crédit sans accroître leurs besoins de fonds propres, et déstructurer les actifs titrisés de manière à ce que, en théorie, leur niveau de risque soit acceptable pour les investisseurs ; bulle sur les prix de l’immobilier qui, lorsqu’elle éclate, accroît violemment le taux de défaut des emprunteurs et fait chuter les prix des actifs liés aux crédits immobiliers ; transmission de la crise aux autres classes d’actifs par les ventes forcées de certains investisseurs ou de banques qui doivent obtenir de la liquidité ; crise de liquidité sur la plupart des marchés financiers lorsque les acheteurs disparaissent et que, en conséquence, les prix d’équilibre s’écroulent.
Les modèles ne pouvaient reproduire aucun des mécanismes qui ont conduit à la crise
Tous ces mécanismes sont impossibles à introduire dans un modèle formalisé, qu’il soit du type des modèles d’équilibre stochastique vus plus haut, ou d’autres types (en particulier les « VAR structurels » beaucoup utilisés par les banques centrales, la BCE pour estimer économétriquement le profil dynamique de réaction de l’économie à des chocs monétaires ou réels).
Pas d’approche multidisciplinaire
La seconde cause effective de » l’échec des économistes » est l’insuffisance de l’approche multidisciplinaire. Pour comprendre et prévoir la crise, il aurait fallu en effet pouvoir faire travailler ensemble des spécialistes du marché immobilier américain (crédits subprime ; rôle des brokers, des banques et des agences) ; des spécialistes de la titrisation, de la structuration ; des spécialistes de théorie bancaire et d’économie internationale ; des spécialistes des anomalies sur les marchés financiers, des comptables et des économistes d’entreprises, pour comprendre le rôle procyclique et déstabilisant des normes comptables (IAS) et prudentielles (Bâle II, Solvabilité pour les assureurs) : lorsque le prix d’un actif financier baisse, les règles comptables forcent son détenteur à provisionner les pertes ; cela réduit ses fonds propres et réduit, en raison des normes prudentielles de capital réglementaire, sa capacité à détenir des actifs risqués, d’où une nouvelle baisse des prix des actifs, etc.
Équilibres multiples
Comprendre les interactions
La recherche économique s’est spécialisée. On comprend bien, pris isolément, les mécanismes du marché du travail, de choix d’épargne, d’investissement, de formation des cours boursiers, des taux de change. On a beaucoup de mal à comprendre les interactions entre ces mécanismes.
La troisième cause de l’échec des économistes est la difficulté de prévision en présence de systèmes complexes. On parle souvent de risque systémique : un petit choc ne résulte pas en une perturbation locale mais en une perturbation qui affecte tout le système économique et financier. Une faillite de banque, on le sait, est un risque systémique, puisqu’elle se transmet aux autres banques (par le marché interbancaire), puis aux clients des banques (déposants, emprunteurs). Pour les économistes, il s’agit plutôt d’équilibres multiples. Lorsque l’économie se trouve à un certain équilibre, un choc, au lieu de déplacer légèrement cet équilibre, conduit au passage à un équilibre économique complètement différent. Voyons l’exemple de la situation des pays émergents. Jusqu’à l’été 2008, la thèse dominante était celle de la » décorrélation » : les pays de l’OCDE étaient en récession avec la crise des crédits subprime, les pays émergents gardaient une croissance robuste grâce à leur dynamique domestique. De ce fait, des flux massifs de capitaux se dirigeaient des pays de l’OCDE, surtout des États-Unis, vers les pays émergents. Le dollar baissait ; les monnaies des émergents s’appréciaient et leurs marchés d’actions montaient violemment. Brutalement, après la faillite de Lehman, les anticipations concernant les émergents changent : ils ont été atteints par la crise ; les capitaux refluent vers les États-Unis, les monnaies des émergents se déprécient, et ils rentrent eux aussi en récession.
Ni incompétents ni vendus
Il aurait fallu pouvoir faire travailler ensemble des spécialistes de nombreux secteurs
Quelle sera maintenant l’évolution du métier d’économiste ? Les économistes ne sont, on l’a vu, ni incompétents ni « vendus » aux banques. Ils ont souffert de la dépendance vis-à-vis d’instruments modélisés simplistes (même s’ils sont techniquement compliqués), de l’insuffisance de la pluridisciplinarité, de la capacité des économies à sauter brutalement d’un équilibre à l’autre lorsqu’il y a modification des anticipations, des consensus.
L’évolution à venir sera normalement la conséquence logique de ces évolutions, pluridisciplinarité et reconnaissance du caractère intrinsèquement instable des économies, et en particulier des marchés financiers. La norme de valorisation des actifs à un instant donné dépend du consensus des intervenants sur les marchés de ces actifs, qui peut se modifier brutalement si une nouvelle forme d’analyse devient consensuelle.
La chute de Lehman Brothers
La faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 fait passer de la conviction qu’il ne peut pas y avoir de faillite bancaire, grâce à l’intervention des banques centrales et des gouvernements, à la conviction exactement opposée. Brutalement, plus personne ne veut prêter aux banques, y compris les banques elles-mêmes entre elles. Le marché interbancaire se ferme, la distribution de crédit s’arrête, ce qui entraîne l’effondrement de l’emploi et du commerce extérieur : le nouvel équilibre est totalement différent de l’équilibre initial en raison de la rupture des anticipations sur la situation des banques.