Les enjeux de l’eau à Buenos Aires

Dossier : Les mégapolesMagazine N°606 Juin/Juillet 2005
Par Charles CHAUMIN (71)

L’his­toire du déve­lop­pe­ment de ser­vices essen­tiels comme l’eau et l’as­sai­nis­se­ment dans une méga­pole de la dimen­sion de Bue­nos-Aires (Argen­tine), leur situa­tion pré­sente et leurs pers­pec­tives offrent un champ riche et com­plet d’a­na­lyse de la com­plexi­té et de l’in­ter­pé­né­tra­tion des enjeux tech­niques, envi­ron­ne­men­taux, ins­ti­tu­tion­nels et de ges­tion qui s’y rat­tachent. L’ar­ticle aborde suc­cinc­te­ment ces pers­pec­tives par une revue rapide, et pour autant incomplète :

  • de la ville, de son envi­ron­ne­ment, de ses infrastructures,
  • du contexte ins­ti­tu­tion­nel de la ges­tion des ser­vices d’eau et d’assainissement,
  • des enjeux rela­tifs au déve­lop­pe­ment et à la ges­tion des ser­vices, notam­ment dans le cadre du plus impor­tant par­te­na­riat public-pri­vé enga­gé, au début des années 1990, par la mise en ges­tion délé­guée sous forme de conces­sion des ser­vices d’eau et “assai­nis­se­ment de l’agglomération.

Buenos Aires, mégapole en croissance

Bue­nos Aires est une des 15 pre­mières agglo­mé­ra­tions mon­diales avec une popu­la­tion aujourd’­hui d’en­vi­ron 13 mil­lions d’ha­bi­tants. Elle s’est for­te­ment déve­lop­pée tout au long du ving­tième siècle et se déve­loppe encore mais à un rythme désor­mais ralen­ti alors que d’autres méga­poles de pays du Sud, comme Bom­bay, conti­nuent à croître fortement.

L’é­mi­gra­tion euro­péenne est la prin­ci­pale ori­gine du déve­lop­pe­ment dans la pre­mière par­tie du siècle der­nier. Puis l’at­trac­tion de la ville-capi­tale a entraî­né une seconde vague d’é­mi­gra­tion venant de l’in­té­rieur du pays. Enfin l’é­mi­gra­tion régio­nale venant d’autres pays du conti­nent tels que le Pérou, la Boli­vie ou le Para­guay a pro­vo­qué une part impor­tante de la crois­sance des vingt-cinq der­nières années. Sur ce fond d’af­flux d’ha­bi­tants, la ville a connu une indus­tria­li­sa­tion assez forte dans la pre­mière moi­tié du siècle et des phé­no­mènes de dés­in­dus­tria­li­sa­tion dans la deuxième moi­tié du siècle, par­ti­cu­liè­re­ment mar­qués depuis 1980.

Bue­nos Aires est une méga­pole contras­tée entre la ville capi­tale et la ban­lieue appe­lée conur­ba­no, admi­nis­tra­ti­ve­ment située dans la pro­vince de Bue­nos Aires et qui s’est déve­lop­pée dans les vingt-cinq der­nières années. C’est dans cette zone que l’on trouve le plus d’hé­té­ro­gé­néi­té et de frag­men­ta­tion à la fois urbaine et sociale. Les popu­la­tions sont de classes moyennes ou pauvres, et la pré­ca­ri­té de ces popu­la­tions tend à s’ag­gra­ver en rai­son des crises éco­no­miques et sociales successives.

Des ressources en eau inépuisables

Bue­nos Aires est située en bor­dure du Rio de La Pla­ta, estuaire du fleuve Para­na qui consti­tue le deuxième bas­sin hydro­gra­phique d’A­mé­rique latine. Le débit qui y tran­site est très éle­vé : 20 000 m3 d’eau douce chaque seconde en moyenne. La ville en pré­lève envi­ron 50 m3/s : la res­source en eau douce est donc quan­ti­ta­ti­ve­ment inépui­sable, ce qui consti­tue un fac­teur favo­rable pour le déve­lop­pe­ment de ser­vices d’eau et d’assainissement.

Les nappes sou­ter­raines sont très impor­tantes dans toute la région de Bue­nos Aires. Elles sont plus ou moins vul­né­rables aux conta­mi­na­tions d’o­ri­gines diverses, et ce par­ti­cu­liè­re­ment dans la zone de l’agglomération.

Un fais­ceau de rivières urbaines, per­pen­di­cu­laires au Rio de La Pla­ta, tra­verse l’ag­glo­mé­ra­tion : le Ria­chue­lo, le Rio Recon­quis­ta… Ce sont des rivières à faible débit qui, au fur et à mesure de l’ur­ba­ni­sa­tion de l’ag­glo­mé­ra­tion, se sont trans­for­mées en égouts à ciel ouvert.

Le développement des infrastructures

À la fin du xixe siècle Bue­nos Aires, déjà ville de quelques cen­taines de mil­liers d’ha­bi­tants, engage d’une manière volon­taire et ambi­tieuse le déve­lop­pe­ment de ses infra­struc­tures. C’est le cas en par­ti­cu­lier pour l’eau et l’as­sai­nis­se­ment, dont le déve­lop­pe­ment répond à des crises sani­taires impor­tantes, et notam­ment à des épi­dé­mies répé­tées de fièvre jaune. L’Ar­gen­tine a béné­fi­cié en la per­sonne de John Bate­man, ingé­nieur anglais, d’un vision­naire équi­valent à Eugène Bel­grand, le concep­teur, à la même époque, des sys­tèmes d’a­li­men­ta­tion d’eau et d’as­sai­nis­se­ment de Paris. En 1870, Bate­man éla­bore un plan de déve­lop­pe­ment des infra­struc­tures sani­taires de Bue­nos Aires de très grande enver­gure sur le long terme. Cette pla­ni­fi­ca­tion de long terme et ce déve­lop­pe­ment volon­ta­riste ont été pour­sui­vis jus­qu’à la fin des années soixante, époque à laquelle l’ag­glo­mé­ra­tion de Bue­nos Aires pré­sen­tait des infra­struc­tures sani­taires assez remar­quables, com­pa­rées à celles d’autres agglo­mé­ra­tions du conti­nent sud-amé­ri­cain ou d’autres pays du Sud. Mais les années soixante-dix marquent l’en­trée dans une phase de déclin et de défi­cit crois­sant en termes d’ex­ten­sion des réseaux et de taux de cou­ver­ture des ser­vices, qui s’é­ten­dra sur deux décennies.

Pour ren­ver­ser cette ten­dance et mettre fin à cette situa­tion de défi­cit crois­sant en termes de ser­vices, le gou­ver­ne­ment argen­tin adop­te­ra au début des années 1990 une poli­tique réso­lue et ambi­tieuse d’ap­pel sys­té­ma­tique au sec­teur pri­vé pour gérer et déve­lop­per les réseaux et ser­vices publics : eau, éner­gie, trans­ports… C’est ain­si en par­ti­cu­lier que le ser­vice d’eau et d’as­sai­nis­se­ment de Bue­nos Aires, anté­rieu­re­ment assu­ré par l’en­tre­prise d’É­tat Obras Sani­ta­rias de la Nacion (OSN), sera mis en conces­sion pour trente ans, conces­sion attri­buée par appel d’offres inter­na­tio­nal à la Socié­té Aguas Argen­ti­nas, dont Suez est depuis sa créa­tion en 1993 l’o­pé­ra­teur et le pre­mier actionnaire.

Caractéristiques principales des systèmes d’eau et d’assainissement de Buenos Aires

L’eau uti­li­sée par Bue­nos Aires est prin­ci­pa­le­ment pré­le­vée dans le Rio de La Pla­ta. Elle est trai­tée dans deux usines d’eau potable, par­mi les plus grandes au monde. Cette eau potable est alors trans­por­tée par un réseau de tun­nels d’une pro­fon­deur d’en­vi­ron 30 m (les rios sub­ter­ra­neos) jus­qu’à des sta­tions de pom­page, qui refoulent sur les réseaux de dis­tri­bu­tion pri­maire puis secondaire.

Bue­nos Aires pro­duit 4,5 mil­lions de mètres cubes par jour pour une popu­la­tion aujourd’­hui des­ser­vie d’en­vi­ron 8 mil­lions d’ha­bi­tants, soit 600 litres par habi­tant et par jour. C’est le triple de ce qui est pro­duit et consom­mé dans une ville comme Paris par exemple en termes de dota­tion par habi­tant. C’est le reflet à la fois de l’a­bon­dance de la res­source et du com­por­te­ment des consom­ma­teurs en réac­tion à un fac­teur impor­tant : l’eau dis­tri­buée à Bue­nos Aires n’est majo­ri­tai­re­ment pas comp­tée. Il y a peu de comp­teurs domes­tiques et il y a donc un droit d’u­sage sans limite de l’eau contre le paie­ment d’un tarif, en réa­li­té une taxe assise sur la valeur fon­cière de la propriété.

Inter­viennent éga­le­ment dans ce bilan les pertes tech­niques sur les réseaux qui, même si elles ont été nota­ble­ment réduites sur la der­nière décen­nie grâce à des cam­pagnes sys­té­ma­tiques de recherche et répa­ra­tion de fuites, n’en demeurent pas moins impor­tantes en rai­son de l’âge des réseaux et de la qua­li­té sou­vent insuf­fi­sante de leur pose et de leur maintenance.

En ce qui concerne l’as­sai­nis­se­ment, le réseau conçu ini­tia­le­ment par Bate­man a été déve­lop­pé sur un mode uni­taire sur le centre ancien (radio anti­guo) et s’est ensuite déve­lop­pé sur un mode sépa­ra­tif, c’est-à-dire avec une sépa­ra­tion théo­rique des eaux plu­viales et des eaux usées. Quelques grands col­lec­teurs (cloa­cas maxi­mas) tra­versent la ville sur une très faible pente, et débouchent en aval de l’ag­glo­mé­ra­tion par un émis­saire dans le Rio de La Pla­ta. Il existe éga­le­ment deux éta­blis­se­ments d’é­pu­ra­tion d’eaux rési­duaires réa­li­sés dans le cadre de la conces­sion, d’une capa­ci­té totale proche de 1 mil­lion d’équivalents-habitants.

Le déficit de services, facteur de risque

La phase de déclin des infra­struc­tures des années 1970 ayant cor­res­pon­du à un fort déve­lop­pe­ment de l’ag­glo­mé­ra­tion, il en résulte, au démar­rage de la conces­sion en 1993, un défi­cit impor­tant de cou­ver­ture des ser­vices d’eau et d’as­sai­nis­se­ment : 60 % de taux de cou­ver­ture en eau potable, 50 % en assainissement.

Sur les 10 mil­lions d’ha­bi­tants cou­verts par la conces­sion, 4 mil­lions d’ha­bi­tants n’a­vaient pas l’eau potable à par­tir du réseau au début de la conces­sion, 5 mil­lions d’ha­bi­tants n’a­vaient pas l’as­sai­nis­se­ment col­lec­tif et la qua­si-tota­li­té de l’eau col­lec­tée en assai­nis­se­ment était reje­tée sans trai­te­ment. Les 3 mil­lions d’ha­bi­tants situés en zone urbaine hors du péri­mètre de la conces­sion sont encore plus mal des­ser­vis avec des taux de cou­ver­ture de l’ordre de 30 à 40 % pour l’eau et de 10 à 20 % pour l’assainissement.

Les effluents des zones non rac­cor­dées à l’as­sai­nis­se­ment se rejettent dans la nappe, ce qui contri­bue à sa dégra­da­tion. Elle est très char­gée en nitrates, en matières orga­niques… Or, les habi­tants non rac­cor­dés aux réseaux d’eau potable accèdent à l’eau à par­tir de puits indi­vi­duels, plus ou moins pro­fonds et de manière plus ou moins pro­té­gée dans la nappe sou­ter­raine. Celle-ci devient une res­source à risque sani­taire, en par­ti­cu­lier pour les plus pauvres dont les puits sont moins pro­fonds et donc moins protégés.

À cela s’a­joute une situa­tion très peu contrô­lée en matière de rejets indus­triels. Les entre­prises sont peu sen­sibles aux contraintes envi­ron­ne­men­tales et peu enca­drées par une régle­men­ta­tion abon­dante mais insuf­fi­sam­ment appli­quée, et déversent leurs effluents pol­luants par­fois dans les réseaux d’as­sai­nis­se­ment mais aus­si dans des éva­cua­tions sou­ter­raines, dans les réseaux d’eaux plu­viales et direc­te­ment dans le milieu, en par­ti­cu­lier dans les petits cours d’eau.

La complexité institutionnelle

Sur le plan ins­ti­tu­tion­nel, l’Ar­gen­tine est un régime fédé­ral avec un État fédé­ral, des pro­vinces et des muni­ci­pa­li­tés. Bue­nos Aires connaît une petite par­ti­cu­la­ri­té puisque la ville-capi­tale était en fait un ter­ri­toire fédé­ral jus­qu’en 1995. Elle est deve­nue par une réforme consti­tu­tion­nelle une ville- pro­vince, ce qui rajoute un acteur ins­ti­tu­tion­nel dans le pay­sage. Ces dif­fé­rents acteurs ins­ti­tu­tion­nels, l’É­tat, les pro­vinces, la ville-capi­tale, ain­si que les muni­ci­pa­li­tés ont des com­pé­tences et des res­pon­sa­bi­li­tés mul­tiples en matière d’a­mé­na­ge­ment, d’en­vi­ron­ne­ment, de déve­lop­pe­ment et contrôle des services.

En Argen­tine, il n’est pas évident de dire qui est titu­laire et res­pon­sable de l’or­ga­ni­sa­tion des ser­vices d’eau et d’as­sai­nis­se­ment, contrai­re­ment en France où la com­mune en est clai­re­ment res­pon­sable. Il n’y a pas un texte fon­da­men­tal qui expli­cite les rôles des dif­fé­rents niveaux admi­nis­tra­tifs, mais plu­tôt une situa­tion de fait pré­sen­tant une dis­pa­ri­té d’or­ga­ni­sa­tion et de ges­tion des ser­vices. En matière d’a­mé­na­ge­ment et d’en­vi­ron­ne­ment, on constate éga­le­ment une mul­ti­pli­ci­té de com­pé­tences et de res­pon­sa­bi­li­tés des dif­fé­rents niveaux d’or­ga­ni­sa­tion poli­tique et admi­nis­tra­tive, dont il résulte sou­vent une abon­dance de régle­men­ta­tion, une insuf­fi­sance de moyens et de coor­di­na­tion dans leur mise en œuvre, et une cohé­rence insuf­fi­sante des plans ou programmes.

En matière d’eau et d’as­sai­nis­se­ment, comme d’ailleurs dans les autres domaines de l’éner­gie ou du trans­port, l’É­tat a rem­pli le rôle prin­ci­pal de déve­lop­peur d’in­fra­struc­tures et de pres­ta­taire de ser­vices par l’in­ter­mé­diaire de socié­tés natio­nales puis­santes jus­qu’à la fin des années 1960. Ces socié­tés ont ensuite péri­cli­té dans les deux décen­nies sui­vantes, affron­tant des défi­cits finan­ciers crois­sants, per­dant leur capa­ci­té de pla­ni­fi­ca­tion à long terme et de maî­trise des évo­lu­tions de sys­tèmes com­plexes. Elles se sont retran­chées peu à peu dans une » tour d’i­voire » en per­dant leur capa­ci­té de coopé­ra­tion avec les autres ins­ti­tu­tions. Elles ont été frap­pées de plein fouet par un défi­cit de res­sources et de capa­ci­tés finan­cières tech­no­lo­giques et humaines : en 1990, Obras Sani­ta­rias n’é­qui­li­brait pas son bud­get d’ex­ploi­ta­tion, était sur­abon­dante en effec­tifs et inef­fi­ciente, n’a­vait aucune capa­ci­té d’emprunt et était rigou­reu­se­ment inca­pable d’investir.

Face à cette situa­tion, l’É­tat argen­tin a pris en 1990 une déci­sion cou­ra­geuse qui consis­tait à modi­fier pro­fon­dé­ment l’ordre des choses et des acteurs en fai­sant appel au sec­teur pri­vé pour inves­tir, déve­lop­per, moder­ni­ser et gérer, tout en conser­vant pour lui-même un rôle pri­mor­dial d’or­ga­ni­sa­teur et de régu­la­teur des services.

L’ambitieux projet du partenariat public-privé

La mise en conces­sion » d’O­bras Sani­ta­rias « , ser­vice public d’eau et d’as­sai­nis­se­ment pour 10 mil­lions d’ha­bi­tants, répond à des objec­tifs très clairs d’in­ves­tis­se­ment, de moder­ni­sa­tion et d’a­mé­lio­ra­tion de la ges­tion, repré­sen­tant, en valeur 1992, 4 mil­liards de dol­lars d’in­ves­tis­se­ments à réa­li­ser sur les trente ans du contrat de conces­sion. Les objec­tifs sont extrê­me­ment ambi­tieux à par­tir du constat de départ : atteindre 100 % de cou­ver­ture en eau, assai­nis­se­ment et épu­ra­tion pour 10 mil­lions d’ha­bi­tants au terme de trente ans. En France, il a fal­lu plus d’un siècle pour déve­lop­per les infra­struc­tures que l’on connaît aujourd’hui.

Cette conces­sion est, dans le contexte des années 1990, un pro­jet à la fois ambi­tieux et nova­teur en termes de par­te­na­riat public-pri­vé dans un pays en déve­lop­pe­ment. Elle consti­tue un chan­ge­ment radi­cal qui entraîne un cer­tain nombre d’en­ga­ge­ments et de risques sous-jacents. C’est d’a­bord une nou­velle donne et de nou­veaux rôles pour l’É­tat. Aupa­ra­vant ges­tion­naire et finan­ceur, il se retire de la ges­tion et du finan­ce­ment tout en conser­vant son rôle d’or­ga­ni­sa­teur, de pla­ni­fi­ca­teur et de régu­la­teur des ser­vices, ayant pour mis­sion d’en assu­rer la qua­li­té et la via­bi­li­té sur le long terme.

Pour y arri­ver, les moyens don­nés à la conces­sion reposent en par­ti­cu­lier sur un prin­cipe essen­tiel d’é­qui­libre éco­no­mique : les tarifs doivent cou­vrir l’en­semble des coûts impli­cites et expli­cites dans le déve­lop­pe­ment et la ges­tion des ser­vices, en par­ti­cu­lier les inves­tis­se­ments et le coût du capi­tal finan­cier à mobi­li­ser. Le pro­jet de déve­lop­pe­ment pré­voit éga­le­ment le recours à des finan­ce­ments inter­na­tio­naux, car l’Ar­gen­tine, en 1992–1993, n’a pas de mar­ché local de capi­taux. Ce chan­ge­ment entraîne éga­le­ment l’é­mer­gence d’un nou­vel acteur majeur : l’u­sa­ger ou le client, jusque-là tota­le­ment pas­sif face à un ser­vice qui fonc­tion­nait mal ou ne fonc­tion­nait pas, se trouve inves­ti à la fois de droits et d’o­bli­ga­tions vis-à-vis du service.

Les résultats obtenus : un partenariat facteur de progrès

Dans l’en­semble, le redres­se­ment vou­lu par le gou­ver­ne­ment a été réus­si. En matière de qua­li­té du ser­vice, l’eau dis­tri­buée est potable et étroi­te­ment contrô­lée, le ser­vice est conti­nu, une pres­sion satis­fai­sante assu­rée. Les res­sources humaines se sont pro­fes­sion­na­li­sées. Le niveau de tarif est par­mi les plus bas d’A­mé­rique latine, et reste infé­rieur en valeur réelle au tarif de démar­rage de la concession.

1,7 mil­liard de dol­lars ont été inves­tis en dix ans dans la conces­sion pour réha­bi­li­ter, renou­ve­ler et étendre les infra­struc­tures et réseaux, soit cinq fois le mon­tant inves­ti par OSN dans la décen­nie pré­cé­dant la conces­sion. Deux mil­lions d’ha­bi­tants sup­plé­men­taires ont été rac­cor­dés au réseau d’eau potable, et un mil­lion au réseau d’as­sai­nis­se­ment. Cette expan­sion a été gérée sans exclu­sion sociale, en cher­chant à la fois à des­ser­vir les quar­tiers moyen­ne­ment favo­ri­sés et à faci­li­ter l’ac­cès aux popu­la­tions défa­vo­ri­sées. Pour y par­ve­nir, des approches spé­ci­fiques impli­quant des tech­no­lo­gies appro­priées, des amé­na­ge­ments tari­faires et une ingé­nie­rie sociale de par­ti­ci­pa­tion active des popu­la­tions concer­nées ont été néces­saires : un cer­tain nombre d’u­sa­gers n’é­tant pas en mesure de payer le tarif nor­mal d’ac­cès aux ser­vices, il a fal­lu mettre en œuvre des méca­nismes de soli­da­ri­té pour per­mettre l’ac­cès de ces popu­la­tions aux ser­vices et en assu­rer une ges­tion durable.

Pour finan­cer ces inves­tis­se­ments, le cash-flow de l’en­tre­prise a été uti­li­sé et ses résul­tats lar­ge­ment réin­ves­tis, mais il a éga­le­ment fal­lu accé­der au mar­ché finan­cier en dol­lars. L’en­ga­ge­ment finan­cier de l’en­tre­prise et de ses action­naires a été impor­tant, face à un risque de change en théo­rie cou­vert, jus­qu’à fin 2001, par la loi dite de conver­ti­bi­li­té éta­blis­sant la pari­té du peso argen­tin avec le dol­lar, et l’in­ser­tion cor­res­pon­dante, dans le contrat de conces­sion, de clauses auto­ma­tiques d’a­jus­te­ment des tarifs en cas de modi­fi­ca­tion de cette loi.

Le sys­tème ins­ti­tu­tion­nel entou­rant la conces­sion a len­te­ment mûri entre l’É­tat concé­dant, le régu­la­teur, les muni­ci­pa­li­tés et la pro­vince. La conces­sion a contri­bué à la dyna­mique ins­ti­tu­tion­nelle et a été un fac­teur de pro­grès dans les rela­tions entre les dif­fé­rentes par­ties pre­nantes. Elle a per­mis aux consom­ma­teurs et à leurs asso­cia­tions ain­si qu’aux élus et res­pon­sables des dif­fé­rents niveaux poli­tiques et admi­nis­tra­tifs, de pas­ser d’une atti­tude pas­sive par rap­port aux ser­vices à celle d’ac­teur infor­mé, par­tie pre­nante aux débats sur les niveaux de ser­vices et leur expansion.

L’é­qui­libre éco­no­mique et ins­ti­tu­tion­nel com­plexe de la conces­sion a été bru­ta­le­ment rom­pu par la crise éco­no­mique et finan­cière qui a frap­pé l’Ar­gen­tine à la fin de 2001.

La déva­lua­tion bru­tale du peso argen­tin (dont la valeur par rap­port au dol­lar a été divi­sée par trois) consé­cu­tive à l’a­bro­ga­tion de la loi de conver­ti­bi­li­té, et les lois d’ur­gence éco­no­mique qui ont uni­la­té­ra­le­ment blo­qué l’en­semble des tarifs des ser­vices publics (alors que, dans le même temps, les prix des pro­duits de base, y com­pris ceux pro­duits en Argen­tine comme les pro­duits ali­men­taires de pre­mière néces­si­té ont aug­men­té de l’ordre de 70 à 80 %) ont détruit l’é­qui­libre éco­no­mique de la conces­sion et mis en cause la pour­suite de son développement.

La crise éco­no­mique et le chan­ge­ment de gou­ver­ne­ment ont éga­le­ment entraî­né une remise en ques­tion poli­tique du modèle d’ap­pel au sec­teur pri­vé, ren­for­çant les incer­ti­tudes sur le cadre futur du par­te­na­riat public-pri­vé dans le pays. Aguas Argen­ti­nas assure tou­jours la ges­tion des ser­vices dans un contexte opé­ra­tion­nel, éco­no­mique et finan­cier de plus en plus déli­cat, qui néces­site des déci­sions désor­mais urgentes de la part du gou­ver­ne­ment argen­tin en matière de réta­blis­se­ment, par une rené­go­cia­tion équi­table du contrat de conces­sion, d’un équi­libre éco­no­mique sou­te­nable sur le moyen et long terme.

Quels enseignements pour la gestion et le développement des réseaux dans les mégapoles ?

L’his­toire riche et diver­si­fiée du déve­lop­pe­ment des infra­struc­tures et ser­vices d’eau et d’as­sai­nis­se­ment de Bue­nos Aires apporte de nom­breux enseignements.

En pre­mier, il est fon­da­men­tal de ren­for­cer la gou­ver­nance et les méca­nismes de concer­ta­tion entre les dif­fé­rentes par­ties pre­nantes, dans un sys­tème poli­tique, éco­no­mique et social qui assume de manière durable les poli­tiques et les choix de déve­lop­pe­ment, d’or­ga­ni­sa­tion et de ges­tion indis­pen­sables à la satis­fac­tion pro­gres­sive des besoins en ser­vices essen­tiels comme l’eau, l’as­sai­nis­se­ment et la pro­tec­tion des res­sources en eau néces­saires au déve­lop­pe­ment durable d’une méga­pole de la dimen­sion de Bue­nos Aires. Il est indis­pen­sable qu’un cadre légal et régle­men­taire solide et durable garan­tisse les droits et devoirs de toutes les par­ties pre­nantes impli­quées : acteurs publics, opé­ra­teurs et inves­tis­seurs pri­vés, consommateurs.

Quel finan­ce­ment du déve­lop­pe­ment : le tarif ou l’im­pôt ? Le choix d’o­ri­gine de finan­ce­ment exclu­sif par le tarif dans le contexte de la conces­sion de Bue­nos Aires ne sera sans doute pas pérenne, étant don­né la crise éco­no­mique et sociale à laquelle doit faire face le pays, pour relan­cer demain la pour­suite du déve­lop­pe­ment des infra­struc­tures. Il fau­dra com­bi­ner tarif et apports publics pour finan­cer les infra­struc­tures néces­saires pour cou­vrir la demande encore insa­tis­faite sur l’ag­glo­mé­ra­tion, et adap­ter en consé­quence les règles pour mobi­li­ser à la fois des finan­ce­ments publics assu­més par l’É­tat (res­sources fis­cales, emprunts mul­ti­la­té­raux…) et des finan­ce­ments privés.

Il est impor­tant de mettre en place des approches inté­grées et dyna­miques de pla­ni­fi­ca­tion des grandes infra­struc­tures, plu­tôt que des approches » méca­nistes « . Les habi­tudes des ingé­nieurs doivent être remises en ques­tion, pour les réorien­ter en fonc­tion des évo­lu­tions des situa­tions à la fois tech­niques, envi­ron­ne­men­tales, sociales et éco­no­miques, dans des logiques nou­velles de déve­lop­pe­ment durable. C’est un exer­cice en soi com­plexe. Le cas de Bue­nos Aires montre toute l’im­por­tance d’une réflexion sur le milieu envi­ron­ne­men­tal dans le déve­lop­pe­ment des réseaux, et en par­ti­cu­lier ceux d’as­sai­nis­se­ment, réflexion qui a été insuf­fi­sante dans la pla­ni­fi­ca­tion d’o­ri­gine de la conces­sion déter­mi­née par le gou­ver­ne­ment pour le lan­ce­ment de l’ap­pel d’offres de mise en conces­sion. Il faut aus­si trou­ver un équi­libre, tou­jours dif­fi­cile à atteindre, entre la main­te­nance des infra­struc­tures exis­tantes, en d’autres termes le main­tien de la qua­li­té pour celui qui a déjà le ser­vice, et le déve­lop­pe­ment des infra­struc­tures, à savoir appor­ter le ser­vice à ceux qui ne l’ont pas, ser­vice qui coûte de plus en plus cher au fur et à mesure qu’on s’é­loigne du cœur de l’agglomération.

Pour bien pla­ni­fier, il est indis­pen­sable de bien com­prendre la demande réelle de ser­vices (dans cer­taines situa­tions, le plan contrac­tuel de déve­lop­pe­ment de la conces­sion pré­voyait le déve­lop­pe­ment prio­ri­taire du réseau d’eau, alors que le consom­ma­teur sou­hai­tait de l’as­sai­nis­se­ment). Il faut aus­si éva­luer avec soin ce que les usa­gers sont prêts à payer et com­ment ils valo­risent le ser­vice qui va leur être apporté.

Faut-il pri­vi­lé­gier une orga­ni­sa­tion, une ges­tion et un déve­lop­pe­ment en méga ou mul­ti­sys­tèmes ? Le méga­sys­tème per­met des éco­no­mies d’é­chelle, ce qui est évident dans le cas de Bue­nos Aires. Mais il est com­plexe aux plans tech­nique et ins­ti­tu­tion­nel, car on aug­mente la mul­ti­pli­ci­té du » choix public « . Cha­cun devient une voix et un acteur dans le débat autour du sys­tème et des condi­tions éco­no­miques et tech­niques de son fonc­tion­ne­ment et de son développement.

Le déve­lop­pe­ment durable de grands sys­tèmes d’in­fra­struc­ture requiert une matu­ri­té ins­ti­tu­tion­nelle forte pour pré­pa­rer et assu­mer les choix qui engagent les acteurs publics ou pri­vés sur le long ou le très long terme.

N. B. : l’auteur de l’article a été, de 1993 à 1998, direc­teur géné­ral adjoint d’Aguas Argen­ti­nas et, de 2002 à 2004, direc­teur “ Amé­rique du Sud ” de Suez-Environnement.

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Ano­nymerépondre
12 mars 2014 à 15 h 21 min

Pro­jet étu­diant, pré­ve­nir les inon­da­tions de Bue­nos Aires

Bon­jour mon­sieur, actuel­le­ment étu­diant de deuxième année à l’é­cole Cen­trale de Nantes, je mène avec mon équipe un pro­jet de ges­tion des excé­dents et défi­cits hydriques. Dans ce cadre nous avons déci­dé de nous inté­res­ser au cas de Bue­nos Aires, qui connait des inon­da­tions régu­lières. Mal­heu­reu­se­ment pour nous pen­cher plus avant sur le sujet nous man­quons de don­nées pré­cises ; aus­si bien d’un point de vu géo­gra­phique et géo­lo­gique que d’un point de vu urbain.

En par­ti­cu­lier nous n’a­vons aucune carte du réseau d’eau de la ville. Ain­si, au cours de mes recherches, je suis tom­bé sur vôtre article et j’ai pen­sé que, de part votre par­cours et votre expé­rience, vous seriez sus­cep­tible de pou­voir nous aider. Pen­sez-vous pou­voir nous aider dans nos recherches et nous four­nir des infor­ma­tions ou des docu­ments qui nous per­met­traient d’a­van­cer sur notre pro­jet ? Mer­ci d’a­vance, Sincèrement,

Guillaume Barbé

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