Les enjeux de l’immigration en Europe
S’il est un sujet sensible sur lequel l’Europe est attendue, c’est bien celui de l’immigration, source de vives tensions entre États membres et de frustrations pour les citoyens. Mais, de quoi parle-t-on exactement, et quelles sont les voies à explorer ? L’Union européenne doit jouer un rôle fort pour faire avancer le débat.
Trois ans après Grande-Synthe, le camp de Moria brûle. Un jeune réfugié vient de réussir le concours d’entrée à Polytechnique, d’autres ont brillamment passé la première année de médecine. Les échecs et les réussites semblent s’entremêler sans grande logique quand on parle d’immigration, encore plus lorsqu’on parle de « réfugié ». Dès lors, comment expliquer simplement les enjeux de l’immigration en Europe ?
Tous les pays européens ont construit un droit au séjour plus ou moins complexe et plus ou moins restrictif. Ce droit est toujours un mélange de juridiction nationale et internationale. L’existence du droit au séjour implique alors une frontière qui découpe une immigration conforme (immigration régulière) et une qui ne l’est pas (immigration irrégulière). Pour matérialiser cette frontière législative, chaque pays européen délivre des titres de séjour (ou des visas) avec différents motifs aux personnes étrangères.
REPÈRES
Depuis plus de quarante ans, la France autorise à séjourner sur son territoire un nombre à peu près constant de nouvelles personnes étrangères, entre 200 000 et 250 000 (on parle de primodélivrance de titre de séjour en poésie administrative). En 2018, parmi ces 250 000 personnes, on distingue principalement 4 motifs d’admission au séjour longue durée : le regroupement familial (90 000), les étudiants (83 000), la migration économique (33 000) et les motifs humanitaires (34 000).
Qui sont les immigrés en Europe ?
Du côté de la migration régulière, on peut distinguer quatre grandes catégories : les touristes, les travailleurs, les personnes en besoin de protection et les personnes qui rejoignent leur famille. Les touristes constituent la majorité du flux. La France en a accueilli à elle seule quelque 90 millions en 2018. Dans ce cas, des visas sont généralement émis pour les nationalités hors espace Schengen ou accord particulier. Le tourisme entre rarement dans le débat migratoire et ne sera pas traité ici. Du côté de la migration irrégulière, on peut distinguer deux catégories : les personnes déboutées du droit d’asile et les personnes qui n’ont pas pu renouveler leur titre de séjour mais qui se maintiennent dans leur pays hôte.
Dès lors, quelles sont les marges de manœuvre des pays européens en termes de migration régulière et irrégulière ? Chaque pays européen a une répartition différente entre ces motifs d’admission. Ce qui est commun, c’est la difficulté à commenter les chiffres et leurs évolutions car un tiraillement surgit. Une augmentation de ce chiffre réveille les extrêmes et agite le chiffon rouge de l’immigration mal gérée. Mais souhaite-t-on collectivement que ces chiffres baissent ?
Réduire l’immigration : est-ce bien souhaitable ?
Réduire le regroupement familial, c’est renoncer à un engagement moral majeur qui découle de la Convention européenne des droits de l’homme : le droit à chacun de vivre avec sa famille. Le remettre en cause est un danger pour l’État de droit et n’améliorera en rien l’intégration. Pire, lorsque vous vous retrouvez en France dans l’impossibilité de retourner dans votre pays et que vous savez vos proches en danger, ne laisser aucun espoir de regroupement familial entrave toute démarche d’intégration.
Réduire le nombre d’étudiants étrangers, c’est renoncer à l’ambition de faire de la France, et par extrapolation de l’Europe, un pôle intellectuel de première importance. Toutes les politiques de l’enseignement supérieur essayent d’attirer les meilleurs étudiants d’un peu partout dans le monde.
“Réduire le regroupement familial :
un danger pour l’État de droit.”
Réduire la migration économique semble plus acceptable. Il est communément entendu que chaque pays peut moduler sa politique migratoire en fonction de ses besoins, en particulier en termes de main‑d’œuvre. Et pourtant, derrière ce terme se cache une migration désirée car elle regroupe principalement les personnes qui arrivent avec un contrat de travail, souvent dans un métier dit « en tension » (l’employeur n’arrive pas à recruter). Pour la plupart, ce sont d’ailleurs ce qu’on appelle les « expatriés ».
Réduire les visas pour motif humanitaire ? Mettons déjà en avant que cette migration représente un tout petit segment des admissions au séjour, environ 14 %. Mais il faut détailler un peu plus ce type de migration pour bien comprendre les implications.
D’abord définir les termes
Migrant, demandeur d’asile ou réfugié ne renvoient pas à la même réalité administrative ou juridique. Un « migrant » n’a aucune valeur juridique, c’est juste une personne qui se déplace, généralement d’un pays à un autre. Un touriste, un expatrié, un réfugié, un étudiant Erasmus : tous sont migrants. Un « demandeur d’asile » est une personne étrangère qui demande au pays hôte de lui accorder la protection internationale. La demande est examinée par un organisme propre à chaque pays européen : en France, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) ; en Allemagne le Bundesamt für Migration und Flüchtlinge (BAMF) ; aux Pays-Bas le Immigratie en Naturalisatiedienst (IND), etc.
« Migrant, demandeur d’asile ou réfugié
ne renvoient pas à la même réalité
administrative ou juridique. »
Ces organes s’appuient sur la Convention de Genève de 1951 qui stipule que « le terme de réfugié s’applique à toute personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».
En France, il est possible de faire appel de la décision de l’Ofpra auprès de la CNDA (Cour nationale du droit d’asile). Ainsi, une personne « réfugiée » est un demandeur d’asile qui a obtenu une réponse favorable, soit de l’Ofpra, soit de la CNDA.
Ce qu’on comptabilise comme « titre de séjour pour motif humanitaire » est l’obtention du statut de réfugié au terme d’une instruction qui prend entre 6 et 18 mois. Vouloir le réduire implique de sortir de notre engagement international, de potentiellement refouler les potentiels demandeurs d’asile à la frontière ou encore d’influer sur une juridiction indépendante. Ce ne sont pas des solutions, surtout lorsque l’on sait que les réfugiés sont généralement moteurs dans les économies européennes.
Immigration réelle et immigration ressentie
À la vue de ces statistiques, une question reste légitime. Qui peuple et constitue les campements visibles dans de nombreuses villes de France et d’Europe ? Pourquoi a‑t-on la perception de migrations qui s’amplifient ? Dans les campements, on retrouve principalement quatre situations administratives : des demandeurs d’asile, des déboutés du droit d’asile, des « dublinés » et des migrants en transit.
La présence de demandeurs d’asile doit interroger. Ces personnes sont légalement sur le territoire (leur dossier est en cours de traitement à l’Ofpra ou à la CNDA). Ils n’ont pas le droit de travailler (sauf si l’instruction dépasse les six mois, mais l’instabilité administrative de ces personnes ne rassure pas les employeurs) et reçoivent une allocation pour demandeurs d’asile (ADA) d’environ 200 euros pour une personne seule hébergée ou 450 euros sans hébergement. L’État a déployé le dispositif national d’accueil (DNA) d’environ 85 000 places ouvertes pour assurer l’hébergement. Cependant, le DNA est saturé et seulement un demandeur d’asile sur deux est hébergé. La situation est particulièrement préoccupante en Île-de-France où la demande d’asile est concentrée, ce qui a pour conséquence la multiplication des campements, des marchands de sommeil et le report dans l’hébergement d’urgence généraliste (115).
Que faire des déboutés du droit d’asile ?
La question des déboutés du droit d’asile est un nœud. Il est normal que la demande d’asile puisse déboucher sur un refus. Il faut alors avoir les moyens de faire appliquer ce refus. Lorsqu’un pays souhaite expulser une personne de son territoire, elle ne peut pas le faire unilatéralement. Si un Ivoirien se voit refuser l’asile en Allemagne, les autorités allemandes doivent alors se rapprocher de la Côte d’Ivoire afin d’obtenir un laissez-passer consulaire.
En effet, il n’est pas possible de faire rentrer une personne sur un territoire étranger sans que cette dernière n’ait un droit au séjour. Sinon, on pourrait accuser l’Allemagne d’organiser de l’immigration irrégulière en Côte d’Ivoire ! Mais obtenir un laissez-passer consulaire n’est jamais simple. Les autorités du pays de provenance sont généralement très réticentes, la personne déboutée du droit d’asile peu coopérante, etc. L’Union européenne a développé des accords avec plus d’une trentaine de pays pour faciliter les transferts. Cependant, il faut reconnaître qu’une grande partie des déboutés du droit d’asile se maintiennent irrégulièrement en Europe et qu’aucune perspective ne leur est donnée, à part celle de l’économie souterraine.
Le cas des « dublinés »
Les « dublinés » sont les personnes soumises au fameux règlement Dublin adopté par l’Union européenne en 2013. L’objectif est d’éviter les demandes d’asile successives dans différents pays européens ou le choix potentiel du migrant d’un pays où sa nationalité serait mieux prise en compte dans l’examen de sa demande d’asile (il existe des disparités importantes de taux de reconnaissance entre pays européens selon la nationalité).
Ainsi, le règlement Dublin impose la responsabilité de l’examen au premier pays d’accueil, c’est-à-dire au pays qui a inscrit les empreintes digitales de la personne en premier dans Eurodac, une base de données européenne. Par exemple, si la personne a déposé ses empreintes en Grèce et que les autorités autrichiennes interrogent Eurodac, la procédure classique est de renvoyer la personne en Grèce. Là aussi, la solidarité européenne est fragile et le taux de transfert Dublin est faible car la pression est surtout sur les pays de premier accueil (Italie, Grèce, Espagne). En France, le taux de transfert Dublin est autour de 20 %. Les personnes qu’on ne parvient pas à transférer restent alors dans une zone grise et gonflent les campements.
« L’immigration régulière est très encadrée, stable. »
Enfin, on a des migrants en transit, c’est-à-dire des personnes qui souhaitent demander l’asile dans un autre pays. C’est particulièrement le cas à Calais où les migrants refusent de poser une demande d’asile en France dans l’espoir d’aller au Royaume-Uni. C’est aussi le cas de beaucoup d’Afghans qui traversent l’Allemagne pour rejoindre la France qui a un taux de protection pour l’Afghanistan plus important. Là aussi, la situation est souvent inextricable car le raccompagnement dans leur pays se fait extrêmement difficilement.
Si l’immigration peut sembler incontrôlée en Europe ce n’est pas par une application molle du droit au séjour. Au contraire, l’immigration régulière est très encadrée, stable. Elle participe aux économies européennes et montre son dynamisme. Cependant, l’immigration irrégulière, et en particulier les conséquences d’une demande d’asile refusée ou de l’application du règlement Dublin, est un sujet difficile et fortement lié aux relations diplomatiques. Ici, l’Union européenne a un rôle central à jouer.
Un rôle fort pour l’Union européenne
Ursula von der Leyen l’a affirmé dans son discours sur l’état de l’Union : il faut revoir le règlement Dublin. C’est une nécessité car il met à mal les relations entre États membres et plonge les personnes dans des limbes administratives aux conséquences graves. Un mécanisme de solidarité européenne, pragmatique et automatique, doit voir le jour. Cela nécessitera une volonté politique forte.
Le travail d’EASO doit se poursuivre et passer d’une instance de support à une instance de coordination. L’idée d’un office européen de traitement de la demande d’asile est, selon moi, utopique. Comment converger dans l’examen de la demande d’asile dans une Union européenne crispée sur les questions identitaires ? Rappelons qu’un commissaire dédié à la protection du mode de vie européen a été nommé. Cependant, il est possible de mieux coordonner, de donner à voir les bonnes pratiques et de faire dialoguer les différentes juridictions nationales.
Enfin, réconcilier l’immigration et les Européens passe évidemment par une meilleure intégration des personnes. Des efforts financiers sont faits par l’Europe à travers le FAMI (Fonds asile migration intégration). Des initiatives intéressantes naissent un peu partout en Europe avec des programmes ambitieux qui mêlent apprentissage de la langue, emploi et logement. Le lien avec la société d’accueil est aussi précieux et doit être amélioré. Au niveau français, c’est toute l’ambition d’une structure comme la Délégation interministérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés qui œuvre avec la diversité des acteurs impliqués : institutions, associations, réfugiés, chercheurs, élus, entreprises, etc.
Les demandes d’asile en Europe
Au niveau européen, l’EASO (European Asylum Support Office) fait un rapport circonstancié chaque année. Ainsi, on apprend qu’en 2019 l’Europe a reçu environ 740 000 demandes d’asile, a rendu 585 000 décisions et a donné la protection internationale à près de 313 000 personnes. Le taux de reconnaissance global est de 40 % en 2019.
Consulter le dossier : Europe, partie 1