Achat d'une veste avec son mobile

Les enjeux industriels des paiements de grande consommation

Dossier : Les moyens de paiementMagazine N°724 Avril 2017
Par Marc-Henri DESPORTES (91)

L’industrie du paie­ment de grande consom­ma­tion est en pleine expan­sion, notam­ment du fait de la révo­lu­tion numé­rique. Elle doit dis­po­ser de moyens sûrs et faciles d’emploi, fonc­tion­ner de façon éco­no­mique et per­mettre la réa­li­sa­tion d’ex­ter­na­li­tés posi­tives. Dans ce contexte mon­dial l’Eu­rope a per­du une pre­mière occa­sion en renon­çant à créer son propre sys­tème de paiement.

Juillet 2015 : Pay­Pal est intro­duit en Bourse pour une valeur de près de 50 mil­liards de dol­lars. Cette annonce est rapi­de­ment sui­vie par celle du rachat de Visa Europe aux banques euro­péennes par Visa Inc. pour plus de 20 milliards. 

La même année, les capi­taux-ris­queurs ont inves­ti 25 mil­liards, tou­jours en dol­lars, dans les socié­tés dites de fin­techs – majo­ri­tai­re­ment des socié­tés spé­cia­li­sées dans les paiements. 

Et 2015 s’est ter­mi­née par l’application par la Com­mis­sion euro­péenne d’une régle­men­ta­tion des prix des tran­sac­tions par carte ban­caire qui a fait perdre plus de 7 mil­liards d’euros de chiffre d’affaires annuel aux banques de la zone. 

REPÈRES

Le chiffre d’affaires mondial de l’e‑commerce B to C s’est élevé à 1 671 milliards de dollars en 2015, en hausse de 25 % par rapport à 2014.
Si la carte bancaire traditionnelle reste le moyen de paiement le plus utilisé, d’autres systèmes apparaissent : du plus ancien, PayPal, aux nombreuses fintechs en passant par les monnaies virtuelles comme bitcoin.
Les volumes traités sont considérables : 2 600 milliards d’euros pour les seuls paiements par carte en Europe en 2015. Une industrie mondiale du paiement émerge et se structure

QUE SE PASSE-T-IL DANS LE MONDE DES PAIEMENTS ?

Si autant d’acteurs sont dis­po­sés à y inves­tir de telles sommes, c’est que les enjeux de cette indus­trie assez secrète et lar­ge­ment igno­rée du grand public ont pris une dimen­sion nouvelle. 

“ Les moyens de paiement électronique ignorent la stagnation de l’économie ”

Le contexte géné­ral qui explique en grande par­tie cette effer­ves­cence autour du déve­lop­pe­ment des paie­ments élec­tro­niques est assez simple, si nous en res­tons aux grandes lignes. 

Les volumes tout d’abord : avec une crois­sance mon­diale annuelle, en accé­lé­ra­tion de 10 %, les moyens de paie­ment élec­tro­nique ignorent la stag­na­tion de l’économie.

Le conte­nu ensuite : avec la trans­for­ma­tion numé­rique de la socié­té, nous sommes dans une phase de réin­ven­tion des manières de payer. 

L’harmonisation régle­men­taire du mar­ché euro­péen enfin, qui, pro­gres­si­ve­ment, réduit les bar­rières entre les pays et impose davan­tage d’ouverture aux sys­tèmes en place, per­met­tant de nou­veaux effets d’échelle.

UN SERVICE MULTIFORME ET UNIVERSEL

Le client s’attend à pouvoir passer ses achats sur tout support et surtout sur support mobile (omnicanal, omnidevice…) ; et qui ne fassent pas défaut lorsque l’on se déplace à l’étranger ou que l’on achète sur des sites internationaux.

Dans ce contexte, la ten­ta­tion est grande pour un nou­vel entrant de pen­ser avoir trou­vé un moyen de cap­tu­rer quelques mil­lièmes des billiards d’euros de paie­ments annuels en Europe (2 600 mil­liards d’euros pour les seuls paie­ments par carte en 2015). 

Pour­tant, les échecs récents des grands de l’Internet dans ce sec­teur montrent que les intui­tions ful­gu­rantes ou un savoir-faire mar­ke­ting éta­bli ne suf­fisent pas à garan­tir le suc­cès dans ce sec­teur bien par­ti­cu­lier. Loin des effets d’annonce, les indus­triels du sec­teur, quelle que soit leur place dans la chaîne de valeur, doivent fon­da­men­ta­le­ment pen­ser leurs enjeux en termes de réponses aux besoins des « clients finaux » du paiement. 

Ces « clients finaux » sont les « payeurs », à savoir cha­cun d’entre nous, et les « payés », à savoir prin­ci­pa­le­ment les commerçants. 

DES MOYENS DE PAIEMENT SIMPLES ET SÛRS

Le pre­mier enjeu est de four­nir des moyens de paie­ment qui soient simples d’usage, sûrs, et lar­ge­ment dis­po­nibles. Si le pro­blème est facile à poser, il est de plus en plus dif­fi­cile, et donc pas­sion­nant, à résoudre. 


Dis­po­ser de moyens de paie­ment sûrs, lar­ge­ment accep­tés, faciles à uti­li­ser, et qui soient cohé­rents avec l’expérience d’achat de notre ère numé­rique. © VIVIDZ FOTO / FOTOLIA.COM

Pour les « payeurs », il s’agit de dis­po­ser de moyens de paie­ment sûrs, lar­ge­ment accep­tés, faciles à uti­li­ser, et qui soient cohé­rents avec l’expérience d’achat de notre ère numérique. 

Pour les com­mer­çants, de façon symé­trique, le défi est de s’adapter à la diver­si­té des sup­ports et des moyens de paie­ment tout en les inté­grant de façon fluide dans l ’acte d’achat. Il leur faut aus­si pou­voir gérer leurs flux de tré­so­re­rie de façon conso­li­dée, à tra­vers leurs canaux de dis­tri­bu­tion et leurs géographies. 

Très concrè­te­ment, répondre à ces défis impose de maî­tri­ser, entre autres, plu­sieurs tech­no­lo­gies et savoir-faire : 

  • les tech­no­lo­gies de sécu­ri­té et donc de cryptographie ; 
  • les tech­no­lo­gies mobiles de tous les fabri­cants du mar­ché pour une expé­rience sans rupture ; 
  • la maî­trise d’une accu­mu­la­tion de connexions aux innom­brables pro­to­coles tech­niques locaux, aux divers sché­mas de paie­ment, aux banques locales et glo­bales – tout cela dûment cer­ti­fié par un éco­sys­tème de contrôle lui-même foisonnant ; 
  • la maî­trise de l’informatique temps réel à grande échelle et des pro­ces­sus finan­ciers régulés ; 
  • la connais­sance des métiers du com­merce et des back-offices ban­caires pour assu­rer une inté­gra­tion effi­ciente, sans coutures. 

Et comme ces sujets sont tous en ébul­li­tion, il faut main­te­nir une veille constante à l’échelle mon­diale sur les inno­va­tions, aus­si bien en termes de tech­no­lo­gie que d’usage.

DES SOLUTIONS ÉCONOMIQUEMENT PERFORMANTES

Le deuxième grand enjeu de l’industrie des paie­ments est de four­nir à l’ensemble des acteurs, et à la socié­té en géné­ral, des solu­tions les plus éco­no­miques possibles. 

Assu­rer l’efficacité du trai­te­ment des paie­ments, alors que la diver­si­té des paie­ments explose et que les solu­tions gagnantes ne sont pas connues, est un for­mi­dable défi qui exige la mise en œuvre de toutes les métho­do­lo­gies modernes d’optimisation.

Paiement sans contact dans le bus
L’usage de la carte de paie­ment comme titre de trans­port, comme c’est déjà le cas à Londres, pour­rait être pro­mu. © E. TSCHAEN/REA

DES PAIEMENTS PEU ONÉREUX

L’unité de prix, dans l’industrie de l’e‑paiement, est le point de base, soit un dix-millième de la valeur du paiement traité.
Il est bon pour l’économie et la fluidité des échanges que les coûts de transaction soient bas. Le régulateur agit donc activement dans ce sens. Et la concurrence sur un marché européen qui s’harmonise joue également un rôle.

Il faut conce­voir ces pla­te­formes et back-offices de façon modu­laire, avec des inter­faces aus­si ouvertes que pos­sible. Il faut appli­quer une pres­sion per­ma­nente sur la pro­duc­ti­vi­té, notam­ment via la revue des pro­ces­sus selon les métho­do­lo­gies lean. Mais il faut sur­tout accu­mu­ler des volumes, car c’est un métier à coûts fixes, où la concur­rence se joue de plus en plus à l’échelle du continent. 

Cette course aux volumes passe par un solide réseau com­mer­cial euro­péen, autant pour gagner de nou­veaux contrats que pour pro­cé­der à des acqui­si­tions de pro­ces­seurs locaux et de leurs propres volumes. 

Dans ce mar­ché qui devient véri­ta­ble­ment euro­péen, les banques fran­çaises sont face à un redou­table défi. Leurs sys­tèmes de paie­ment et leurs back-offices sont vieillis­sants et doivent faire face aux bou­le­ver­se­ments cités pré­cé­dem­ment. Il est natu­rel que la maî­trise de la défi­ni­tion des pro­duits et de la rela­tion client, avec sa trans­for­ma­tion numé­rique, soit au cœur de la stra­té­gie des banques. 

La ques­tion de la trans­for­ma­tion indus­trielle des usines de pro­ces­sing se pose néan­moins dif­fé­rem­ment. Les banques ont aujourd’hui l’occasion de céder ces usines dans des condi­tions finan­cières immé­dia­te­ment rému­né­ra­trices pour leur valo­ri­sa­tion, et de béné­fi­cier d’effets d’échelle accrus, tout en confiant la mutua­li­sa­tion de leurs res­sources spé­cia­li­sées à des acteurs qui ont la dyna­mique pour opé­rer cette transformation. 

Ce mou­ve­ment est ancien au Royaume-Uni, et s’est ensuite déve­lop­pé en Espagne, en Scan­di­na­vie, et plus récem­ment en Europe de l’Est et en Ita­lie. Il est pro­bable qu’il se déve­loppe main­te­nant dans l’Hexagone.

LES NOUVEAUX MOYENS DE PAIEMENT GÉNÈRENT DES EXTERNALITÉS

Le troi­sième grand enjeu pour les indus­triels du sec­teur est de per­mettre la réa­li­sa­tion des exter­na­li­tés posi­tives des nou­veaux paie­ments. Si la mon­naie phy­sique a de nom­breux impacts néga­tifs (vols et vio­lence, blan­chi­ment, voire… hygiène !), le paie­ment élec­tro­nique recèle un for­mi­dable poten­tiel de géné­ra­tion de valeur. La plus évi­dente est qu’il véhi­cule une infor­ma­tion riche en temps réel. 

” Les intuitions fulgurantes ou un savoir-faire marketing établi ne suffisent pas à garantir le succès ”

S’il est cer­tain que tout le monde ne sou­haite pas par­ta­ger ses don­nées, beau­coup le font déjà et veulent en béné­fi­cier éco­no­mi­que­ment. Les entre­prises euro­péennes en géné­ral, qu’il s’agisse des banques ou des com­mer­çants, pra­tiquent, hélas, encore une très forte auto­cen­sure dans ce domaine, là où tout un cha­cun peut consta­ter chaque jour sur son mobile que d’autres ne s’appliquent pas ces contraintes et s’appuient lar­ge­ment sur les accords don­nés au moment de télé­char­ger une app. 

Une autre res­pon­sa­bi­li­té des indus­triels du paie­ment est de pro­mou­voir acti­ve­ment des idées autour des nou­veaux busi­ness models que per­met l’extraordinaire vita­li­té de ce sec­teur. Un exemple typique est de per­mettre l’usage de la carte de paie­ment direc­te­ment comme titre de trans­port, comme c’est déjà le cas à Londres et en Scandinavie. 

La concep­tion de nou­velles expé­riences d’achat en inté­grant très pro­fon­dé­ment les solu­tions de mobile-com­merce et les sys­tèmes de paie­ment est par­ti­cu­liè­re­ment féconde : com­man­der sa chambre d’hôtel et récu­pé­rer sa clé en ligne, inclure dans son por­te­feuille vir­tuel une liste de biens encom­brants que l’on veut récu­pé­rer en caisse en sor­tie de maga­sin, déclen­cher auto­ma­ti­que­ment le paie­ment de son tra­jet par la géo­lo­ca­li­sa­tion de son pas­sage dans un véhi­cule de loca­tion sont autant d’exemples de ces nou­veaux busi­ness models qui nous sim­pli­fient la vie et per­mettent aux entre­prises de fidé­li­ser leurs clients. 

Offrir un accès le plus large pos­sible aux nou­velles façons de payer, assu­rer un trai­te­ment au plus bas coût et per­mettre le déve­lop­pe­ment de nou­velles créa­tions de valeurs sont donc les trois prin­ci­paux grands enjeux pour les indus­triels du secteur. 

Logo de SEPA
Le sys­tème de vire­ment euro­péen (dit SEPA) n’a pas eu le suc­cès escomp­té comme moyen de paie­ment de grande consom­ma­tion. © DAVID HIRJAK / FOTOLIA.COM

EXPLOITER L’INFORMATION

L’information véhiculée par l’e‑paiement peut être valorisée à des fins de marketing : si j’achète régulièrement des produits liés au football, je peux trouver un intérêt à me voir proposer une promotion pour un maillot dans un magasin à proximité duquel je me trouve un samedi après-midi.

L’EUROPE A PERDU UNE PREMIÈRE OCCASION

L’Europe et son industrie financière ont renoncé au début de la décennie à créer un système de paiement carte grand public européen tout en imposant un système de virement européen (dit SEPA) qui n’a pas eu de succès comme moyen de paiement de grande consommation.

AU-DELÀ DES ENJEUX INDUSTRIELS

Mais, outre ces ques­tions qui leur sont propres, ceux-ci sont concer­nés et sont acteurs de pro­blé­ma­tiques plus géné­rales de poli­tique publique. La situa­tion euro­péenne actuelle est carac­té­ri­sée par de lourdes ques­tions de gouvernance. 

Les banques euro­péennes ont ven­du Visa Europe à l’américain Visa Inc. Quand un citoyen euro­péen paye dans un autre pays euro­péen que le sien, lorsqu’il fait des achats sur Inter­net, cela repose qua­si exclu­si­ve­ment sur une infra­struc­ture non européenne. 

“ La course aux volumes passe par un solide réseau commercial européen ”

Dans le même temps, les Chi­nois, les Indiens et les Russes ont lan­cé et impo­sé chez eux leurs propres sys­tèmes de paie­ment et cherchent main­te­nant à les expor­ter, tout comme l’avaient fait les Japo­nais avant eux avec JCB. En Europe, par­tout où une grande pla­te­forme natio­nale pré­exis­tait, elle se trouve désor­mais confron­tée à une ques­tion de taille critique. 

Sans pro­jet de conver­gence, il y a fort à parier que l’Europe sorte de cette période sans solu­tion propre, et voie ses paie­ments gérés par d’autres plaques géo­gra­phiques qui pour­ront fixer leurs tarifs et leurs règles du jeu sur ce qui peut se faire ou non, et par qui, avec leurs systèmes. 

Cela pose évi­dem­ment des ques­tions de sou­ve­rai­ne­té à l’échelle du conti­nent quand nous voyons à quel point nos éco­no­mies sont dépen­dantes de ces flux quotidiens. 

Plu­tôt que de s’en déses­pé­rer, il appar­tient à cha­cun des déci­deurs qui sont impli­qués dans ces évo­lu­tions, et ils sont quelques-uns à lire cette revue, de prendre des ini­tia­tives pour per­mettre aux acteurs en place de col­la­bo­rer pour créer de réelles alter­na­tives en tra­vaillant pour que la Com­mis­sion ne s’oppose pas à ces rap­pro­che­ments intraeuropéens. 

“ Il y a un risque bien réel que l’Europe sorte de cette période sans solution propre ”

L’Europe géo­gra­phique a su créer des cham­pions de taille mon­diale dans le domaine des paie­ments, et en par­ti­cu­lier en France, dans le domaine de la sécu­ri­té des paie­ments. C’est une filière indus­trielle qui, selon une étude récente, emploie près de 100 000 per­sonnes en France, avec des cham­pions natio­naux comme Eden­red, Gemal­to, Inge­ni­co ou Worldline. 

S’il fal­lait rete­nir fina­le­ment et en syn­thèse un enjeu majeur, ce serait de mon point de vue celui de réus­sir à conso­li­der cette acti­vi­té et ces emplois tout en assu­rant la sou­ve­rai­ne­té de nos choix éco­no­miques. Ce serait le sens d’une véri­table poli­tique éco­no­mique natio­nale et européenne. 

C’est d’autant plus enthou­sias­mant que c’est aujourd’hui à notre por­tée si nous réus­sis­sons à mener ensemble, entre indus­triels, ins­ti­tu­tions finan­cières et auto­ri­tés, les bons choix collectifs.

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