Les enseignements du modèle universitaire américain

Dossier : Formations scientifiques : regards sur l’internationalMagazine N°666 Juin/Juillet 2011
Par Antoine COMPAGNON (X70)

REPÈRES

REPÈRES
Clas­se­ment de Shan­ghai oblige, qui nous a ren­dus sen­sibles à l’ur­gence d’une réforme de l’en­sei­gne­ment supé­rieur fran­çais, il y a depuis plu­sieurs années dans l’o­pi­nion un mythe de l’u­ni­ver­si­té amé­ri­caine. Sui­vant ses pré­ju­gés, on l’in­voque comme un idéal ou comme une menace. Or, comme tout mythe, celui-ci est très éloi­gné des réa­li­tés. Aus­si importe-t-il de balayer les idées reçues sur le pré­ten­du » modèle uni­ver­si­taire américain « .

Idées reçues

Les uni­ver­si­tés amé­ri­caines sont for­te­ment dif­fé­ren­ciées, plus que les éta­blis­se­ments français

Que n’en­tend-on pas ces temps-ci sur la pri­va­ti­sa­tion pro­gres­sive des uni­ver­si­tés et la mar­chan­di­sa­tion ram­pante des for­ma­tions, la stan­dar­di­sa­tion des cur­sus et leur pro­fes­sion­na­li­sa­tion, la flexi­bi­li­té et la pré­ca­ri­sa­tion des emplois, l’i­déo­lo­gie de l’é­va­lua­tion et la rému­né­ra­tion à la per­for­mance, tout cela impo­sé aux uni­ver­si­tés fran­çaises, au nom du « pro­ces­sus de Bologne » visant la créa­tion d’un espace euro­péen d’en­sei­gne­ment supé­rieur, » sur le modèle du néo­li­bé­ra­lisme anglo-saxon » ?

Ou, de l’autre bord, sur l’a­ve­nir de l’é­co­no­mie de la connais­sance, les bien­faits de la mise en concur­rence des éta­blis­se­ments et de la hausse des frais d’ins­crip­tion, la culture du résul­tat, le rap­port annuel de per­for­mance, les indi­ca­teurs de coût, les primes au mérite ou le finan­ce­ment pri­vé, ensemble de pres­crip­tions magiques, cen­sé­ment de même ori­gine ? On exa­mi­ne­ra une dou­zaine de ces idées reçues fran­çaises sur l’u­ni­ver­si­té américaine.

Un système étagé

Pre­mier truisme : il y a un modèle, une uni­ver­si­té amé­ri­caine. Non, les uni­ver­si­tés amé­ri­caines sont for­te­ment dif­fé­ren­ciées, plus que les éta­blis­se­ments français.

Diver­si­té
Il y a moins en com­mun entre Har­vard et le com­mu­ni­ty col­lege d’El Paso qu’entre l’É­cole nor­male supé­rieure de la rue d’Ulm et l’IUT de Mende. En France, les éta­blis­se­ments sont tous régis par le même code de l’é­du­ca­tion (révi­sé par la loi rela­tive aux liber­tés et res­pon­sa­bi­li­tés des uni­ver­si­tés du 10 août 2007, dite loi LRU), les ensei­gnants sont tous sou­mis au même sta­tut (modi­fié par le décret du 23 avril 2009), et les diplômes sont nationaux.

Le nombre des éta­blis­se­ments d’en­sei­gne­ment supé­rieur était en 2007 de 4 314, dont 2 629 offrent des études en quatre ans et 1685 en deux ans. Moins de 5 % de ces éta­blis­se­ments sont ce qu’on appelle des research uni­ver­si­ties (entre 100 et 120, et très exac­te­ment 96 avec une very high research acti­vi­ty sui­vant la Car­ne­gie Foun­da­tion for the Advan­ce­ment of Tea­ching) : c’est à celles-là qu’on pense qua­si exclu­si­ve­ment, et on oublie tout le reste, quand on parle de l’u­ni­ver­si­té amé­ri­caine en France, c’est-à-dire celles qui arrivent en tête dans le clas­se­ment de Shanghai.

L’u­ni­ver­si­té amé­ri­caine n’est donc pas une, mais mul­tiple, diverse, dif­fé­ren­ciée, ou, comme on dit, » éta­gée « . L’exemple le plus clair de cet éta­ge­ment est celui du sys­tème uni­ver­si­taire public cali­for­nien, inven­tion ori­gi­nale en matière d’en­sei­gne­ment supé­rieur, la seconde inno­va­tion majeure après la créa­tion de Johns Hop­kins, modèle de l’u­ni­ver­si­té de recherche, en 1876 : il s’a­git du three-tier public higher edu­ca­tion sys­tem mis au point par le Cali­for­nia Mas­ter Plan for Higher Edu­ca­tion de 1960 (Dona­hoe Act). Ses trois étages sont le Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Sys­tem (10 cam­pus, 190 000 étu­diants), déli­vrant BA, BS, MA et PhD (Bache­lor of Arts, Bache­lor of Science, Mas­ter of Arts, Doc­to­rat); le Cali­for­nia State Uni­ver­si­ty Sys­tem (23 cam­pus, 420 000 étu­diants), déli­vrant BA, BS et MA, mais non PhD ; et le Cali­for­nia Com­mu­ni­ty Col­leges Sys­tem (110 cam­pus, 2,5 mil­lions d’é­tu­diants), déli­vrant un diplôme en deux ans, AA ou AS (Asso­ciate of Arts, Asso­ciate of Science), au lieu de quatre pour le Bachelor.

Pré­émi­nence
S’il y a envi­ron soixante uni­ver­si­tés de recherche pré­émi­nentes aux États-Unis, cela sug­gère qu’à l’é­chelle de la France il y aurait place pour une dizaine ou une dou­zaine d’é­ta­blis­se­ments de cet ordre. Ils existent, mais on ne le crie pas sur tous les toits, et ils ont inté­rêt à se dis­si­mu­ler pour ne pas éveiller le soup­çon d’é­li­tisme. Mais eux aus­si récoltent plus de 60% des cré­dits de recherche.
Remem­bre­ment
En France, le remem­bre­ment de la carte uni­ver­si­taire est indis­pen­sable pour refaire des uni­ver­si­tés vraies, c’est-à-dire totales, où les dif­fé­rents savoirs dia­loguent. Il s’im­pose de remé­dier à l’é­cla­te­ment des dis­ci­plines qui a résul­té de la créa­tion des uni­ver­si­tés après 1968 sur la base des anciennes facul­tés dans les métro­poles régio­nales et à Paris, où chaque facul­té s’est divi­sée en deux sur base idéo­lo­gique, mais il serait contre-pro­duc­tif de créer des monstres démographiques.

Taille moyenne

Les uni­ver­si­tés amé­ri­caines ne sont pas grandes : Prin­ce­ton (7 000 étu­diants : 5 000 sous-gra­dués et un peu plus de 2 000 gra­dués), Har­vard (19000 : 7 000 + 12000). Les uni­ver­si­tés publiques les plus peu­plées dépassent rare­ment les 50 000 étu­diants (Ohio, Ari­zo­na, Flo­ride, Min­ne­so­ta), répar­tis sur plu­sieurs campus.

Voca­tion détournée
Lors de leur créa­tion en 1966, les IUT, dis­pen­sant des études supé­rieures courtes tout en ména­geant des pas­se­relles vers les uni­ver­si­tés, ébau­chaient une carte de l’en­sei­gne­ment supé­rieure res­sem­blant au tiers sys­tem cali­for­nien, mais ils ont été peu à peu détour­nés de leur voca­tion. Au lieu d’ac­cueillir des bache­liers tech­no­lo­giques, ils se sont peu­plés de bache­liers géné­raux qui s’en servent comme de classes pré­pa­ra­toires de réserve, par méfiance à l’é­gard des uni­ver­si­tés. Quant à la seconde démo­cra­ti­sa­tion fran­çaise de la fin des années 1980, elle s’est faite par le gon­fle­ment des pre­miers cycles des uni­ver­si­tés, peu adap­tés au nou­veau public bache­lier, mais moins coû­teux, et non par l’é­rec­tion d’une nou­velle géné­ra­tion d’IUT fonc­tion­nant comme des com­mu­ni­ty col­leges.

Petits collèges, grandes universités

Il n’y a pas de grande uni­ver­si­té de recherche au-des­sus de 25 000 étudiants

Après leur taille modeste, une seconde carac­té­ris­tique des uni­ver­si­tés amé­ri­caines saute vite aux yeux : le nombre réduit de leurs étu­diants sous-gra­dués. Les grandes uni­ver­si­tés pri­vées abritent de petits col­lèges (7 000 étu­diants à Har­vard et Colum­bia) ; les grandes uni­ver­si­tés publiques, pour un nombre d’é­tu­diants gra­dués du même ordre de gran­deur, ont de plus gros contin­gents sous-gra­dués (26 000 à l’u­ni­ver­si­té du Michi­gan), mais ceux-ci sont répar­tis en plu­sieurs collèges.

Une uni­ver­si­té amé­ri­caine est une fédé­ra­tion de col­lèges et d’é­coles pro­fes­sion­nelles, enti­tés toutes de taille humaine. Le ratio entre étu­diants sous-gra­dués et gra­dués n’est jamais celui des uni­ver­si­tés fran­çaises, sur­di­men­sion­nées en licence.

Méritocratie

Que n’en­tend-on pas en France sur l’i­né­ga­li­té de l’en­sei­gne­ment supé­rieur amé­ri­cain ? La sélec­tion se ferait par l’argent, alors que les études sont qua­si gra­tuites ici.

Équi­té
À la dif­fé­rence de la gra­tui­té de l’enseignement pri­maire et secon­daire, la qua­si-gra­tui­té de l’enseignement supé­rieur, dont les riches sont de plus gros usa­gers que les pauvres, n’a pas d’effet de redis­tri­bu­tion des reve­nus en France. Un ensei­gne­ment supé­rieur payant, com­bi­né avec des bourses et des prêts, serait plus équi­table. Plu­sieurs sys­tèmes sont conce­vables, dont l’australien, Higher Edu­ca­tion Loan Pro­gramme (HELP), sys­tème de prêts sans inté­rêt mais indexés, rem­bour­sés avec les impôts en fonc­tion des reve­nus des anciens étudiants

Oui, les études dans les uni­ver­si­tés amé­ri­caines coûtent cher à ceux qui les paient. Mais, d’une part, toutes les enquêtes montrent que les études supé­rieures sont un inves­tis­se­ment très ren­table au cours d’une vie. D’autre part, les pro­cé­dures d’ad­mis­sion dans de nom­breuses uni­ver­si­tés pri­vées sont, sans même par­ler de l’affir­ma­tive action (dis­cri­mi­na­tion posi­tive), ce qu’on appelle need-blind, et même full-need si néces­saire, ce qui veut dire que la sélec­tion est méri­to­cra­tique, indé­pen­dante des res­sources fami­liales, fon­dée exclu­si­ve­ment sur des cri­tères de connais­sance (le fameux SAT, Scho­las­tic Apti­tude Test, en par­ti­cu­lier) et de com­pé­tence, et que l’aide finan­cière peut être totale. Ain­si, 55% d’une pro­mo­tion (class) qui entre à Prin­ce­ton béné­fi­cie aujourd’­hui d’une aide finan­cière, aide qui pro­vient à 92 % des res­sources propres (endow­ment and gifts) de l’université.

La non-titu­la­ri­sa­tion est la norme dans les top ins­ti­tu­tions

Sélection

Aux États-Unis, l’en­sei­gne­ment supé­rieur est sélec­tif pour les étu­diants et concur­ren­tiel pour les pro­fes­seurs. Sui­vant qu’on est de droite ou de gauche, on aime ou on n’aime pas, mais dans les deux cas on ne veut pas savoir que, dans le sys­tème amé­ri­cain éta­gé – hié­rar­chi­sé et diver­si­fié -, il y a une place pour cha­cun. Ain­si, le Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Sys­tem sélec­tionne ses étu­diants par­mi les 12,5% des can­di­dats qui ont obte­nu les meilleurs résul­tats au SAT, le Cali­for­nia State Uni­ver­si­ty Sys­tem, par­mi les 33,3% les meilleurs, mais le Cali­for­nia Com­mu­ni­ty Col­leges Sys­tem doit accep­ter tous les candidats.

Sélec­ti­vi­té masquée
Nomi­na­le­ment, il n’y a pas de sélec­tion en France, mais les classes pré­pa­ra­toires ont une sélec­ti­vi­té du même ordre (13,3% des nou­veaux bache­liers géné­raux ins­crits dans l’en­sei­gne­ment supé­rieur en 2007–2008) que le pre­mier tier du sys­tème cali­for­nien, ce qui pose la ques­tion : vaut-il mieux une sélec­tion mas­quée ou une sélec­tion qui, parce qu’elle est franche, pro­fite moins sys­té­ma­ti­que­ment aux insi­ders, les enfants de père cadre supé­rieur et de mère enseignante ?
Contrats à la carte
Derek Bok, ancien pré­sident de Har­vard, recom­man­dait en 1991 que les uni­ver­si­tés de recherche s’abs­tiennent de lut­ter pour atti­rer les pro­fes­seurs en leur lais­sant négo­cier des ser­vices d’en­sei­gne­ment réduits ou des congés trop géné­reux, au risque de sécré­ter une divi­sion du tra­vail et une lutte des classes dans les dépar­te­ments entre dif­fé­rentes couches de pro­fes­seurs plus ou moins favo­ri­sés, les stars et le rank and file.

Concurrence

Sou­ci de réputation
La situa­tion amé­ri­caine n’a rien à voir avec la légè­re­té avec laquelle on a créé sur le ter­ri­toire fran­çais, au cours de la der­nière décen­nie, plus de 1600 licences pro­fes­sion­nelles, sou­vent por­tées par de minus­cules équipes, par­fois vides d’é­tu­diants, et qui n’au­raient jamais vu le jour si les uni­ver­si­tés avaient été plus sou­cieuses de leur répu­ta­tion, et si l’ha­bi­li­ta­tion avait été indé­pen­dante du minis­tère au lieu d’ap­pli­quer sa politique.

Quant aux ensei­gnants, c’est à peu près pareil. Le publish or per­ish est féroce, et la non-titu­la­ri­sa­tion est la norme dans les top ins­ti­tu­tions qui, contrai­re­ment à l’i­dée reçue, ne pro­posent pas d’emplois tenure-track, c’est-à-dire ne s’en­gagent pas à exa­mi­ner la pro­mo­tion de tout assis­tant avant la fin de ses contrats à durée déter­mi­née (un an, puis deux fois trois ans en géné­ral). Mais les pro­fes­seurs se donnent, si néces­saire, du cœur au ventre au moment de remer­cier un jeune col­lègue après de nom­breuses années de bons et loyaux ser­vices, en se disant qu’il trou­ve­ra à s’employer à l’é­tage en des­sous, ce à quoi il ou elle par­vien­dra en géné­ral et ce qui ne l’empêchera pas de remon­ter d’un étage s’il conti­nue de publier.

Enseignement et recherche

La recherche implique la concur­rence pour les talents et pour le finan­ce­ment. L’é­mu­la­tion scien­ti­fique est intense. Si celle-ci a des effets hau­te­ment posi­tifs en géné­ral, elle donne lieu aus­si à des conflits per­sis­tants, par exemple sur un sujet brû­lant en France aujourd’­hui : le juste équi­libre entre l’en­sei­gne­ment et la recherche. Aux États-Unis, la ten­sion entre ces deux mis­sions des pro­fes­seurs a été exa­cer­bée à par­tir des années 1980, avec l’ap­pa­ri­tion de free agents, comme on dit dans les sports de com­pé­ti­tion, se dépla­çant d’offre en offre en fai­sant mon­ter les enchères. La dimi­nu­tion de la charge d’en­sei­gne­ment, sous-gra­dué notam­ment, est alors deve­nue un fac­teur impor­tant dans la négo­cia­tion d’embauche.

Il importe d’a­voir ces dis­tor­sions à l’es­prit au moment où le débat sur la modu­la­tion des ser­vices éveille des craintes ana­logues en France. De fait, il y a peu de modu­la­tion indi­vi­duelle des ser­vices aux États-Unis – ni, bien sûr, d’heures com­plé­men­taires, la notion étant incom­pa­tible dans la plu­part des pays avec celle d’université.

Offre de diplômes retenue

Si l’en­sei­gne­ment supé­rieur est un mar­ché aux États-Unis, celui-ci est régu­lé, comme pour les jouets ou les médi­ca­ments. Les uni­ver­si­tés sont accré­di­tées par des agences régio­nales indé­pen­dantes recon­nues par l’É­tat fédé­ral, tous les dix ans, avec une étape à cinq ans, sui­vant une pro­cé­dure beau­coup plus lourde que celle de nos contrats qua­drien­naux négo­ciés inéga­le­ment entre les uni­ver­si­tés et le minis­tère, lequel, tra­ver­sé d’i­né­vi­tables conflits d’in­té­rêts, tient les cor­dons de la bourse et décide de l’ha­bi­li­ta­tion des diplômes. À la clé de l’ac­cré­di­ta­tion amé­ri­caine, l’exemp­tion fis­cale des uni­ver­si­tés, et donc leur sur­vie financière.

Quant aux diplômes, ils sont accré­di­tés par l’É­tat où l’u­ni­ver­si­té est implan­tée. On peut certes inven­ter de nou­veaux diplômes, mais l’ac­cré­di­ta­tion est compliquée.

La liste des meilleures uni­ver­si­tés des États-Unis a si peu chan­gé depuis 1900 que c’en est troublant

Traditions

Réfor­mite
La rup­ture est la han­tise des uni­ver­si­tés amé­ri­caines : elle freine la levée de fonds. La contri­bu­tion des alum­ni et des familles au finan­ce­ment de l’en­sei­gne­ment supé­rieur est le plus puis­sant contre­poids à la réformite.

À l’i­mage des ins­ti­tu­tions poli­tiques du pays, la dura­bi­li­té du monde aca­dé­mique amé­ri­cain est impres­sion­nante, son atta­che­ment aux tra­di­tions, aux cou­tumes et aux usages, voire son conservatisme.

C’est nous qui avons l’air ver­sa­tiles en com­pa­rai­son. La courte liste des meilleures uni­ver­si­tés des États-Unis a si peu chan­gé depuis 1900, quand elles ont déci­dé qu’elles étaient les meilleures, que c’en est même trou­blant, comme si elles avaient réus­si à bâtir un oli­go­pole irré­sis­tible. Le rituel du com­men­ce­ment, céré­mo­nie de la remise des diplômes, le port régu­lier de la toge par les pro­fes­seurs, les réunions des alum­ni, ce sont les signes exté­rieurs de l’ab­sence de course à la réforme et à la moder­ni­sa­tion ins­ti­tu­tion­nelle à tout prix.

À la Sor­bonne, je me gar­dais bien de don­ner le moindre ren­sei­gne­ment admi­nis­tra­tif aux étu­diants, car j’é­tais sûr de retar­der d’une réforme et de les induire en erreur. Aux États-Unis, les struc­tures bougent peu, car l’a­dap­ta­tion est conti­nue sans qu’il soit tou­jours besoin d’outres neuves pour le vin nou­veau. Comme la Consti­tu­tion depuis plus de deux siècles, la rule of law aca­dé­mique est à peu près immuable.

Évaluation fluide

Self-poli­cing
Dans les uni­ver­si­tés amé­ri­caines, on n’é­va­lue pas s’il n’y a pas de déci­sion à la clé, sim­ple­ment parce que l’é­va­lua­tion a un coût. Et le pri­mat est confé­ré à l’au­to-éva­lua­tion, self-poli­cing, la plus effi­cace de toutes car elle se tient au plus près des acteurs. C’est au fond la seule sérieuse, la plus sévère, car elle est gar­dienne du renom. Chaque uni­ver­si­té dis­pose d’un comi­té interne de pro­fes­seurs qui aus­culte pério­di­que­ment tous les dépar­te­ments et fait des recom­man­da­tions à l’administration.

Si on parle peu de l’é­va­lua­tion dans une uni­ver­si­té amé­ri­caine, c’est qu’elle est par­tout pré­sente, fluide, natu­relle, conti­nue comme le mar­ché, concer­nant tous les aspects de la vie uni­ver­si­taire, non seule­ment l’en­sei­gne­ment et la recherche, mais aus­si l’in­ser­tion pro­fes­sion­nelle des étu­diants et le menu de la cantine.

C’est le mar­ché qui mesure sans inter­rup­tion, sans ren­dez-vous qua­drien­nal, la qua­li­té des étu­diants, des diplômes, des pro­fes­seurs, des éta­blis­se­ments. Sur un mar­ché suf­fi­sam­ment concur­ren­tiel, sinon pur et par­fait, les usines bureau­cra­tiques à pro­duire de l’é­va­lua­tion, du type de l’AERES (Agence d’é­va­lua­tion de la recherche et de l’en­sei­gne­ment supé­rieur) créée en France en 2007, sont super­flues. D’ailleurs, elles tendent aus­si à l’être en l’ab­sence d’un mar­ché trans­pa­rent, car leurs éva­lua­tions sont dépour­vues de fina­li­té : on éva­lue pour éva­luer, sans que les déci­sions suivent.

Gouvernance et persuasion

Le modèle de gou­ver­nance adop­té en France n’est pas celui des grandes uni­ver­si­tés américaines

La gou­ver­nance d’une uni­ver­si­té amé­ri­caine repose sur une répar­ti­tion soi­gneuse des rôles entre le pré­sident et le pré­vôt (pro­vost), lequel peut por­ter un autre nom sans que la fonc­tion soit moins essen­tielle. Le pré­sident a l’oeil sur l’a­ve­nir de l’ins­ti­tu­tion à vingt ans, tan­dis que le pré­vôt est le garant de sa tra­di­tion et de sa conti­nui­té. J’in­ter­ro­geais un ancien pré­vôt de Colum­bia sur les consé­quences de la crise finan­cière : » Elle n’est pas mal venue « , me répon­dit-il, par­fai­te­ment dans son rôle, » les chan­ge­ments étaient en train de s’emballer ; ils seront ralentis. »

Le pré­sident se pré­oc­cupe davan­tage des rela­tions exté­rieures, tan­dis que le pré­vôt se consacre plu­tôt aux affaires inté­rieures. C’est pour­quoi, sou­vent, le pré­sident a été recru­té au-dehors et le pré­vôt au-dedans, à moins que ce ne soit l’inverse.

Pré­vôts
Sui­vant les sta­tuts de Colum­bia : « Le pré­vôt (ou les pré­vôts), pla­cé sous la direc­tion du pré­sident, sera le pré­sident de la facul­té (chief aca­de­mic offi­cer). Il éla­bo­re­ra et met­tra en oeuvre un plan aca­dé­mique pour l’en­semble de l’u­ni­ver­si­té, il éva­lue­ra pério­di­que­ment les pro­grammes et les acti­vi­tés de l’u­ni­ver­si­té, il rece­vra et éva­lue­ra les rap­ports annuels des doyens des facul­tés et des direc­teurs des conseils admi­nis­tra­tifs de l’université. »
Aca­de­mic freedom
Le prin­cipe devant lequel la gou­ver­nance uni­ver­si­taire amé­ri­caine s’in­cline est l’a­ca­de­mic free­dom, notion essen­tielle que les mots « d’in­dé­pen­dance des pro­fes­seurs » tra­duisent avec insuf­fi­sam­ment de force. Elle résume les deux exi­gences com­plé­men­taires de l’ac­ti­vi­té du pro­fes­seur : free­dom of inqui­ry et peer review, mener ses recherches où qu’elles conduisent et être jugé par ses pairs sur ses résul­tats, ses pro­jets et ses méthodes.

Équilibre des pouvoirs

La col­lé­gia­li­té, la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive, l’au­to­ré­gu­la­tion ne s’im­pro­visent pas dans une ins­ti­tu­tion : elles exigent la sépa­ra­tion des pou­voirs et un équi­libre sub­til de checks and balances. Le modèle de gou­ver­nance aujourd’­hui adop­té en France n’est pas celui des grandes uni­ver­si­tés de recherche amé­ri­caines, ni celui des col­lèges d’arts libé­raux ou des uni­ver­si­tés publiques. Il rap­pelle plu­tôt celui des éta­blis­se­ments pri­vés les moins éta­blis et les plus arri­vistes, lan­cés dans une crois­sance incon­trô­lée, où les scan­dales sur­viennent parce que le pré­sident concentre trop de pou­voirs, capo­ra­listes et clientélistes.

Alors que les entre­prises d’a­ve­nir s’ins­pirent dans leur agen­ce­ment décon­trac­té du cam­pus de recherche amé­ri­cain, on est en train de don­ner pour modèle de gou­ver­nance aux uni­ver­si­tés fran­çaises la struc­ture rigide de l’en­tre­prise hié­rar­chique du passé.

Financement

Équi­voque
S’il semble judi­cieux que les uni­ver­si­tés fran­çaises créent des fon­da­tions, l’é­qui­voque guette là aus­si. Auprès de qui comptent-elles lever des fonds ? Auprès des entre­prises locales, semble-t-il. Ce sont tou­te­fois les per­sonnes phy­siques qui contri­buent pour 90% des dons aux éta­blis­se­ments cultu­rels et édu­ca­tifs à but non lucra­tif amé­ri­cains, alors que le finan­ce­ment par les entre­prises est déjà a peu près aus­si éle­vé en France qu’aux États-Unis, où il repré­sente seule­ment entre 5 et 10% du bud­get de recherche d’une grande université.

Le bud­get d’une uni­ver­si­té pri­vée amé­ri­caine se décom­pose, du côté des recettes, en trois gros tiers : les droits d’ins­crip­tion (tui­tion and fees), les contrats de recherche (research grants and contracts), le finan­ce­ment pri­vé, c’est-à-dire les reve­nus de la dota­tion et les dons (pri­vate sup­port : endow­ment returns and new gifts), à quoi il faut ajou­ter les reve­nus médi­caux (medi­cal income), car une uni­ver­si­té de recherche dis­pose en géné­ral d’un hôpi­tal et d’une école de méde­cine, les reve­nus des bre­vets, etc.

En moyenne, 15 à 20 % du bud­get pro­viennent des reve­nus de la dota­tion dans les uni­ver­si­tés pri­vées – plus d’un tiers du bud­get à Har­vard et plus de 45 % à Prin­ce­ton -, qui observent une règle de dépense pru­dente (spen­ding rule) de 4,5 % de la valeur moyenne du capi­tal sur les trois der­nières années. Dans une uni­ver­si­té publique, la dota­tion de l’É­tat local se sub­sti­tue en prin­cipe aux reve­nus du capi­tal, mais elle tend à dimi­nuer et les uni­ver­si­tés publiques recourent elles aus­si de plus en plus à la levée de fonds privés.

Civisme et liberté

Il faut encore dire un mot d’un trait essen­tiel des uni­ver­si­tés amé­ri­caines trop igno­ré en France pour même faire l’ob­jet d’un mal­en­ten­du : leur civisme.

Fidé­li­té
En Amé­rique, dif­fi­cile de gar­der son dra­peau dans sa poche et de ne pas s’i­den­ti­fier à son uni­ver­si­té, struc­ture fédé­ra­tive incar­née dans une mis­sion édu­ca­tive et civique, et non simple jux­ta­po­si­tion d’in­di­vi­dus vivant leur métier comme une pro­fes­sion libé­rale, voire une rente, et se recon­nais­sant moins dans l’ins­ti­tu­tion où ils exercent que dans la dis­ci­pline qu’ils pratiquent.

Celui-ci relève de deux ordres, et d’a­bord du sens du com­mon good. Toute uni­ver­si­té, publique comme pri­vée, est péné­trée de sa mis­sion civique, de son civic duty, c’est-à-dire de l’exi­gence d’exem­pla­ri­té citoyenne qui s’im­pose à elle.

Le second aspect du civisme uni­ver­si­taire est plus pro­saïque : c’est ce qu’on appelle good citi­zen­ship. Le good citi­zen joue le jeu, par oppo­si­tion au free rider, le pas­sa­ger clan­des­tin qui pro­fite du bien com­mun sans payer son écot. Qua­si impos­sible de sur­vivre comme free rider aux États-Unis, pays de l’ap­par­te­nance, du patrio­tisme à tous les niveaux, la nation, l’É­tat, la ville, la com­mu­nau­té, l’en­tre­prise, le club de base­ball, et aus­si l’université.

Deux voies à explorer

Il n’y a pas de recettes étran­gères à appli­quer pour relan­cer les uni­ver­si­tés de France

Les réformes récentes des uni­ver­si­tés fran­çaises – loi LRU, décret sta­tu­taire en par­ti­cu­lier – n’ont rien à voir avec une amé­ri­ca­ni­sa­tion de l’en­sei­gne­ment supé­rieur fran­çais, contrai­re­ment à ce qui se dit çà et là pour se féli­ci­ter de ces réformes ou pour les condam­ner. Les deux sys­tèmes d’en­sei­gne­ment supé­rieur sont, pour des rai­sons his­to­riques, cultu­relles, éco­no­miques, poli­tiques, si diver­gents – sans même avoir rien dit des grandes écoles ni des orga­nismes de recherche – qu’il n’y a pas vrai­ment d’emprunts conce­vables à court terme, pas de recettes étran­gères à appli­quer pour relan­cer les uni­ver­si­tés de France.

Pas de for­mules toutes faites, mais deux grandes idées quand même. Sans un tier sys­tem à la fran­çaise, nous n’aug­men­te­rons pas signi­fi­ca­ti­ve­ment le pour­cen­tage des diplô­més de l’en­sei­gne­ment supé­rieur long dans ce pays. Sans un self-poli­cing à la fran­çaise, nos uni­ver­si­tés ne devien­dront jamais véri­ta­ble­ment auto­nomes et ne conquer­ront pas cha­cune sa propre identité.

L’au­teur

Antoine Com­pa­gnon (70) est ingé­nieur des Ponts & Chaus­sées, doc­teur d’É­tat ès lettres, pro­fes­seur de lit­té­ra­ture fran­çaise à la Sor­bonne (uni­ver­si­té de Paris-IV) et depuis 1985 à l’u­ni­ver­si­té Colum­bia à New York. Il est pro­fes­seur au Col­lège de France depuis 2006. Il publie en 2009 un article inti­tu­lé « Leçons amé­ri­caines » dans Le Débat (Gal­li­mard), qui a auto­ri­sé la publi­ca­tion d’ex­traits rete­nus par la rédaction.

Commentaire

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Jean Bod­man (de)répondre
17 juin 2011 à 6 h 22 min

consul­tant
Remarquable…Français ‚si vous saviez…!

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