Les enseignements du modèle universitaire américain
REPÈRES
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Classement de Shanghai oblige, qui nous a rendus sensibles à l’urgence d’une réforme de l’enseignement supérieur français, il y a depuis plusieurs années dans l’opinion un mythe de l’université américaine. Suivant ses préjugés, on l’invoque comme un idéal ou comme une menace. Or, comme tout mythe, celui-ci est très éloigné des réalités. Aussi importe-t-il de balayer les idées reçues sur le prétendu » modèle universitaire américain « .
Idées reçues
Les universités américaines sont fortement différenciées, plus que les établissements français
Que n’entend-on pas ces temps-ci sur la privatisation progressive des universités et la marchandisation rampante des formations, la standardisation des cursus et leur professionnalisation, la flexibilité et la précarisation des emplois, l’idéologie de l’évaluation et la rémunération à la performance, tout cela imposé aux universités françaises, au nom du « processus de Bologne » visant la création d’un espace européen d’enseignement supérieur, » sur le modèle du néolibéralisme anglo-saxon » ?
Ou, de l’autre bord, sur l’avenir de l’économie de la connaissance, les bienfaits de la mise en concurrence des établissements et de la hausse des frais d’inscription, la culture du résultat, le rapport annuel de performance, les indicateurs de coût, les primes au mérite ou le financement privé, ensemble de prescriptions magiques, censément de même origine ? On examinera une douzaine de ces idées reçues françaises sur l’université américaine.
Un système étagé
Premier truisme : il y a un modèle, une université américaine. Non, les universités américaines sont fortement différenciées, plus que les établissements français.
Diversité
Il y a moins en commun entre Harvard et le community college d’El Paso qu’entre l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et l’IUT de Mende. En France, les établissements sont tous régis par le même code de l’éducation (révisé par la loi relative aux libertés et responsabilités des universités du 10 août 2007, dite loi LRU), les enseignants sont tous soumis au même statut (modifié par le décret du 23 avril 2009), et les diplômes sont nationaux.
Le nombre des établissements d’enseignement supérieur était en 2007 de 4 314, dont 2 629 offrent des études en quatre ans et 1685 en deux ans. Moins de 5 % de ces établissements sont ce qu’on appelle des research universities (entre 100 et 120, et très exactement 96 avec une very high research activity suivant la Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching) : c’est à celles-là qu’on pense quasi exclusivement, et on oublie tout le reste, quand on parle de l’université américaine en France, c’est-à-dire celles qui arrivent en tête dans le classement de Shanghai.
L’université américaine n’est donc pas une, mais multiple, diverse, différenciée, ou, comme on dit, » étagée « . L’exemple le plus clair de cet étagement est celui du système universitaire public californien, invention originale en matière d’enseignement supérieur, la seconde innovation majeure après la création de Johns Hopkins, modèle de l’université de recherche, en 1876 : il s’agit du three-tier public higher education system mis au point par le California Master Plan for Higher Education de 1960 (Donahoe Act). Ses trois étages sont le University of California System (10 campus, 190 000 étudiants), délivrant BA, BS, MA et PhD (Bachelor of Arts, Bachelor of Science, Master of Arts, Doctorat); le California State University System (23 campus, 420 000 étudiants), délivrant BA, BS et MA, mais non PhD ; et le California Community Colleges System (110 campus, 2,5 millions d’étudiants), délivrant un diplôme en deux ans, AA ou AS (Associate of Arts, Associate of Science), au lieu de quatre pour le Bachelor.
Taille moyenne
Les universités américaines ne sont pas grandes : Princeton (7 000 étudiants : 5 000 sous-gradués et un peu plus de 2 000 gradués), Harvard (19000 : 7 000 + 12000). Les universités publiques les plus peuplées dépassent rarement les 50 000 étudiants (Ohio, Arizona, Floride, Minnesota), répartis sur plusieurs campus.
Vocation détournée
Lors de leur création en 1966, les IUT, dispensant des études supérieures courtes tout en ménageant des passerelles vers les universités, ébauchaient une carte de l’enseignement supérieure ressemblant au tiers system californien, mais ils ont été peu à peu détournés de leur vocation. Au lieu d’accueillir des bacheliers technologiques, ils se sont peuplés de bacheliers généraux qui s’en servent comme de classes préparatoires de réserve, par méfiance à l’égard des universités. Quant à la seconde démocratisation française de la fin des années 1980, elle s’est faite par le gonflement des premiers cycles des universités, peu adaptés au nouveau public bachelier, mais moins coûteux, et non par l’érection d’une nouvelle génération d’IUT fonctionnant comme des community colleges.
Petits collèges, grandes universités
Il n’y a pas de grande université de recherche au-dessus de 25 000 étudiants
Après leur taille modeste, une seconde caractéristique des universités américaines saute vite aux yeux : le nombre réduit de leurs étudiants sous-gradués. Les grandes universités privées abritent de petits collèges (7 000 étudiants à Harvard et Columbia) ; les grandes universités publiques, pour un nombre d’étudiants gradués du même ordre de grandeur, ont de plus gros contingents sous-gradués (26 000 à l’université du Michigan), mais ceux-ci sont répartis en plusieurs collèges.
Une université américaine est une fédération de collèges et d’écoles professionnelles, entités toutes de taille humaine. Le ratio entre étudiants sous-gradués et gradués n’est jamais celui des universités françaises, surdimensionnées en licence.
Méritocratie
Que n’entend-on pas en France sur l’inégalité de l’enseignement supérieur américain ? La sélection se ferait par l’argent, alors que les études sont quasi gratuites ici.
Équité
À la différence de la gratuité de l’enseignement primaire et secondaire, la quasi-gratuité de l’enseignement supérieur, dont les riches sont de plus gros usagers que les pauvres, n’a pas d’effet de redistribution des revenus en France. Un enseignement supérieur payant, combiné avec des bourses et des prêts, serait plus équitable. Plusieurs systèmes sont concevables, dont l’australien, Higher Education Loan Programme (HELP), système de prêts sans intérêt mais indexés, remboursés avec les impôts en fonction des revenus des anciens étudiants
Oui, les études dans les universités américaines coûtent cher à ceux qui les paient. Mais, d’une part, toutes les enquêtes montrent que les études supérieures sont un investissement très rentable au cours d’une vie. D’autre part, les procédures d’admission dans de nombreuses universités privées sont, sans même parler de l’affirmative action (discrimination positive), ce qu’on appelle need-blind, et même full-need si nécessaire, ce qui veut dire que la sélection est méritocratique, indépendante des ressources familiales, fondée exclusivement sur des critères de connaissance (le fameux SAT, Scholastic Aptitude Test, en particulier) et de compétence, et que l’aide financière peut être totale. Ainsi, 55% d’une promotion (class) qui entre à Princeton bénéficie aujourd’hui d’une aide financière, aide qui provient à 92 % des ressources propres (endowment and gifts) de l’université.
La non-titularisation est la norme dans les top institutions
Sélection
Aux États-Unis, l’enseignement supérieur est sélectif pour les étudiants et concurrentiel pour les professeurs. Suivant qu’on est de droite ou de gauche, on aime ou on n’aime pas, mais dans les deux cas on ne veut pas savoir que, dans le système américain étagé – hiérarchisé et diversifié -, il y a une place pour chacun. Ainsi, le University of California System sélectionne ses étudiants parmi les 12,5% des candidats qui ont obtenu les meilleurs résultats au SAT, le California State University System, parmi les 33,3% les meilleurs, mais le California Community Colleges System doit accepter tous les candidats.
Concurrence
Souci de réputation
La situation américaine n’a rien à voir avec la légèreté avec laquelle on a créé sur le territoire français, au cours de la dernière décennie, plus de 1600 licences professionnelles, souvent portées par de minuscules équipes, parfois vides d’étudiants, et qui n’auraient jamais vu le jour si les universités avaient été plus soucieuses de leur réputation, et si l’habilitation avait été indépendante du ministère au lieu d’appliquer sa politique.
Quant aux enseignants, c’est à peu près pareil. Le publish or perish est féroce, et la non-titularisation est la norme dans les top institutions qui, contrairement à l’idée reçue, ne proposent pas d’emplois tenure-track, c’est-à-dire ne s’engagent pas à examiner la promotion de tout assistant avant la fin de ses contrats à durée déterminée (un an, puis deux fois trois ans en général). Mais les professeurs se donnent, si nécessaire, du cœur au ventre au moment de remercier un jeune collègue après de nombreuses années de bons et loyaux services, en se disant qu’il trouvera à s’employer à l’étage en dessous, ce à quoi il ou elle parviendra en général et ce qui ne l’empêchera pas de remonter d’un étage s’il continue de publier.
Enseignement et recherche
La recherche implique la concurrence pour les talents et pour le financement. L’émulation scientifique est intense. Si celle-ci a des effets hautement positifs en général, elle donne lieu aussi à des conflits persistants, par exemple sur un sujet brûlant en France aujourd’hui : le juste équilibre entre l’enseignement et la recherche. Aux États-Unis, la tension entre ces deux missions des professeurs a été exacerbée à partir des années 1980, avec l’apparition de free agents, comme on dit dans les sports de compétition, se déplaçant d’offre en offre en faisant monter les enchères. La diminution de la charge d’enseignement, sous-gradué notamment, est alors devenue un facteur important dans la négociation d’embauche.
Il importe d’avoir ces distorsions à l’esprit au moment où le débat sur la modulation des services éveille des craintes analogues en France. De fait, il y a peu de modulation individuelle des services aux États-Unis – ni, bien sûr, d’heures complémentaires, la notion étant incompatible dans la plupart des pays avec celle d’université.
Offre de diplômes retenue
Si l’enseignement supérieur est un marché aux États-Unis, celui-ci est régulé, comme pour les jouets ou les médicaments. Les universités sont accréditées par des agences régionales indépendantes reconnues par l’État fédéral, tous les dix ans, avec une étape à cinq ans, suivant une procédure beaucoup plus lourde que celle de nos contrats quadriennaux négociés inégalement entre les universités et le ministère, lequel, traversé d’inévitables conflits d’intérêts, tient les cordons de la bourse et décide de l’habilitation des diplômes. À la clé de l’accréditation américaine, l’exemption fiscale des universités, et donc leur survie financière.
Quant aux diplômes, ils sont accrédités par l’État où l’université est implantée. On peut certes inventer de nouveaux diplômes, mais l’accréditation est compliquée.
La liste des meilleures universités des États-Unis a si peu changé depuis 1900 que c’en est troublant
Traditions
Réformite
La rupture est la hantise des universités américaines : elle freine la levée de fonds. La contribution des alumni et des familles au financement de l’enseignement supérieur est le plus puissant contrepoids à la réformite.
À l’image des institutions politiques du pays, la durabilité du monde académique américain est impressionnante, son attachement aux traditions, aux coutumes et aux usages, voire son conservatisme.
C’est nous qui avons l’air versatiles en comparaison. La courte liste des meilleures universités des États-Unis a si peu changé depuis 1900, quand elles ont décidé qu’elles étaient les meilleures, que c’en est même troublant, comme si elles avaient réussi à bâtir un oligopole irrésistible. Le rituel du commencement, cérémonie de la remise des diplômes, le port régulier de la toge par les professeurs, les réunions des alumni, ce sont les signes extérieurs de l’absence de course à la réforme et à la modernisation institutionnelle à tout prix.
À la Sorbonne, je me gardais bien de donner le moindre renseignement administratif aux étudiants, car j’étais sûr de retarder d’une réforme et de les induire en erreur. Aux États-Unis, les structures bougent peu, car l’adaptation est continue sans qu’il soit toujours besoin d’outres neuves pour le vin nouveau. Comme la Constitution depuis plus de deux siècles, la rule of law académique est à peu près immuable.
Évaluation fluide
Self-policing
Dans les universités américaines, on n’évalue pas s’il n’y a pas de décision à la clé, simplement parce que l’évaluation a un coût. Et le primat est conféré à l’auto-évaluation, self-policing, la plus efficace de toutes car elle se tient au plus près des acteurs. C’est au fond la seule sérieuse, la plus sévère, car elle est gardienne du renom. Chaque université dispose d’un comité interne de professeurs qui ausculte périodiquement tous les départements et fait des recommandations à l’administration.
Si on parle peu de l’évaluation dans une université américaine, c’est qu’elle est partout présente, fluide, naturelle, continue comme le marché, concernant tous les aspects de la vie universitaire, non seulement l’enseignement et la recherche, mais aussi l’insertion professionnelle des étudiants et le menu de la cantine.
C’est le marché qui mesure sans interruption, sans rendez-vous quadriennal, la qualité des étudiants, des diplômes, des professeurs, des établissements. Sur un marché suffisamment concurrentiel, sinon pur et parfait, les usines bureaucratiques à produire de l’évaluation, du type de l’AERES (Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur) créée en France en 2007, sont superflues. D’ailleurs, elles tendent aussi à l’être en l’absence d’un marché transparent, car leurs évaluations sont dépourvues de finalité : on évalue pour évaluer, sans que les décisions suivent.
Gouvernance et persuasion
Le modèle de gouvernance adopté en France n’est pas celui des grandes universités américaines
La gouvernance d’une université américaine repose sur une répartition soigneuse des rôles entre le président et le prévôt (provost), lequel peut porter un autre nom sans que la fonction soit moins essentielle. Le président a l’oeil sur l’avenir de l’institution à vingt ans, tandis que le prévôt est le garant de sa tradition et de sa continuité. J’interrogeais un ancien prévôt de Columbia sur les conséquences de la crise financière : » Elle n’est pas mal venue « , me répondit-il, parfaitement dans son rôle, » les changements étaient en train de s’emballer ; ils seront ralentis. »
Le président se préoccupe davantage des relations extérieures, tandis que le prévôt se consacre plutôt aux affaires intérieures. C’est pourquoi, souvent, le président a été recruté au-dehors et le prévôt au-dedans, à moins que ce ne soit l’inverse.
Équilibre des pouvoirs
La collégialité, la responsabilité collective, l’autorégulation ne s’improvisent pas dans une institution : elles exigent la séparation des pouvoirs et un équilibre subtil de checks and balances. Le modèle de gouvernance aujourd’hui adopté en France n’est pas celui des grandes universités de recherche américaines, ni celui des collèges d’arts libéraux ou des universités publiques. Il rappelle plutôt celui des établissements privés les moins établis et les plus arrivistes, lancés dans une croissance incontrôlée, où les scandales surviennent parce que le président concentre trop de pouvoirs, caporalistes et clientélistes.
Alors que les entreprises d’avenir s’inspirent dans leur agencement décontracté du campus de recherche américain, on est en train de donner pour modèle de gouvernance aux universités françaises la structure rigide de l’entreprise hiérarchique du passé.
Financement
Équivoque
S’il semble judicieux que les universités françaises créent des fondations, l’équivoque guette là aussi. Auprès de qui comptent-elles lever des fonds ? Auprès des entreprises locales, semble-t-il. Ce sont toutefois les personnes physiques qui contribuent pour 90% des dons aux établissements culturels et éducatifs à but non lucratif américains, alors que le financement par les entreprises est déjà a peu près aussi élevé en France qu’aux États-Unis, où il représente seulement entre 5 et 10% du budget de recherche d’une grande université.
Le budget d’une université privée américaine se décompose, du côté des recettes, en trois gros tiers : les droits d’inscription (tuition and fees), les contrats de recherche (research grants and contracts), le financement privé, c’est-à-dire les revenus de la dotation et les dons (private support : endowment returns and new gifts), à quoi il faut ajouter les revenus médicaux (medical income), car une université de recherche dispose en général d’un hôpital et d’une école de médecine, les revenus des brevets, etc.
En moyenne, 15 à 20 % du budget proviennent des revenus de la dotation dans les universités privées – plus d’un tiers du budget à Harvard et plus de 45 % à Princeton -, qui observent une règle de dépense prudente (spending rule) de 4,5 % de la valeur moyenne du capital sur les trois dernières années. Dans une université publique, la dotation de l’État local se substitue en principe aux revenus du capital, mais elle tend à diminuer et les universités publiques recourent elles aussi de plus en plus à la levée de fonds privés.
Civisme et liberté
Il faut encore dire un mot d’un trait essentiel des universités américaines trop ignoré en France pour même faire l’objet d’un malentendu : leur civisme.
Fidélité
En Amérique, difficile de garder son drapeau dans sa poche et de ne pas s’identifier à son université, structure fédérative incarnée dans une mission éducative et civique, et non simple juxtaposition d’individus vivant leur métier comme une profession libérale, voire une rente, et se reconnaissant moins dans l’institution où ils exercent que dans la discipline qu’ils pratiquent.
Celui-ci relève de deux ordres, et d’abord du sens du common good. Toute université, publique comme privée, est pénétrée de sa mission civique, de son civic duty, c’est-à-dire de l’exigence d’exemplarité citoyenne qui s’impose à elle.
Le second aspect du civisme universitaire est plus prosaïque : c’est ce qu’on appelle good citizenship. Le good citizen joue le jeu, par opposition au free rider, le passager clandestin qui profite du bien commun sans payer son écot. Quasi impossible de survivre comme free rider aux États-Unis, pays de l’appartenance, du patriotisme à tous les niveaux, la nation, l’État, la ville, la communauté, l’entreprise, le club de baseball, et aussi l’université.
Deux voies à explorer
Il n’y a pas de recettes étrangères à appliquer pour relancer les universités de France
Les réformes récentes des universités françaises – loi LRU, décret statutaire en particulier – n’ont rien à voir avec une américanisation de l’enseignement supérieur français, contrairement à ce qui se dit çà et là pour se féliciter de ces réformes ou pour les condamner. Les deux systèmes d’enseignement supérieur sont, pour des raisons historiques, culturelles, économiques, politiques, si divergents – sans même avoir rien dit des grandes écoles ni des organismes de recherche – qu’il n’y a pas vraiment d’emprunts concevables à court terme, pas de recettes étrangères à appliquer pour relancer les universités de France.
Pas de formules toutes faites, mais deux grandes idées quand même. Sans un tier system à la française, nous n’augmenterons pas significativement le pourcentage des diplômés de l’enseignement supérieur long dans ce pays. Sans un self-policing à la française, nos universités ne deviendront jamais véritablement autonomes et ne conquerront pas chacune sa propre identité.
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consultant
Remarquable…Français ‚si vous saviez…!