Les entreprises face à l’ardente obligation de former les jeunes
La société française s’accommode étrangement du pourcentage de jeunes qu’elle laisse sans travail.
Il s’agit là en somme d’une tradition. Voilà longtemps déjà que le chômage des jeunes est en France plus élevé que celui des adultes.
Or cette situation chaque année plus choquante pour la sensibilité publique se traduit par un écart croissant.
Deux fois plus élevé pour l’ensemble des jeunes des deux sexes, le chômage finit même par frapper trois fois plus la cohorte des jeunes femmes que la masse des hommes adultes. Ce niveau de tolérance ne se retrouve pas dans la plupart des autres pays d’Europe, à commencer par l’Allemagne où le taux de chômage des jeunes avoisine celui des adultes, s’il n’est même moins élevé.
Or en dépit de tous les dispositifs destinés à faciliter l’insertion professionnelle des jeunes, leur difficulté à entrer dans la vie professionnelle réelle persiste et s’accentue, à la mesure même de l’évolution des systèmes productifs. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que leur place se réduit de plus en plus dans les entreprises, et ce même dans celles qui sont pourtant portées par des secteurs d’activités en pleine expansion.
La porte demeure étroite qui permet de faire leurs premiers pas dans l’entreprise à des jeunes pourtant de plus en plus dotés d’un minimum de connaissances de base à la sortie du système éducatif. Mais ce déplacement vers le haut du niveau général de formation pour les nouvelles cohortes de jeunes entraîne par lui-même un effet pervers. Désormais la proportion de diplômés de l’enseignement supérieur parmi les jeunes passe de un sur cinq à un sur trois, et les titulaires d’un diplôme de « niveau IV » (le baccalauréat) sont eux-mêmes en fait des recalés de l’Université. Or cette évolution ne joue nullement au bénéfice de la généralisation d’une bonne formation professionnelle de base. De même, la surqualification ne règle aucun problème voire en crée de nouveaux.
Le taux de chômage des jeunes a été multiplié par cinq sur les deux dernières décennies. Pour ceux qui sont sans qualification il s’élève même à près de 65 %. Ce chiffre traduit de manière amplifiée l’accroissement du risque de chômage qui frappe de manière dégressive toutes les « tranches » de jeunes diplômés, à mesure que l’on remonte l’échelle des qualifications. Certes, si la conjoncture est moins défavorable, la porte par laquelle les jeunes peuvent accéder à l’entreprise peut s’ouvrir un peu plus généreusement. Mais elle reste étroite. Ainsi la part des jeunes sortant de formation initiale dans les recrutements effectués par les entreprises ne représentait que 9 % des embauches. De même, si encore récemment le volume global des recrutements effectués par les entreprises a baissé de 12 %, les embauches de jeunes ont, elles, chuté de 30 %.
Qui est responsable d’une situation que tout le monde, sauf les jeunes bien sûr, semble en somme trouver tolérable ?
La société française a longtemps considéré qu’il revenait à l’école de préparer les jeunes générations à la vie professionnelle, en les munissant des qualifications nécessaires.
Pour confirmer cette tradition, les milieux professionnels avaient eux-mêmes coutume de déplorer l’incapacité du système scolaire à leur fournir des jeunes dotés de qualifications immédiatement utilisables.
L’apprentissage quant à lui ainsi que les formations en alternance étaient réservés à quelques métiers très particuliers et aux jeunes stigmatisés par l’échec scolaire.
Tout se passe comme si, désormais, l’entreprise était en passe de faire de la formation une sorte de cause sacrée à laquelle elle invite cependant l’école à se rallier, brouillant ainsi les frontières censées délimiter le rôle de l’une et de l’autre en la matière. Mais de cette nouvelle religion les employeurs se montrent plus croyants que véritablement pratiquants. Ainsi, depuis quelques années le discours officiel a changé de sens. On ne parle plus que de réintroduire la formation ou une partie de la formation dans l’entreprise, et de la nécessité de rapprocher de manière toujours plus intime l’école et le monde de l’entreprise.
Le CNPF devenu MEDEF proclame l’importance de la formation pour la compétitivité. Un discours émanant de partout et de nulle part, mais omniprésent parcourt inlassablement la liste des compétences nouvelles requises par les changements technologiques : adaptabilité, mobilité, diversification, polyvalence, etc. Ces compétences renvoient toutes à la capacité centrale d’évoluer au rythme de plus en plus accéléré des mutations technologiques et d’un environnement social et économique lui-même en constante métamorphose.
À les entendre, les entreprises recruteraient désormais sur la base de critères nouveaux tels que l’aptitude à s’adapter rapidement aux nouvelles technologies, à manier des systèmes complexes, à travailler en équipe, à réagir à des situations professionnelles inattendues, à mobiliser des savoirs parallèles, etc. Ce sont là des compétences personnelles qui échappent à l’emprise des enseignements formalisés tels que l’école les dispense. Ces savoir-faire ne se transmettent qu’en situation.
On comprend alors que l’entreprise soit le cadre le plus adapté à leur épanouissement, à l’école la transmission des savoirs généraux, à l’entreprise l’art de les mettre en pratique. C’est ce que les entreprises allemandes ont compris depuis longtemps. Là-bas, c’est dans les ateliers et dans les bureaux que les jeunes acquièrent les savoir-faire sociaux et organisationnels qu’il est impossible de transmettre dans des salles de classe.
La plupart des entreprises françaises si promptes à prêcher l’urgente nécessité de former les jeunes ne mettent nullement leurs pratiques en conformité avec leurs convictions. Pour qu’elles puissent réellement exercer leur mission de formation, encore faut-il qu’elles consentent à repenser leur organisation productive de manière à faire sa place à cette fonction nouvelle qu’elles entendent exercer à meilleur titre que l’école. Or précisément, mises à part certaines exceptions, c’est rarement le cas. Chaque entreprise a tendance à occuper un créneau technologique de plus en plus étroit, au milieu d’un réseau de PME sous-traitantes, soumises à cette même logique de spécialisation encore accentuée. Où le jeune salarié trouvera-t-il l’environnement riche et complexe dont il aurait besoin pour y inscrire le parcours professionnel censé développer chez lui ces fameuses aptitudes que les employeurs réclament à cor et à cri des générations montantes ?
Si l’on veut véritablement remédier au chômage des jeunes, il faut bien comprendre la relation directe qu’il entretient avec une certaine forme d’organisation du travail telle qu’on la pratique en France
Dans le passé déjà, les tentatives de formation en alternance butaient sur le manque de disponibilité des entreprises pour accueillir les jeunes, les embaucher et les former. L’organisation du travail y était dépourvue de toute visée formatrice, à la différence des pays rhénans où les jeunes sont intégrés dans un processus qui les fait évoluer dans la qualification et où l’encadrement a d’abord une fonction pédagogique. Dans la logique de productivité à court terme qui se développe de plus en plus, le jeune en formation est perçu d’abord comme un salarié sans expérience constituant surtout un frein au rythme d’activité de l’entreprise.
Du même coup, l’évolution des systèmes productifs rend encore plus incertaine la place éventuelle de la formation des jeunes dans l’entreprise. D’un côté, pour raccourcir les délais de production, les entreprises externalisent des pans entiers de leur activité qu’elles sous-traitent à des myriades de PME ou de travailleurs indépendants dont elles ont ainsi suscité l’apparition1. D’un autre côté, les techniques du juste à temps et du zéro stock visent à raccourcir les délais de production. D’aussi petites structures fonctionnant ainsi dans l’urgence ne sont pas conçues pour se livrer à des activités de formation et n’ont pas la disponibilité pour prendre en charge la dimension pédagogique : former les tuteurs, dégager pour eux du temps pour leur permettre d’encadrer réellement le jeune, faire en sorte, en fin de compte, que cette fonction soit intégrée dans la charge de travail de celui qui exerce le rôle de tuteur et soit prise en compte comme une composante essentielle de son poste. Pourtant des exemples récents mais hélas peu nombreux indiquent que cette voie est possible et qu’elle est efficace.
Mais, à l’opposé du discours qu’elles entretiennent sur la nécessité de former les jeunes sur le lieu de travail, la plupart des entreprises font tout autre chose. Elles visent de plus en plus le court terme et se replient toujours davantage sur la spécialité qui constitue leur avantage comparatif. Ce rétrécissement de l’horizon dans l’espace et le temps rend, quoi que proclament les gestionnaires, problématique la prise en compte du rôle formateur d’une certaine organisation du travail au bénéfice de ces jeunes, dont elle a pourtant besoin pour renouveler sa propre pyramide démographique.
Si l’on observe les changements survenus dans les systèmes productifs, on comprend combien les jeunes sortant de l’école avec des compétences qui ne sont pas immédiatement opérationnelles sont mal accueillis sur le marché du travail
En bref, s’engager sur la voie de la formation des jeunes ne peut se faire que si l’entreprise a une vision à long terme et qu’elle anticipe continûment sur ses besoins en compétences. Or elle semble souvent s’en montrer incapable. Parallèlement, cette vision bloquée sur le court terme et cette désinvolture à l’égard des jeunes se révèlent dans le désengagement des organisations professionnelles d’employeurs guère plus désireuses de s’impliquer dans les instances paritaires chargées de faire évoluer les formations et les qualifications.
Si l’évolution des systèmes productifs se poursuit dans cette voie, l’entreprise du futur risque de s’enfermer dans une contradiction fatale pour sa survie, comme elle le sera pour l’ensemble de la société à laquelle d’ailleurs elle a des comptes à rendre.
Alors que la hausse des qualifications professionnelles et le développement des compétences seront devenus partout ailleurs en Europe l’ultima ratio de la compétitivité, beaucoup d’entreprises françaises découvriront, trop tard peut-être, que leur mode de gestion et d’organisation technologique aura fermé tout espace à une véritable formation. La pensée fixée sur le court terme, l’œil rivé sur les bilans ou traquant les moindres interstices dans les temps de travail, le manager de l’avenir aura oublié cette évidence que le véritable signe de la modernité ne réside pas dans les machines mais dans les hommes.
On leur parle de polyvalence alors que l’univers de l’entreprise se resserre de plus en plus. Mais pour qu’elle puisse exercer cette mission, c’est-à-dire donner une formation ouverte sur un champ élargi de compétences, susceptibles d’évoluer, de s’adapter à des technologies nouvelles, il faut qu’existe en son sein une certaine déclinaison des technologies. Or la tendance est à l’inverse. Si cette évolution devait se confirmer, chaque entreprise finirait par occuper un créneau de plus en plus pointu, c’est-à-dire de moins en moins à même de donner cette expérience large et multidimensionnelle dont le jeune a besoin.
Ce n’est pas en plaquant sans imagination les nouvelles technologies sur l’ancienne organisation du travail, le plus souvent taylorienne, que les entreprises retrouveront le secret de la croissance durable. Mais c’est en comprenant que faire travailler des salariés n’a de sens et d’efficacité que dans la mesure où l’entreprise accepte réellement de former les jeunes et de se former à leur contact.
Substituer à la réorganisation du travail, qu’un tel objectif implique, la rhétorique creuse et le discours sans substance que l’on entend trop souvent, c’est s’engager tôt ou tard sur le chemin de la régression sociale et du déclin économique.
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1. Cf. sur ce point, mon ouvrage Pour en finir avec la fin du travail, Éditions de l’Atelier, 1998.
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réaction
ma réaction est la satisfaction a l’issue de la lecture de cet article oh combien intéressant dans la mesure où l’auteur décrit effectivement ce qui est vécu actuellement en France, mais aussi en RDC où je vis. ici, les entreprises ont presque démissionné de leur mission de former des jeunes, de les ouvrir au monde professionnel et de mettre en pratique les connaissances théoriques acquises. pour elles, les stagiaires ne sont que des opportunités nous offertes par les institutions d’enseignement et qu’il faut exploiter à fond en leur confiant des tâches qui fatiguent.la visée commerciale à court terme l’emporte sur tout. cela est déplorable et de nature à faire regresser sur le long terme les compétences. ce qui est de plus consternant c’est le silence complice du pouvoir public face à cette situation.