Les expériences d’Arago et la genèse de la relativité

Dossier : Libres proposMagazine N°556 Juin/Juillet 2000
Par Albert BIJAOUI (62)

Les lec­teurs vont peut-être être sur­pris en lisant ce récit, mais l’his­toire des sciences est rem­plie de tels faits. Des savants inventent, découvrent, mais ils sont trop en avance pour que leurs résul­tats puissent être cor­rec­te­ment inter­pré­tés. Beau­coup plus tard, d’autres expé­riences vont être ima­gi­nées éclai­rant les tra­vaux anciens d’une nou­velle lumière, avec un nou­veau lan­gage. Les pion­niers sont oubliés4, seuls les noms des savants ayant réa­li­sé les expé­riences déci­sives seront rete­nus dans les manuels d’enseignement.

I. D’Estagel à l’Observatoire de Paris

Domi­nique, Fran­çois, Jean Ara­go est né en 1786 à Esta­gel (Pyré­nées- Orien­tales). En 1796, son père occupe un place impor­tante au Direc­toire dépar­te­men­tal, l’a­me­nant à emmé­na­ger avec sa famille à Per­pi­gnan. Fran­çois Ara­go va au col­lège, et acquiert un très bon niveau dans les huma­ni­tés. En 1800, sa ren­contre sur les rem­parts de la ville avec Fran­çois Cel­li­ni de Cres­sac (X 1794) est déter­mi­nante : il veut entrer à l’É­cole poly­tech­nique pour deve­nir offi­cier5.

Il se plonge avec achar­ne­ment dans les œuvres d’Eu­ler, de Lagrange et de Laplace et il est prêt en 1802 à pas­ser le concours. Mais les épreuves sont annu­lées à Mont­pel­lier, et il doit attendre 1803 pour éblouir Louis Monge, le fils du père de la géo­mé­trie des­crip­tive, et entrer dans les tout pre­miers à l’É­cole. Sa très grande per­son­na­li­té est très vite remar­quée, et il fait une forte impres­sion sur ses pro­fes­seurs, par­mi les­quels Legendre, Lagrange et Monge. Il se lie d’a­mi­tié avec Siméon Denis Pois­son (X 1794), avec qui il coha­bite chez Hachette. Pois­son en 1805 va lui faire une étrange pro­po­si­tion : accep­ter le poste de secré­taire biblio­thé­caire de l’Ob­ser­va­toire de Paris.

Il peut être sur­pre­nant de voir que le major6 de pro­mo­tion d’une École qui venait d’a­voir un sta­tut mili­taire puisse être char­gé d’une telle fonc­tion alors même que ses études ne sont pas ache­vées. Dans son auto­bio­gra­phie, His­toire de ma Jeu­nesse, Ara­go n’en donne pas d’ex­pli­ca­tions très convain­cantes. Depuis 1795, l’Ob­ser­va­toire de Paris est pla­cé sous la tutelle du Bureau des lon­gi­tudes (que nous appel­le­rons par la suite le Bureau). Pierre, Simon de Laplace y domine de son immense sta­ture scien­ti­fique. La déter­mi­na­tion pré­cise des lon­gi­tudes reste un objec­tif essen­tiel pour la car­to­gra­phie et la navi­ga­tion. Les astro­nomes ont pour tâche de per­fec­tion­ner les tables astro­no­miques (éphé­mé­rides), et de les publier, ain­si que toute autre infor­ma­tion utile aux navi­ga­teurs. Le Bureau avait joué un rôle déter­mi­nant dans la déter­mi­na­tion du mètre, avec la mis­sion de Jean-Bap­tiste Delambre et de Pierre, André Méchain7. Celui-ci avait mesu­ré la par­tie sud de la Méri­dienne de Paris. Au cours de ses obser­va­tions, il s’é­tait ren­du compte qu’il était pos­sible d’é­tendre la mesure jus­qu’aux Baléares. Le Bureau avait accep­té cette pro­po­si­tion et Pierre Méchain était repar­ti en Espagne en 1803. En pas­sant par Per­pi­gnan il a été héber­gé par la famille Ara­go, pour la seconde fois car Méchain avait été aus­si accueilli en 1796, lors de la pre­mière expé­di­tion. Il a décou­ra­gé le jeune Ara­go, qui pré­pa­rait le concours de l’É­cole, de s’en­ga­ger dans la car­rière des sciences, l’es­ti­mant trop dif­fi­cile et pleine de déceptions.

Pierre Méchain meurt au cours de sa mis­sion en 1804. Son fils, secré­taire biblio­thé­caire de l’Ob­ser­va­toire, démis­sionne peu après. C’est cet emploi qui est offert à Ara­go, qu’il com­mence par refu­ser, car il a tou­jours l’am­bi­tion de deve­nir offi­cier. Il est très vrai­sem­blable que le coût éle­vé des études que venait d’ins­ti­tuer Napo­léon Ier a joué un rôle déter­mi­nant dans l’ac­cep­ta­tion par Ara­go de cet emploi.

II. L’expérience d’Arago

Le Bureau le place sous la res­pon­sa­bi­li­té de Jean-Bap­tiste Biot (X 1794), jeune membre de l’Ins­ti­tut et pro­fes­seur au Col­lège de France, et grand dis­ciple de Laplace. Ils reprennent les tra­vaux de Bor­da sur la réfrac­tion des gaz, d’un grand inté­rêt dans les obser­va­tions astro­no­miques. Ces expé­riences vont jouer un rôle déter­mi­nant dans la car­rière d’A­ra­go, car elles lui laissent un doute sur la théo­rie de la lumière à la mode, celle de New­ton. À la suite du suc­cès de la théo­rie de la gra­vi­ta­tion uni­ver­selle, New­ton avait en effet pro­po­sé que la lumière était consti­tuée de grains, qui étaient cap­tés par le milieu réfrin­gent, déviant ain­si les rayons, confor­mé­ment à la loi de Des­cartes. Biot et Ara­go obtiennent des mesures qui pou­vaient s’in­té­grer dans la théo­rie de l’émission.

Ce tra­vail ins­pire à Ara­go l’i­dée d’ob­ser­ver l’a­ber­ra­tion annuelle des étoiles avec un prisme. Picard8 a mis en évi­dence en 1669 cette aber­ra­tion de dépla­ce­ment d’en­semble des étoiles sur la voûte céleste sur la seule étoile polaire. Ce phé­no­mène n’a­vait rien à voir avec la paral­laxe, phé­no­mène géo­mé­trique, ne dépen­dant que de la dis­tance des étoiles. Brad­ley a mon­tré en 1728 qu’il s’a­gis­sait d’un phé­no­mène sys­té­ma­tique, d’une très grande ampli­tude, puisque toutes les étoiles décrivent une ellipse appa­rente de 20″ 4 de demi-grand axe, ce qui était par­fai­te­ment mesu­rable au XVIIIe siècle. Brad­ley a mon­tré que ce mou­ve­ment appa­rent était dû au mou­ve­ment de la Terre par rap­port à la lumière émise par la source. Aujourd’­hui l’in­ter­pré­ta­tion de ce phé­no­mène ne se conçoit que dans un cadre relativiste.

L’in­ter­po­si­tion d’un prisme conduit à modi­fier les vitesses rela­tives. Ara­go inter­pose un prisme de 45′, ce qui était suf­fi­sant d’a­près ses cal­culs pour obser­ver un effet, or il ne détecte aucun dépla­ce­ment dans la limite de ses erreurs. Il effec­tue une pré­dic­tion pour un prisme d’angle plus grand, tou­jours dans le cadre de la théo­rie de l’é­mis­sion. Il rédige un mémoire en 1806, avant de par­tir pour l’Es­pagne reprendre avec Biot le pro­jet d’ex­ten­sion de la Méri­dienne de Méchain. Ce mémoire pré­sen­té à l’A­ca­dé­mie est trans­mis aux rap­por­teurs Lagrange et Laplace, qui vont le lais­ser de côté jus­qu’au retour d’A­ra­go en 1809.

III. L’odyssée d’Arago

Quand les jeunes savants partent sur les routes du Sud, les rela­tions fran­co-espa­gnoles ne sont pas mau­vaises. Ils sont accueillis par deux com­mis­saires, Chaix et Rodri­guez, qui vont se char­ger de les aider et de les pro­té­ger. En octobre 1806, une pre­mière alerte a lieu, avec une fausse nou­velle de guerre entre les deux pays. Fin 1807, l’ex­ten­sion de la Méri­dienne est finie. Biot revient à Paris, mais Ara­go veut ter­mi­ner des mesures aux Baléares pour déter­mi­ner une por­tion de paral­lèle, déso­béis­sant aux injonc­tions du Bureau. Au prin­temps 1808, c’est la guerre, sa situa­tion devient pré­caire. » Les feux qu’il allu­mait sur la mon­tagne étaient pris pour des signaux aux bateaux impé­riaux. » Début juin 1808, il ne doit sa sur­vie qu’en cou­rant pour se por­ter pri­son­nier à la pri­son de Pal­ma. Il y rejoint un offi­cier fran­çais, Ber­thé­mie, avec lequel il par­ta­ge­ra une année d’odyssée.

Le capi­taine géné­ral de Pal­ma, sous la pres­sion de Rodri­guez, fait éva­der les deux hommes le 28 juillet. Le petit bateau qui les accueille met le cap sur Alger, où ils arrivent le 3 août 1808. Après un bref séjour, ils repartent avec des pas­se­ports hon­grois sur un navire de la Régence, pour Mar­seille. Le 16 août ils sont près de la cité pho­céenne, mais un cor­saire espa­gnol les accoste et ramène le bateau, avec ses pas­sa­gers, en Catalogne.

Ara­go et Ber­thé­mie vont res­ter pri­son­niers en Espagne, dans des condi­tions très dif­fi­ciles, jus­qu’au 28 novembre 1808. Le Dey, ayant appris l’ar­rai­son­ne­ment du bateau, et la mort d’un des lions qu’il vou­lait offrir à Napo­léon Ier , est entré dans une grande colère, mena­çant de décla­rer la guerre à l’Es­pagne. Le bateau fait à nou­veau cap sur Mar­seille. Les voya­geurs com­mencent à aper­ce­voir les col­lines, quand un violent mis­tral les ren­voie en Afrique. Ils abordent à Bou­gie le 5 décembre 1808. Pour repar­tir, ils doivent tra­ver­ser la Kaby­lie, aven­ture par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reuse pour des chré­tiens à cette époque. Ils arrivent tou­te­fois sains et saufs à Alger le 25 décembre 1808.

L’a­ven­ture n’est pas ter­mi­née, le nou­veau Dey réclame à l’Em­pire le ver­se­ment d’une dette impor­tante. Le consul refuse, le Dey déclare la guerre et met les Fran­çais en pri­son. La situa­tion dure­ra jus­qu’au ver­se­ment de la dette par des com­mer­çants d’Al­ger qui souffrent de la rup­ture des rela­tions com­mer­ciales avec l’Em­pire9. Le 21 juin 1809 Ara­go quitte Alger et arrive enfin, après une année d’o­dys­sée, à Marseille.

IV. La constance de la lumière

Le retour d’A­ra­go stu­pé­fie les milieux scien­ti­fiques pari­siens. On le croyait pen­du aux Baléares, ou bien mas­sa­cré en Cata­logne, ou encore pour­ris­sant en Afrique. Il pré­sente ses der­nières mesures au Bureau, les ayant conser­vées pen­dant toute son aven­ture. Le poste de Lalande est libre à l’A­ca­dé­mie, Ara­go est élu au détri­ment de son ami Pois­son, mal­gré l’op­po­si­tion de Laplace. Cette brillante élec­tion à 23 ans à l’Ins­ti­tut, il la doit en grande par­tie à l’ap­pui de Lagrange et de Delambre. Selon P. Cos­ta­bel, il est très pro­bable que ce soit le mémoire de 1806 dépo­sé par Ara­go, plus que par la mesure de l’ex­ten­sion de la Méri­dienne qui ait for­te­ment impres­sion­né ce der­nier10.

Ce mémoire res­sort donc de l’ou­bli et il est accep­té par l’Ins­ti­tut, à la suite de l’a­vis des deux rap­por­teurs. Laplace, au nom du Bureau, invite alors Ara­go à mon­ter l’ex­pé­rience et à faire les obser­va­tions cor­res­pon­dantes. En 1806, Ara­go avait uti­li­sé un prisme de 45′, en 1809 les mesures sont réa­li­sées avec un prisme achro­ma­tique d’un angle de 10°, ce qui est lar­ge­ment suf­fi­sant pour voir un effet, d’a­près les cal­culs d’A­ra­go, repris par Lagrange et Laplace. C’est l’é­chec : aucun chan­ge­ment n’est visible dans la valeur de l’a­ber­ra­tion. Ara­go reprend l’ex­pé­rience en 1810 avec un prisme de 22°, et il ne per­çoit aucun effet11.

Laplace est très per­plexe de ce résul­tat. Il hésite entre deux expli­ca­tions, soit l’œil ne peut per­ce­voir que des grains de lumière ayant une vitesse don­née, soit la vitesse de la lumière est constante. C’est plu­tôt la pre­mière hypo­thèse que retient Laplace dans son grand ouvrage, l’Expo­si­tion du Sys­tème des Mondes12 :

» L’a­ber­ra­tion des étoiles dépend de la vitesse de leur lumière com­bi­née avec celle de la Terre dans son orbite ; elle ne serait donc pas la même pour tous les astres, si leurs rayons par­ve­naient à nous avec des vitesses dif­fé­rentes. Il serait dif­fi­cile, vu la peti­tesse de l’a­ber­ra­tion, de connaître exac­te­ment par ce moyen, ces dif­fé­rences ; mais la grande influence de la vitesse de la lumière sur sa réfrac­tion, en pas­sant dans un milieu dia­phane, four­nit une méthode très pré­cise pour déter­mi­ner les vitesses res­pec­tives des rayons lumi­neux. Il suf­fit pour cela de fixer un prisme de verre au devant de l’ob­jec­tif de la lunette et de mesu­rer la dévia­tion qui en résulte dans la posi­tion appa­rente des astres.

On a recon­nu de cette manière que les vitesses de la lumière directe et réflé­chie de tous les objets célestes et ter­restres étaient exac­te­ment les mêmes. Les expé­riences qu’A­ra­go a bien vou­lu faire à ma prière ne laissent aucun doute sur ce point de phy­sique impor­tant à l’as­tro­no­mie en ce qu’il prouve la jus­tesse de l’a­ber­ra­tion des astres.

» La vitesse de la lumière des étoiles n’est pas, rela­ti­ve­ment à un obser­va­teur, la même dans tous les points de l’or­bite ter­restre. Elle est la plus grande lorsque son mou­ve­ment est contraire à celui de la Terre ; elle est la plus petite quand les deux mou­ve­ments conspirent. Quoique la dif­fé­rence qui en résulte dans la vitesse rela­tive d’un rayon lumi­neux ne s’é­lève qu’à un cinq mil­lième envi­ron de la vitesse totale, cepen­dant elle peut pro­duire des chan­ge­ments sen­sibles dans la dévia­tion de la lumière qui tra­verse un prisme. Des expé­riences très pré­cises, faites par Ara­go, ne les ayant point fait aper­ce­voir, on doit en conclure que la vitesse rela­tive d’un rayon lumi­neux homo­gène est constam­ment la même, et pro­ba­ble­ment déter­mi­née par la nature du fluide qu’il met en mou­ve­ment dans nos organes pour pro­duire la sen­sa­tion de lumière.

Cette consé­quence paraît encore indi­quée par l’é­ga­li­té de vitesse de la lumière éma­née des astres et des objets ter­restres, éga­li­té qui, sans cela, serait inex­pli­cable. Est-il invrai­sem­blable de sup­po­ser que les corps lumi­neux lancent une infi­ni­té de rayons doués de vitesses dif­fé­rentes, et que les seuls rayons dont la vitesse est com­prise dans cer­taines limites ont la pro­prié­té d’ex­ci­ter la sen­sa­tion de lumière, tan­dis que les autres ne pro­duisent qu’une cha­leur obscure. »

V. L’entraînement de l’éther

Nous sommes en 1811. La théo­rie de l’é­mis­sion est la théo­rie domi­nante. Pour­tant plu­sieurs faits expé­ri­men­taux, bien connus, accré­ditent plu­tôt la thèse de la nature ondu­la­toire de la lumière. Ara­go va s’en­ga­ger dans cette voie, sous l’in­fluence des tra­vaux d’É­tienne, Louis Malus (X 1794). En obser­vant la réflexion du Soleil dans une mare à tra­vers un spath d’Is­lande, Malus s’é­tait aper­çu que de simples réflexions pou­vaient pola­ri­ser la lumière. Il était même pos­sible de faire ain­si dis­pa­raître tota­le­ment la lumière. La pola­ri­sa­tion cris­tal­line, asso­ciée à la biré­frin­gence, était connue depuis de longues années. Elle était inter­pré­tée dans la théo­rie de l’é­mis­sion. La pola­ri­sa­tion par simple réflexion par contre était dif­fi­ci­le­ment expli­cable dans cette théorie.

Ara­go, repre­nant des tra­vaux de New­ton sur les lames minces, découvre en 1811 les phé­no­mènes de pola­ri­sa­tion chro­ma­tique et de pola­ri­sa­tion rota­toire. Ceci lui per­met de construire un pola­ri­scope avec lequel il va décou­vrir la pola­ri­sa­tion des halos de la Lune et du Soleil, l’exis­tence de points neutres dans la pola­ri­sa­tion du ciel, la pola­ri­sa­tion des mers lunaires… Il a l’i­dée d’exa­mi­ner la pola­ri­sa­tion des gaz, des liquides et des solides sur leur bord, et montre ain­si en 1814 la nature gazeuse du Soleil.

Il acquiert ain­si une nou­velle célé­bri­té. C’est pro­ba­ble­ment cela qui va conduire en 1814 Augus­tin Fres­nel (X 1807) à le contac­ter pour qu’il juge quelques-uns de ses tra­vaux d’op­tique13. Il com­mence à lui envoyer un mémoire sur l’a­ber­ra­tion annuelle des étoiles, qu’A­ra­go refuse de publier, car il ne contient aucune infor­ma­tion nou­velle par rap­port aux tra­vaux de Brad­ley. Fres­nel sou­met ensuite un second mémoire sur l’in­ter­fé­ro­mé­trie à par­tir de trous. Ara­go accepte de publier ce tra­vail dans le cadre de l’A­ca­dé­mie des sciences, bien qu’il n’ap­porte que peu d’in­for­ma­tions par rap­port aux tra­vaux de Tho­mas Young.

Cette publi­ca­tion encou­rage Fres­nel qui veut pour­suivre ses tra­vaux d’op­tique pour vali­der la théo­rie ondu­la­toire de la lumière qu’il met au point. Un concours est orga­ni­sé par l’A­ca­dé­mie des sciences pour la meilleure expé­rience prou­vant la nature de la lumière. Fres­nel le rem­porte brillam­ment avec sa célèbre expé­rience de la dif­frac­tion à dis­tance finie. Pois­son est ébran­lé et revient à la séance sui­vante en prou­vant, par la théo­rie ondu­la­toire, qu’au centre de l’ombre du disque occul­té l’in­ten­si­té est exac­te­ment celle à l’ex­té­rieur du disque, ce qui est effec­ti­ve­ment véri­fié14. Ce n’est pas pour autant que les par­ti­sans de la théo­rie de l’é­mis­sion renoncent. Laplace, Biot, Cau­chy n’ac­cep­te­ront jamais la théo­rie ondulatoire.

Ara­go et Fres­nel col­la­borent d’une manière extrê­me­ment fruc­tueuse, en mon­tant des expé­riences nou­velles d’in­ter­fé­ro­mé­trie, autant de pierres dans le jar­din des par­ti­sans des grains de lumière. Ils abou­tissent à l’une des plus impor­tantes expé­riences de la phy­sique : l’ab­sence d’in­ter­fé­rences dans le cas de la lumière pola­ri­sée. Si chaque voie a une lumière de pola­ri­sa­tion contraire, aucune frange n’est visible. Fres­nel en déduit la nature trans­verse de la lumière, contrai­re­ment au modèle d’ondes lon­gi­tu­di­nales. Ara­go, lui, est per­plexe. Cette atti­tude est sou­vent mal com­prise, mais l’exis­tence d’une onde trans­verse impli­quait la trans­mis­sion dans un milieu pour­vu d’une grande rigi­di­té, alors que les ondes lon­gi­tu­di­nales se trans­met­taient dans un milieu élas­tique15. Il fal­lait donc intro­duire un éther cris­tal­lin, reve­nant ain­si à une théo­rie d’A­ris­tote qui avait été reje­tée par les astro­nomes à par­tir des tra­vaux de Copernic.

Pen­dant ces années d’in­tense col­la­bo­ra­tion, Ara­go a eu bien sûr l’i­dée de deman­der à son ami d’in­ter­pré­ter dans le cadre ondu­la­toire son expé­rience d’a­ber­ra­tion des étoiles avec un prisme. Fres­nel lui répond dans une lettre célèbre16, qui sera publiée dans les Annales de Chi­mie et Phy­sique, qu’é­dite Ara­go avec Gay-Lus­sac (X 1797). P. Cos­ta­bel en a fait une ana­lyse remar­quable, mon­trant d’ailleurs quelques erreurs dans la figure illus­trant la démons­tra­tion. Fres­nel explique à Ara­go que s’il n’a rien vu, c’est en rai­son de l’exis­tence d’un entraî­ne­ment par­tiel de l’é­ther par le prisme. Il déduit une for­mule expli­cite de ce phé­no­mène, à par­tir de l’exis­tence de l’ab­sence d’ef­fet consta­té par les astronomes.

VI. La vitesse de la lumière

Ara­go se lance ensuite dans des tra­vaux sur l’élec­tro­ma­gné­tisme et le magné­tisme ter­restre. Sa célé­bri­té devient immense. La Royal Socie­ty lui décerne en 1825 la médaille Copley pour la décou­verte du magné­tisme de rotation.

En 1830 il est élu triom­pha­le­ment secré­taire per­pé­tuel de l’A­ca­dé­mie des sciences. Il innove en orga­ni­sant des séances publiques et en créant les comptes ren­dus de l’A­ca­dé­mie des sciences. Il se bat pour aider les savants, obte­nant par exemple une pen­sion pour Louis Daguerre et les héri­tiers de Nicé­phore Niepce, pour l’in­ven­tion de la pho­to­gra­phie qu’il divulgue de manière spec­ta­cu­laire à l’A­ca­dé­mie le 19 août 1839.

Après la révo­lu­tion de juillet 1830, Ara­go entre à la chambre des dépu­tés. Ini­tia­le­ment proche du nou­veau régime, il va vite rejoindre l’op­po­si­tion radi­cale. Il s’ac­tive pour la moder­ni­sa­tion de la Nation : machines à vapeur, che­mins de fer, amé­na­ge­ment des fleuves, télé­graphe élec­trique, etc. Ses thèses sont par­fois mal­adroites, mal com­prises d’hommes poli­tiques peu habi­tués à entendre un rai­son­ne­ment scien­ti­fique. Par contre son com­bat sur des thèmes huma­nistes a plus d’im­pact, sans pour autant plus de suc­cès : pro­po­si­tions pour le suf­frage uni­ver­sel ou pour un ensei­gne­ment des sciences et des langues vivantes.

Il est aus­si membre du Conseil muni­ci­pal de Paris, et du Conseil de la Seine. Pour ali­men­ter Paris en eau, il prône avec ardeur le per­ce­ment d’un puits arté­sien à Gre­nelle, pour lequel huit années seront néces­saires, mais dont l’eau contri­bue­ra à assai­nir la ville.

Bien sûr ses acti­vi­tés scien­ti­fiques se réduisent. Il pour­suit de nom­breux pro­jets, par­fois avec suc­cès, comme pour la pho­to­mé­trie, et par­fois c’est l’é­chec, comme pour la mesure de la paral­laxe de 61 Cygni pour laquelle son beau-frère Mathieu (X 1803) et lui se font coif­fer sur le fil par Bes­sel17.

En 1838 Ara­go prend connais­sance du tra­vail de l’An­glais Wheats­tone pour la mesure des vitesses de l’élec­tri­ci­té (1834). Il en déduit un mon­tage per­met­tant de mesu­rer enfin la vitesse de la lumière en labo­ra­toire18. Bien sûr Roe­mer l’a­vait esti­mée indi­rec­te­ment en 1676 à l’Ob­ser­va­toire de Paris, à par­tir du mou­ve­ment des satel­lites gali­léens de Jupi­ter. À par­tir de l’a­ber­ra­tion annuelle, une autre valeur plus pré­cise avait été déduite par Brad­ley, la paral­laxe solaire étant déter­mi­née de manière indé­pen­dante. Mais ce ne sont que des mesures indi­rectes, dans le vide spatial.

La théo­rie de l’é­mis­sion et celle des ondes dif­fèrent de manière radi­cale sur la valeur de la vitesse dans un milieu réfrin­gent. Dans la pre­mière théo­rie, la lumière va plus vite, alors que dans la seconde c’est le contraire. Mesu­rer la vitesse dans un tel milieu, comme l’eau ou le verre, pré­sente donc un enjeu scien­ti­fique essen­tiel. Mal­gré tous les suc­cès rem­por­tés par la théo­rie ondu­la­toire, les par­ti­sans de la théo­rie de l’é­mis­sion ne se décou­ragent pas. Pour Ara­go, la mesure de la lumière consti­tue une expé­rience déci­sive, comme il les aime.

Le mon­tage est dif­fi­cile, basé sur des miroirs tour­nant à très grande vitesse. L’ar­ti­san Gam­bey avec lequel il avait déve­lop­pé de nom­breux ins­tru­ments n’est plus aus­si habile. Ara­go se dis­perse dans de nom­breuses acti­vi­tés, et il n’a pas le temps de réa­li­ser cette expé­rience qu’il estime cru­ciale. En 1843, il contacte Louis Bré­guet, petit-fils du grand hor­lo­ger Abra­ham Bré­guet, pour réa­li­ser cette expérience.

Avec la révo­lu­tion de 1848 Ara­go, malade, presque aveugle, est nom­mé ministre de la Marine. À ce titre, le 4 mars, il a l’hon­neur de signer le décret pro­vi­soire d’a­bo­li­tion de l’es­cla­vage dans les colo­nies, après un entre­tien avec Vic­tor Schoel­cher, qu’il charge de pré­pa­rer le décret défi­ni­tif19. Il sup­prime les châ­ti­ments cor­po­rels dans la marine et amé­liore l’or­di­naire des marins. Il va cumu­ler cette fonc­tion avec celle de ministre de la Guerre. Aux pre­mières élec­tions au suf­frage uni­ver­sel en France, il est élu triom­pha­le­ment dépu­té dans plu­sieurs cir­cons­crip­tions. L’as­sem­blée le nomme chef de la com­mis­sion exé­cu­tive, deve­nant ain­si le pre­mier chef d’É­tat fran­çais issu du suf­frage universel.

L’af­faire des ate­liers natio­naux tourne vite à l’af­fron­te­ment, et dans la der­nière semaine de juin 1848, c’est le drame, des com­bats san­glants opposent les émeu­tiers à l’ar­mée. L’As­sem­blée natio­nale donne alors les pleins pou­voirs au géné­ral Cavai­gnac (X 1820). Ara­go se retire à l’Ob­ser­va­toire, Vic­tor Hugo dira alors » Ara­go ne paraît plus à l’As­sem­blée, quand on a ces deux spé­cia­li­tés de regar­der le ciel et de regar­der la terre, je com­prends qu’on pré­fère le ciel. »

Direc­teur des obser­va­tions de l’Ob­ser­va­toire de Paris depuis 183420, il a la res­pon­sa­bi­li­té de plu­sieurs jeunes astro­nomes que lui a confiés le Bureau. Deux d’entre eux sont pas­sés à la pos­té­ri­té, Hip­po­lyte, Armand Fizeau et Jean, Ber­nard, Léon Fou­cault21. Ara­go, presque aveugle, laisse les jeunes savants reprendre alors son expé­rience de déter­mi­na­tion de la vitesse de la lumière en labo­ra­toire. Fizeau a l’i­dée de rem­pla­cer le miroir tour­nant par une roue den­tée. Le mon­tage devient plus aisé, et en 1849, il abou­tit à la mesure tant sou­hai­tée, avec un ins­tru­ment construit par Gus­tave Fro­ment (X 1835). Ara­go savoure d’au­tant plus ce suc­cès que Fou­cault en uti­li­sant un miroir tour­nant montre que le rap­port des vitesses dans l’eau et dans l’air est conforme à la pré­dic­tion faite à par­tir de la théo­rie ondu­la­toire. C’est le coup de grâce pour les rares par­ti­sans de la théo­rie de l’é­mis­sion22.

Ara­go res­sort alors la lettre que lui avait envoyée Fres­nel en 1818 sur l’en­traî­ne­ment de l’é­ther. Il leur sug­gère d’es­sayer de mettre en évi­dence l’en­traî­ne­ment de l’é­ther à tra­vers un cou­rant d’eau. C’est une expé­rience très déli­cate, que réus­sit Fizeau en 1851, en uti­li­sant le réfrac­to­mètre dif­fé­ren­tiel qu’a­vait conçu Ara­go en 181723. L’ef­fet est tota­le­ment conforme à la pré­dic­tion de Fres­nel. Cette théo­rie devient donc la réfé­rence. Elle com­plète la théo­rie ondu­la­toire de la lumière, sans lui être nécessaire.

Ce fut par­mi les der­nières joies du grand maître. Aveugle, dia­bé­tique, souf­frant d’u­ré­mie, atteint d’une hydro­pi­sie de poi­trine, il dicte à sa nièce Lucie Lau­gier des cor­rec­tions et des com­plé­ments pour ses œuvres. Ara­go meurt le 2 Octobre 1853. Vic­tor Hugo écri­ra à son frère Étienne : » Une des grandes étoiles du siècle vient de s’é­teindre. Il me semble que la mort d’A­ra­go est une dimi­nu­tion de la lumière… Ara­go était une force vive de la démo­cra­tie. Il lui don­nait ces deux points d’ap­pui : sa convic­tion qu’on ne pou­vait abattre et sa gloire qu’on ne pou­vait nier… »

Jean Augus­tin Bar­ral (X 1838) a été char­gé de l’é­di­tion de ses œuvres. Le pre­mier ouvrage parut en 1854, le 17e et der­nier en 1860. Ara­go a consa­cré le 4e tome de ses notices scien­ti­fiques aux phé­no­mènes lumi­neux. La fin du volume est consa­crée à la vitesse de la lumière. Bar­ral note : » Déjà, en 1806, dans une pre­mière com­mu­ni­ca­tion faite à l’A­ca­dé­mie, M. Ara­go avait démon­tré que la lumière se meut avec la même vitesse, quels que soient les corps dont elle émane, ou du moins, s’il existe quelques dif­fé­rences, elles ne peuvent en aucune manière alté­rer l’exac­ti­tude des obser­va­tions astro­no­miques. » Les œuvres d’A­ra­go ont été lar­ge­ment dif­fu­sées, en France et dans le monde. Elles sont d’ailleurs très sou­vent citées. Alors pour­quoi n’y a‑t-il aucune réfé­rence au tra­vail de pion­nier de ce per­son­nage excep­tion­nel de la science fran­çaise dans la genèse de la rela­ti­vi­té ? On peut avan­cer plu­sieurs explications :

  • L’in­ter­pré­ta­tion de Fres­nel a occul­té celle de Laplace. Fres­nel a trans­for­mé le phé­no­mène en entraî­ne­ment de l’é­ther. Ara­go ne croyait déjà pas à l’é­ther cris­tal­lin, cet entraî­ne­ment le lais­sa donc scep­tique. Dans une théo­rie ondu­la­toire de la lumière, il existe un sup­port, la constance de la vitesse est donc liée aux pro­prié­tés de l’é­ther. Par contre, dans une théo­rie cor­pus­cu­laire (balis­tique), l’exis­tence d’un sup­port est super­flue, la par­ti­cule ne peut qu’a­voir une vitesse constante, par rap­port à l’é­toile qui l’a lan­cée. Dans le cadre de la méca­nique gali­léenne, l’ob­ser­va­tion des étoiles doubles devrait conduire, en rai­son de leurs mou­ve­ments par rap­port à l’axe de visée, à des varia­tions de posi­tion non obser­vées. Il fal­lait donc aus­si pos­tu­ler que pour la lumière les vitesses ne pou­vaient se com­po­ser. Ce n’est donc pas un hasard, s’il y a eu conco­mi­tance des articles d’Ein­stein sur l’in­ter­pré­ta­tion de l’ef­fet pho­to­élec­trique, avec un retour à une théo­rie cor­pus­cu­laire, et sur la rela­ti­vi­té, pour lequel la vitesse de la lumière a une vitesse constante dans tout repère galiléen.
     
  • L’ex­pé­rience d’A­ra­go est décrite dans le lan­gage de la théo­rie de l’é­mis­sion. L’in­ter­pré­ta­tion de Fres­nel n’ouvre pas la porte à la dis­cus­sion sur la constance de la vitesse de la lumière. Avec l’ex­pé­rience de Fizeau, plus acces­sible au niveau de la com­pré­hen­sion des phé­no­mènes en pré­sence, la théo­rie de Fres­nel conduit à un résul­tat juste, alors peut-on remettre en cause cette théorie ?
     
  • L’ac­ti­vi­té intense, mais très dis­per­sée d’A­ra­go, qui n’a sou­vent publié ses propres tra­vaux que sous une forme trop concise. C’est seule­ment à la fin de sa vie qu’il a rédi­gé dans ses œuvres quelques docu­ments essen­tiels, concer­nant non seule­ment ses tra­vaux sur la vitesse de la lumière, mais aus­si sur la nature gazeuse du Soleil ou sur la scin­tilla­tion des étoiles, tra­vaux en prin­cipe bien anté­rieurs. Le lec­teur se perd entre des bio­gra­phies, des textes de vul­ga­ri­sa­tion et des mémoires scien­ti­fiques ori­gi­naux. Ara­go, et son ami Alexandre de Hum­boldt le lui a repro­ché, a mélan­gé dans ses œuvres les aspects pure­ment scien­ti­fiques avec des écrits d’un très grand inté­rêt, même aujourd’­hui, mais qui ont beau­coup atté­nué la por­tée de ses découvertes.
     
  • Les efforts d’Ur­bain Le Ver­rier (X 1820) pour faire dis­pa­raître à l’Ob­ser­va­toire de Paris toute influence post­hume d’Arago.
     

L’Ob­ser­va­toire fut pen­dant la pre­mière moi­tié du XIXe siècle l’un des plus grands ins­ti­tuts scien­ti­fiques mon­diaux. Les décou­vertes s’y sont accu­mu­lées, non seule­ment en astro­no­mie, mais dans de nom­breuses branches des mathé­ma­tiques, de la phy­sique et de la géo­phy­sique. Ses savants ont contri­bué de manière majeure à la nais­sance de l’as­tro­phy­sique. Lorsque Le Ver­rier se fit inves­tir de la toute-puis­sance du titre nou­veau de direc­teur de l’Ob­ser­va­toire de Paris, en le sor­tant de la tutelle du Bureau, il enga­gea une poli­tique axée essen­tiel­le­ment sur la méca­nique céleste, excluant la plu­part des dis­ciples d’A­ra­go, comme Fizeau, ce fut une épreuve pour la phy­sique fran­çaise. Le Ver­rier nom­ma, tou­te­fois, Fou­cault phy­si­cien de l’Ob­ser­va­toire ; il put ain­si y pour­suivre ses tra­vaux sur la lumière24.

La mesure de la vitesse de la lumière fut reprise sur des grandes bases par Fou­cault (1862), puis par Cor­nu (X 1860) (1872, 1874). Les der­nières mesures avec le mon­tage de Cor­nu furent faites à l’Ob­ser­va­toire de Nice par Per­ro­tin25. Les tra­vaux sur la constance de la vitesse de la lumière furent repris par Airy avec une expé­rience d’a­ber­ra­tion annuelle avec un téles­cope rem­pli d’eau (1871)26, et par Mas­cart, avec des expé­riences très variées à l’É­cole nor­male supé­rieure (1872−1874)27. Sans doute, Albert S. Michel­son n’i­gno­rait pas ces tra­vaux. Il a ren­con­tré d’ailleurs Mas­cart, mais aus­si Cor­nu et Lipp­man en 1881 à Paris. À cette occa­sion il a même visi­té l’É­cole poly­tech­nique28. Il n’est pas sûr qu’il ait ren­con­tré Fizeau, Fou­cault étant mort en 1868. Albert Michel­son en 1879 s’é­tait ren­du célèbre pour avoir amé­lio­ré la mesure de la vitesse de la lumière de Fou­cault d’un ordre de gran­deur, avec un miroir tour­nant, c’est-à-dire le mon­tage pro­po­sé par Ara­go en 1838.

En 1881 Michel­son monte à Ber­lin l’ex­pé­rience de la déter­mi­na­tion du vent d’é­ther29, expé­rience qu’il reprend aux États-Unis en 1887 avec Mor­ley30. L’ap­port essen­tiel de Michel­son par rap­port à l’ex­pé­rience d’A­ra­go consiste dans la sup­pres­sion de tout réfrac­teur. Il s’a­git bien d’exa­mi­ner l’ef­fet de la vitesse de l’ob­ser­va­teur par rap­port à la lumière, mais son inter­fé­ro­mètre, basé sur des miroirs, conduit à une inter­pré­ta­tion plus immé­diate du résul­tat, qui fal­si­fie la théo­rie de Fresnel.

Il y a donc eu une très grande filia­tion dans les tra­vaux scien­ti­fiques, par­tant de la décou­verte et de l’in­ter­pré­ta­tion de l’a­ber­ra­tion annuelle des étoiles par Brad­ley en 1728, et abou­tis­sant à l’ex­pé­rience de Michel­son-Mor­ley en 1887. Au cours de cette période les phy­si­ciens fran­çais, et par­ti­cu­liè­re­ment des poly­tech­ni­ciens, ont été des acteurs essen­tiels. Si la théo­rie de Fres­nel a été fal­si­fiée, elle a pu conduire à des expé­riences ori­gi­nales, et à des résul­tats exacts.

En 1998, l’ob­ser­va­tion de quelques super­novæ loin­taines a conduit à la néces­si­té d’in­tro­duire une constante cos­mo­lo­gique L = 0,7 expri­mée en den­si­té cri­tique de l’U­ni­vers. Pour quelques cher­cheurs, cela peut être inter­pré­té comme l’exis­tence d’une com­po­sante fon­da­men­tale de la Matière-Espace-Temps31, pos­sé­dant une cer­taine rigi­di­té, et qu’ils ont appe­lée Quin­tes­sence en rap­pel de cette cin­quième com­po­sante de la matière ima­gi­née par Aris­tote, et qu’on appelle aus­si éther en fran­çais. Des articles sont pro­po­sés chaque semaine sur ce nou­veau thème. Ceci n’est pas sans rap­pe­ler non plus l’é­ther de Fres­nel. Mais alors, la rela­ti­vi­té res­treinte, et par là même toute la phy­sique de XXe siècle ne risque-t-elle pas d’être remise en ques­tion ? Sans aucun doute non, car la rela­ti­vi­té res­treinte a son domaine de vali­di­té, et elle est elle-même incluse dans une théo­rie plus vaste, la rela­ti­vi­té géné­rale. Ein­stein lui même a intro­duit la constante cos­mo­lo­gique pour sta­bi­li­ser l’U­ni­vers dans le cadre de la rela­ti­vi­té géné­rale. Il a long­temps pen­sé que c’é­tait l’une de ses plus grandes erreurs scien­ti­fiques. Une nou­velle phy­sique est en train d’é­clore et les astro­nomes sont à nou­veau aux pre­mières loges. Fran­çois Ara­go aurait beau­coup apprécié.

________________________________________________
1. Mar­chal C., » Hen­ri Poin­ca­ré : une contri­bu­tion déci­sive à la rela­ti­vi­té « . La Jaune et la Rouge, 547, p. 42–46, 1999.
2. M. A. Ton­ne­lat cite cette expé­rience dans son His­toire du prin­cipe de rela­ti­vi­té, p. 82, Flam­ma­rion 1971, d’une manière très erronée.
3. Cité par J. F. Bar­ral dans la Notice chro­no­lo­gique sur les œuvres d’A­ra­go. Œuvres d’A­ra­go tome XVII, p. CXIII, Gide, Paris. J. F. Bar­ral se réfère à la 4e édi­tion de l’Expo­si­tion du sys­tème des mondes de P. S. Laplace paru en 1813.
4. Bien évi­dem­ment le nom d’A­ra­go n’est pas oublié, mais son rôle sur la mise en évi­dence de la constance de la lumière l’est à peu près complètement.
5. F. Ara­go a racon­té sa jeu­nesse épique dans un livre à mettre entre toutes les mains, His­toire de ma jeu­nesse, publié dans le tome I de ses œuvres, Gide, Paris, 1854. Une réédi­tion de ce livre est récem­ment parue. M. Dau­mas a publié une remar­quable bio­gra­phie d’A­ra­go en 1943, elle a été réédi­tée en 1986 par Bor­das à l’oc­ca­sion du bicen­te­naire de sa nais­sance. Les œuvres com­plètes d’A­ra­go ont été numé­ri­sées et sont acces­sibles en ligne à la Biblio­thèque natio­nale de France (http://www.bnf.fr).
6. Ara­go est entré 6e de sa pro­mo­tion, mais de nom­breux auteurs indiquent qu’il fut le major de sa pro­mo­tion à l’É­cole. D’ailleurs une plaque com­mé­more sur la Mon­tagne-Sainte-Gene­viève la remise du dra­peau de l’É­cole au ser­gent-major Ara­go par Napo­léon Ier.
7. Guedj D., La Mesure du Monde/La Méri­dienne, Robert Laf­font, Paris, 1997.
8. Ara­go F., L’as­tro­no­mie popu­laire, t. IV, Gide, Paris, 1860.
9. Cette affaire empoi­son­ne­ra les rela­tions entre la France et la Régence, et elle condui­ra à la prise d’Al­ger en juillet 1830.
10. Cos­ta­bel P., » L’en­traî­ne­ment par­tiel de l’é­ther selon Fres­nel « , La vie des Sciences, comptes ren­dus de l’A­ca­dé­mie des sciences, 6, p. 327–334, 1989.
11. Ces expé­riences n’ont été publiées par Ara­go qu’à la veille de sa mort, en 1853, comptes ren­dus Aca­dé­mie des sciences, 36, p.38–49. Dans une note, il indique qu’il avait lu ce mémoire le 10 décembre 1810. Laplace et Biot l’ayant cité dans leurs ouvrages, il s’é­tait dis­pen­sé d’une publi­ca­tion. Ce n’est qu’en ran­geant ses mémoires pour rédi­ger ses œuvres qu’il l’a retrou­vé et repro­duit, sans y chan­ger un seul mot.
12. Le pre­mier para­graphe se trou­vait dans la troi­sième édi­tion de l’Expo­si­tion du sys­tème du Monde, publié en 1808. Le second a été intro­duit dans la qua­trième édi­tion de 1813 (p. 326). Ce texte est cité par J. A. Bar­ral dans la Notice chro­no­lo­gique des œuvres d’A­ra­go, p. CXIII.
13. J. F. Bar­ral dans sa Notice Chro­no­lo­gique sur les œuvres d’A­ra­go, p. XL-XLVII, donne des pré­ci­sions sur le début des rela­tions entre les deux grands savants.
14. Ara­go raconte ce fait dans sa notice sur Fres­nel, publié dans le tome I de ses œuvres. D’une manière duale, si on éclaire un trou cir­cu­laire on observe au centre une tache noire par­fois appe­lée tache noire d’A­ra­go. Je n’ai pas retrou­vé dans ses œuvres la jus­ti­fi­ca­tion de cette appel­la­tion. Mais ceci n’a rien d’ex­tra­or­di­naire, c’est bien Laplace qui a conçu la notion de poten­tiel newtonien.
15. J. A. Cawood a dis­cu­té ce point d’une manière détaillée dans sa thèse The Scien­ti­fic work of D. F. J. Ara­go, p. 136–149, Univ. Leeds 1974. Pour ce cher­cheur, qui s’est pen­ché d’une manière inéga­lée en France sur les tra­vaux d’A­ra­go, l’ac­cep­ta­tion d’une onde trans­verse pou­vait être pos­sible pour un phy­si­cien mathé­ma­ti­cien comme Fres­nel, car il ne s’a­git que d’un modèle, per­met­tant de pro­gres­ser dans l’in­ter­pré­ta­tion et dans la pré­dic­tion des phé­no­mènes, alors que pour Ara­go, phy­si­cien de la nature, cette hypo­thèse impli­quait une des­crip­tion inac­cep­table de l’univers.
16. Fres­nel, A., » Lettre à M. Ara­go « , et » Note addi­tion­nelle à la lettre à M. Ara­go « , Annales de Chi­mie et de Phy­sique, vol. 9, 1818.
17. Il est curieux que sur le timbre-poste émis à l’oc­ca­sion du bicen­te­naire de la nais­sance d’A­ra­go un des­sin rap­pelle cet échec du grand savant. Com­mé­more-t-on le 18 juin la défaite de Waterloo ?
18. L’his­toire de la déter­mi­na­tion de la vitesse de la lumière est brillam­ment racon­tée par William Tobin dans Too­thed wheels and rota­ting mir­rors : Pari­sian astro­no­my and mid-nine­teenth cen­tu­ry expe­ri­men­tal mea­su­re­ments of the speed of light, Vis­tas in Astro­no­my, p. 253–294, 1993.
19. Il n’y a aucune ambi­guï­té his­to­rique sur cette signa­ture. Pour­tant le rôle d’A­ra­go a été en très grande par­tie occul­té ou contes­té à l’oc­ca­sion des céré­mo­nies com­mé­mo­ra­tives concer­nant l’a­bo­li­tion de l’es­cla­vage par la France.
20. Contrai­re­ment à une idée reçue Ara­go n’a jamais eu le titre de direc­teur de l’Ob­ser­va­toire, cette fonc­tion ayant été sup­pri­mée en 1795, et réta­blie pour Le Ver­rier en 1854. Ara­go a suc­cé­dé à Laplace à la direc­tion effec­tive de l’as­tro­no­mie fran­çaise à la mort de ce savant.
21. Une grande confu­sion existe sur les pré­noms de ces savants, confu­sion qui existe aus­si pour Ara­go lui-même.
22. C’est donc Fou­cault qui gagna la course concer­nant cette expé­rience déci­sive. Il publia l’in­for­ma­tion dans le Jour­nal des Débats le 27 avril 1850. W. Tobin raconte dans son article que Fou­cault pré­sen­ta ce tra­vail pour son doc­to­rat, et faillit échouer.
23. P. Cos­ta­bel, » Le double tube d’A­ra­go « , Stu­dies of the his­to­ry of Scien­ti­fic Ins­tru­ments, p.129–133, 1989.
24. W. Tobin note que les rela­tions entre Ara­go et Fou­cault s’é­taient dété­rio­rées. Leurs carac­tères étaient très oppo­sés, et Ara­go n’a pas, semble-t-il, appré­cié que Fou­cault ait repris avec suc­cès la méthode des miroirs tour­nants. Quant aux rela­tions entre Ara­go et Le Ver­rier elles furent tota­le­ment détes­tables à par­tir de 1847, le gou­ver­ne­ment Gui­zot ayant vou­lu réduire l’in­fluence d’A­ra­go, en avan­çant le pion Le Ver­rier. La révo­lu­tion de février 1848 mit fin à ces intrigues, mais Ara­go conser­va une très grande méfiance vis-à-vis de celui qui devint néan­moins son successeur.
25. Per­ro­tin effec­tua ses mesures entre le Mont-Gros, site de l’ob­ser­va­toire de Nice, et le Mont Vinaigre, situé dans l’Es­té­rel. Il publia ses tra­vaux en 1902 dans les Annales de l’Ob­ser­va­toire de Nice. En 1981 Jean-Paul Zahn, alors direc­teur de l’Ob­ser­va­toire de Nice, a envi­sa­gé de remon­ter l’ex­pé­rience de la mesure de la vitesse de la lumière, à l’oc­ca­sion du cen­te­naire de l’é­ta­blis­se­ment. Le pro­jet n’a­bou­tit pas, mais quelques astro­nomes niçois l’en­vi­sagent tou­jours à titre pédagogique.
26. G. B. Airy, Proc. Royal Soc. Lon­don, A 20, p. 35 1871, A 21 p.121, 1873. Airy ne cite pas Ara­go. Leur ami­tié a été rom­pue après la décou­verte de Nep­tune, Ara­go refu­sant d’ad­mettre toute pater­ni­té d’A­dams dans cette décou­verte. Au xviiie siècle Bos­co­witch avait réa­li­sé cette expé­rience avec une lunette rem­plie d’eau, mais la qua­li­té des mesures n’é­tait pas suf­fi­sante pour conclure. D’autres expé­riences de cette nature ont été mon­tées dans les années 1860 par le Hol­lan­dais Hoek et l’I­ta­lien Respighi.
27. M. Mas­cart, » Sur les modi­fi­ca­tions qu’é­prouve la lumière par suite du mou­ve­ment de la source lumi­neuse et du mou­ve­ment de l’ob­ser­va­teur « , Annales de l’É­cole nor­male supé­rieure, p. 167–214, 1872 et p. 353–420, 1874.
Dans l’in­tro­duc­tion du pre­mier article Mas­cart revient lon­gue­ment sur l’ex­pé­rience d’A­ra­go et la théo­rie de Fres­nel qui en a résul­té. Il conclut dans son pre­mier mémoire :
 » Les phé­no­mènes de réflexion de la lumière, de dif­frac­tion, de double réfrac­tion rec­ti­ligne et de double réfrac­tion cir­cu­laire sont éga­le­ment impuis­sants à mettre en évi­dence le mou­ve­ment de trans­la­tion de la Terre quand on opère avec la lumière solaire ou avec une source de lumière terrestre. »
À la fin de son second mémoire il note : » La conclu­sion de ce mémoire serait donc que le mou­ve­ment de trans­la­tion de la Terre n’a aucune influence appré­ciable sur les phé­no­mènes d’op­tique pro­duits avec une source ter­restre ou avec la lumière solaire, que ces phé­no­mènes ne nous donnent pas le moyen d’ap­pré­cier le mou­ve­ment abso­lu d’un corps et que les mou­ve­ments rela­tifs sont les seuls que nous pou­vons atteindre. »
En toute rigueur il existe un petit effet dû à l’ef­fet Dop­pler-Fizeau, le mou­ve­ment déca­lant le spectre de l’ob­jet. Si le prisme est par­fai­te­ment achro­ma­tique, les posi­tions ne sont pas affec­tées par ce déca­lage, sinon la posi­tion du pho­to­centre est modi­fiée, mais l’am­pli­tude du phé­no­mène est en négli­geable, sauf si le prisme dis­perse d’une manière impor­tante. C’est sur ce prin­cipe qu’est basée la mesure des vitesses radiales avec un prisme objectif.
28. La fille de Michel­son raconte cette visite dans son livre Le Maître de la lumière consa­cré à la vie de son père.
29. Michel­son A. A., » The rela­tive motion of the earth and the lumi­ni­fe­rous ether « , Ame­ri­can Jour­nal of Science : third series, 22, p. 120–129, 1881.
30. Michel­son A. A., Mor­ley E. W., » On the rela­tive motion of the earth and the lumi­ni­fe­rous ether « , Ame­ri­can Jour­nal of Science : third series, 24, p. 333–345, 1997.
31. Je reprends le titre du remar­quable livre de G. Cohen-Tanoud­ji (58) et M. Spi­ro (66) d’i­ni­tia­tion à la struc­ture intime de la matière, La Matière-Espace-Temps : la logique des par­ti­cules élé­men­taires, paru chez Fayard en 1986.

Poster un commentaire