Les facteurs humains contribueront-ils à l’aéronautique ?
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Le défi des facteurs humains
Depuis son avènement, l’aéronautique et l’astronautique ont sans cesse fait reculer des frontières en innovant de façon quasi ininterrompue dans les techniques, les conceptions et les réalisations. Ces progrès ont constamment fait avancer la sécurité au point que l’aviation est devenue un des moyens de transport, tant civil que militaire, les plus sûrs. Bien que l’on puisse actuellement parler de stagnation en matière de sécurité aérienne, nos travaux d’analyse confirment que les nouvelles technologies – et tout particulièrement les automatismes – ont significativement contribué à distinguer les appareils des dernières générations – les A310/A300-600, B757/ B767, B737-300/400/500 et MD80/ 90⁄11 ainsi que les A320/A330/ A340 et B777 – par rapport aux avions des deux premières générations – les B707 et DC‑8 qui furent suivis des B727, DC‑9, B737-100/200, B747-100/200/ 300, DC10 et A300B2/B4.
Comme illustré à la figure 1, chaque génération présente sa propre » courbe d’apprentissage » en fonction des années depuis la mise en service et s’accompagne surtout d’une réduction significative de son taux d’accidents (par millions de départs). Certes, il n’est pas dans notre propos de comparer des constructeurs d’avions. La sécurité serait-elle à vendre ?
Il n’en reste pas moins vrai que selon l’adage désormais classique plus des deux tiers d’accidents feraient intervenir ce qu’il est communément admis d’appeler » les facteurs humains « .
Moins pudiquement cela signifie que – quelque part dans l’engrenage – c’est l’erreur humaine qui détermine de façon parfois irréversible, mais néanmoins pas toujours si nette, le cours des événements. La conception, la construction, l’entretien des appareils font certes apparaître des défaillances mécaniques ou des défectuosités fonctionnelles, mais le facteur humain s’est cependant progressivement imposé comme champ d’investigation, d’explication et de correction dans le domaine des opérations en vol. Ce » facteur humain » qui conditionne bien évidemment aussi la conception, la construction et l’entretien de ces machines avant même qu’elles n’aient pris leur envol. L’erreur humaine est ainsi le prix payé pour l’intelligence humaine où qu’elle se manifeste, sachons nous en souvenir avec humilité. Ainsi donc tomberions-nous invariablement sur ces plus de deux tiers pour toute intervention humaine, le restant étant à attribuer à d’autres causes naturelles ou fortuites !
Progressivement, une vision systémique de la sécurité s’est imposée impliquant tous les acteurs du processus, allant de la conception à l’exécution au sein d’une organisation d’hommes et de métiers. Alors que les plus grands doutes subsistaient quant aux fondements scientifiques desdits facteurs humains, les divers tabous et les diverses allergies ont cédé la place à une démarche plus rationnelle vis-à-vis de ce domaine potentiellement prometteur pour lequel pilotes et ingénieurs n’étaient initialement pas les mieux préparés. Il est vrai que ce domaine ne se prêtait guère à des transferts de connaissances directs et souples. Roger Green du Royal Aircraft Establishment anglais ne disait-il pas que les divers champs d’applications avaient la réputation d’utiliser un langage inutilement compliqué et ésotérique. La nébuleuse des facteurs humains – comme on la surnomme – a cependant jeté son dévolu sur le secteur prestigieux de l’aéronautique, se lançant pour ainsi dire un défi à elle-même…
Depuis que les facteurs humains ont fait quelque peu incursion dans l’ingénierie des systèmes, les constructeurs d’avions en général ont fait l’objet de vives critiques concernant les interfaces homme-machine. Bien que généralement documentées celles-ci ont souvent été empruntées à d’autres fins et notamment pour des actions de lobbying émanant aussi bien d’associations professionnelles de navigants que de concurrents ou vendeurs de matériel aéronautique. Et souvent pour régler d’autres comptes !
Ainsi, les nouvelles interfaces de systèmes avioniques auraient-elles tendance à complexifier à outrance l’image que l’aviateur peut se faire du vol et de son environnement ! Les progrès en avionique embarquée, l’automatisation et la complexité en résultant dégageraient l’équipage des fonctions autrefois dévolues au contrôle humain, telles que par exemple, le contrôle de la trajectoire, le contrôle de la poussée des moteurs, la navigation, le suivi des systèmes et les tâches associées. Ainsi les pilotes seraient-ils relégués à des rôles de supervision dotés pour ce faire d’interfaces opaques, ayant à surveiller des systèmes multifonctionnels dont le fonctionnement ne se prêterait pas à l’intuition et dont les logiques de fonctionnement seraient même difficiles à appréhender. De plus ceux-ci en seraient réduits à travailler avec des informations inappropriées assumant des responsabilités considérables et après un entraînement aussi réduit qu’inadapté !
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Le réel défi auquel ont eu à faire face les constructeurs aéronautiques est que la communauté des facteurs humains cherchait à s’ancrer dans le domaine de la conception aéronautique, des opérations aériennes et de l’entraînement. Ce développement est assez récent. Sans aucun doute les générations précédentes se seraient-elles jadis trouvées accusées d’insuffisances notoires si la nouvelle discipline y avait fait incursion plus tôt. Comme par exemple au début de l’aviation commerciale à réaction, comme par exemple en matière de calcul mental et de procédures de vol aux instruments, tous deux d’ailleurs largement simplifiés avec les postes de pilotage contemporains.
Les facteurs humains jouent cependant d’ores et déjà un rôle important dans l’offensive tous azimuts que lance la communauté aéronautique civile pour améliorer la sécurité aérienne d’un ordre de grandeur quantifiable. Initiative politiquement indispensable pour accompagner la remarquable croissance du trafic aérien qui sans doute ira de pair avec des accidents potentiellement nuisibles au développement ultérieur de l’aviation commerciale. Ainsi les facteurs humains contribuent-ils de façon de plus en plus significative à mobiliser les pilotes débutants, mais également les plus anciens, sur l’influence du comportement sur la performance. L’application des concepts de gestion des ressources sur la sécurité et l’efficacité de l’opérateur et des équipes de travail associées au processus ont ainsi permis au domaine de s’imposer. Les règlements américains et européens insistent sur une prise de conscience grandissante des autres facteurs humains se soldant par une qualification supplémentaire à acquérir éventuellement en cours de carrière.
De la phase d’ouverture pendant les années 80 à la communication pendant les années 90
Il semble que la phase d’ouverture aux facteurs humains soit à présent à peu près achevée des deux côtés de l’Atlantique. Le mot lui-même fut importé des États-Unis. La démarche initiale s’apparentait plutôt aux concepts des sciences du management et de l’administration des affaires. Ces domaines formalisent maintes considérations affectant l’homme en situation de travail en société et en coopération. Mais l’héritage européen en matière d’ergonomie et de psychologie cognitive devrait également apporter une contribution significative et durable à la conceptualisation.
La phase d’ouverture au domaine pendant les années 80 a donné progressivement le relais à une période de communication au cours de la décennie qui suivit. De par leur culture du commerce à grande échelle les Américains – ils l’avaient bien compris – s’étaient lancés très tôt dans les facteurs humains et le marketing des concepts associés. Pendant la phase d’ouverture nous étions paradoxalement assez présents mais de façon plutôt implicite. C’est cette période qui vit l’éclosion quasi complète de la famille Airbus. Les toutes premières études en matière de facteurs humains à Airbus Industrie virent néanmoins le jour avec la certification de l’A300FF dès le début des années 1980 :
- analyses de tâches au moyen des procédures,
- évaluation subjective de la charge de travail en situation,
- mesures physiologiques sur l’impact de scénarios de vol. Elles se poursuivirent pour la certification de l’équipage à deux de l’A310 dès le début 1983 :
- mesures de l’impact de la nouvelle technologie sur la performance humaine (écrans cathodiques et ordinateurs de gestion du vol),
- modélisation de l’opérateur humain. Puis pour la certification de l’A320 dès le début 1988 :
- mesures de l’impact de la nouvelle technologie sur la performance humaine (commandes de vol électriques et manche latéral associé),
- mesure de la charge de travail intégrant variabilité cardiaque, performance avion, observation de la situation,
- évaluation du comportement humain et de la gestion des ressources au poste de pilotage. Incluant aux travaux précités d’autres développements pour l’homologation de type de l’A330/A340 début 1992 :
- mesure de l’attention, de la vigilance, évaluations du repos et de la fatigue au cours de missions long-courriers incluant B747-200/-400, B767, DC-10, A310/A320/A340.
Le canevas de base de cette approche » caisse à outils » est résumé par la figure 2.
Opérationnellement, l’interface homme-machine peut se caractériser par les trois attributs suivants :
- à l’exécution de toute tâche est liée une certaine exigence dépendant de la configuration matérielle du poste. L’enchaînement de ces tâches nous invite à effectuer des analyses spécifiques,
- le travail intégré de toutes les fonctions de vol (le contrôle de la trajectoire, la veille de trafic, la navigation, les communications, la gestion des systèmes, le commandement du vol) va de pair avec un certain coût – l’effort qui dépend entre autres du scénario, de l’organisation du travail de l’équipage et de la configuration du poste. L’exploration de ces effets nous conduit à effectuer des évaluations de la charge de travail, de la vigilance et de l’activité,
- le résultat de cette activité atteint finalement une certaine qualité dépendant des manœuvres prévues, de l’équipement utilisé et de l’opérateur, et peut être évalué directement au moyen de paramètres de performances et de déviations par rapport à des critères à établir.
Figure 2 – Canevas de base Source : Airbus Industrie |
La caractéristique commune de toutes ces nouvelles méthodes est de fonctionner par analyses comparatives. Des architectures de poste, des procédures d’avions ou des équipements ayant fait leurs preuves opérationnelles servent effectivement d’étalons de mesure face aux nouveaux équipements ou aux nouveaux appareils à certifier. Cette pratique était déjà classique en essais en vol, les pilotes ayant toujours jugé par rapport à leurs pratiques antérieures. Mais ces travaux contribuèrent à développer des outils de mesures fiables, des méthodes quantifiant les jugements subjectifs et permettant d’apprécier les facteurs humains chez Airbus Industrie.
Au fil des années ces efforts ont permis de mener à bien les campagnes successives de certifications depuis l’A300FF jusqu’à l’A340 et ont certes été couronnés de diverses distinctions, prix et brevets internationaux. Mais cette activité fut cependant bien trop modeste pour faire face de plein fouet à un lobbying d’envergure mondiale émanant des États-Unis.
Comme trop souvent de ce côté de l’Europe le savoir-faire ne cédait en rien sa place au faire savoir. Plutôt préoccupé par la technique notre environnement culturel était pour ainsi dire persuadé que le produit allait se vendre de par lui-même. Et que les arguments facteurs humains n’étaient pas en même temps de précieux et discrets instruments de communication et de commercialisation. L’idée même d’éventuellement sacrifier à des arguments esthétiques était à exclure.
La dénomination » facteurs humains » a été prise trop à la lettre par des ingénieurs qui n’ont pas su suffisamment considérer ce nouveau champ d’application comme un véhicule de support, de communication et de diffusion de leur savoir-faire. Le travail de désinformation ayant fait son œuvre, le déficit en matière de communications atteignit son paroxysme avec la principale population d’usagers : les pilotes de ligne. Conscients de ce phénomène vers le début de la décennie 90, Airbus Industrie a su inverser cette tendance. Sous l’impulsion dynamique de Pierre Baud, vice-président en charge de l’entraînement et du support opérationnel, les divers acteurs du facteur humain (figure 3) furent identifiés et firent l’objet de communications dûment ciblées. Nous étions devenus trop défensifs et ne mettant pas assez l’accent sur nos points forts, un fossé s’était créé entre la réalité et la perception que ces publics avaient de nos produits.
La consigne était claire : être davantage présents aux symposiums internationaux en matière de facteurs humains, de sécurité aérienne, de groupes de travail professionnels, d’associations de navigants, d’institutions internationales, de milieux influents économiques, politiques, voire académiques. S’impliquer dans des réseaux, nouer des alliances, tisser des connexions, des connivences, voire des influences. Mais ne pas basculer dans la compromission, ne pas réagir de façon défensive, rester fidèle au produit et le représenter dignement. En un mot, rester nous-mêmes et ne pas accepter le trafic de rumeurs à notre sujet. Il est vrai que progressivement aussi Airbus Industrie passait d’une position de » challenger » à celle de » leader » ex aequo sur la scène mondiale des constructeurs aéronautiques.
Et cet effort commence à porter ses fruits, la démarche de communication s’est mise en place et l’image de marque a considérablement évolué. En ce qui concerne les facteurs humains le discours s’est décliné en deux directions :
- des communications de lobbying (brochures et présentations) ou le bien-fondé de l’ergonomie de nos postes font l’objet d’argumentaires clairs et pratiques,
- des symposiums facteurs humains organisés par régions du monde à l’attention des pilotes de maîtrise des compagnies aériennes, des associations professionnelles et syndicales, des autorités de certification et de navigabilité, des milieux scientifiques et de la recherche, pour exposer nos thèmes, nos études et nos démarches en matière :
– d’interfaces homme-machine,
– d’automatismes et d’automatisation,
– de gestion des ressources et du comportement,
– d’étude de l’environnement et des effets sur les pilotes,
– de retour d’expérience et de rapports d’incidents en vol.
L’ergonomie des postes de pilotage de la toute dernière génération
Airbus Industrie s’est imposé à l’échelle mondiale en introduisant des technologies de pointe ayant notamment trait au poste de pilotage. Les choix en matière d’ergonomie furent toujours effectués en réponse à des besoins pratiques émanant des utilisateurs de base et jamais comme buts en soi.
Figure 3 – Les acteurs du facteur humain Source : R. Amalberti, 23 mai 1995 |
1) Les commandes de vol électriques associées à des lois de contrôle dotées de protections très avancées du domaine de vol augmentent sensiblement la sécurité du vol tout en réalisant un maniement et des qualités de vol communs entre A319, A320, A321, A330 et A340.
2) L’utilisation rationnelle des automatismes permet au pilote de voler en toute sécurité, avec précision, efficacement et en respectant des contraintes temporelles en raison de l’encombrement de l’espace aérien. Les systèmes automatisés complètent l’homme, ils magnifient en fait ses capacités.
L’homme est un décideur possédant une mémoire inouïe : l’expérience. Doté d’instinct et de facultés d’adaptations extraordinaires, il lui aura fallu dompter ses capacités d’apprentissage, de compréhension, de volonté et d’expérience afin de se familiariser avec l’environnement du vol pour lequel il n’était pas initialement conçu. L’homme est lent, imprévisible et se fatigue. Il est plutôt médiocre pour la manipulation répétitive et précise, il est lent à effectuer des calculs, procède de façon séquentielle car non aguerri aux tâches parallèles. Indiscipliné, il perd son attention et sa vigilance et s’ennuie face à la routine.
C’est pourquoi les automatismes furent développés pour les aspects tactiques concernant :
- la manipulation (comme par exemple le pilotage et l’atterrissage automatique, la protection de la performance au freinage, la protection de l’enveloppe de fonctionnement du moteur, la protection de l’enveloppe du domaine de vol),
- le calcul rapide (par exemple le calculateur d’optimisation du profil de vol et de la vitesse, le calculateur de gestion du carburant, le calculateur de navigation),
- les tâches répétitives et fastidieuses (par exemple le démarrage moteur, le changement de destination, le pilote automatique, la gestion de la poussée des réacteurs).
Les aspects stratégiques et la prise de décision restants tout entièrement dévolus à l’humain, les automatismes n’étant en rien des prothèses, ils complètent les facultés intrinsèques de l’équipage qui accomplit ainsi mieux sa mission.
3) Les interfaces dotent les pilotes des meilleurs moyens adaptés à leurs besoins et à leurs méthodes de travail.
Ces interfaces concernent les informations nécessaires, adéquates à la situation et disponibles en fonction de la phase de vol et de façon synthétique comme par exemple :
- le système de gestion centralisée des sous-systèmes, des pannes et des procédures associées, permettant de distinguer pannes mères et pannes consécutives,
- les écrans cathodiques pour le pilotage à court terme (horizon artificiel électronique) avec échelles de vitesse associées en fonction de la phase du vol et avec références de vol adaptées au pilotage d’assiette en évolution près du sol ou de trajectoire par la suite,
- les écrans cathodiques pour la navigation à moyen terme (carte électronique) couplés au système de gestion du vol ou en mode basique également avec symboles et codes de couleur associés à la phase de vol.
Ces interfaces ont trait aux outils adaptés à des actions instinctives permettant de sortir plus facilement de situations précaires et ne mettant pas en jeu la sécurité comme par exemple :
- les manches latéraux associés aux commandes de vol électriques, qui génèrent des qualités de vol dotées à la fois de stabilité et de manœuvrabilité, impliquant des petits mouvements de pilotage pour lesquels le manche est l’outil le plus adapté, la main étant plus sensible à des petits seuils de perception qu’à de grands déplacements,
- les manettes à crans fixes permettant un contrôle électronique direct de la poussée des réacteurs sans sélections indirectes et permettant ainsi de suivre les indications de base telles que la vitesse, la tendance vitesse et le paramètre de conduite moteur sans s’exposer à des risques en cas de blocages mécaniques ou emballements moteur divers.
Voici en quelques arguments opérationnels – sans doute simples aux yeux des scientifiques – l’ensemble condensé des considérations qui ont présidé à l’évolution de nos systèmes et de nos postes de pilotage. Appuyant souvent leurs arguments sur des facteurs humains, nos critiques se rendent souvent à l’évidence que la pratique du vol sur appareils de nouvelle génération les fait incliner en faveur de ces technologies.
En général, le pilote est assez conservateur face à l’innovation. Nous aurions pu aller plus loin ! Mais nous avons développé des méthodes et des outils encore liés à l’existant et rendant la fonction de pilotage plus instinctive et plus naturelle. Étant donné la tendance marquée des pilotes au scepticisme, il leur est bien normal de ne pas immédiatement avaliser ces nouveautés ! Après tout n’oublions pas que les anciennes réalisations avaient elles aussi mis quelque temps à être intuitivement acceptées. En tant que population bien distincte, les pilotes ont en fait une très forte capacité à s’adapter car cela fait partie du métier : ils le font quotidiennement face à de nouveaux environnements, face à des conditions de départ astreignantes, à de nouveaux publics, de nouveaux membres d’équipage, etc. Bref, ils sont sans cesse sollicités et cela cultive un état d’esprit très critique tant l’éveil à l’inusuel est indispensable pour faire face aux éléments.
C’est effectivement après une période de contextes très vindicatifs et très critiques à l’égard d’Airbus Industrie que les avions à commandes de vol électriques se sont progressivement fait apprécier de toutes parts. Airbus Industrie en était arrivé à une situation paradoxale : ses principaux détracteurs ne pratiquant pas ses postes de pilotage, ses principaux adeptes volant sur ses machines, les premiers rejoignant les convertis au fur et à mesure !
Le rôle stimulant de la DGAC et la naissance du groupe HFOG à Airbus Industrie
Dès la fin 1993 la DGAC a lancé un réseau facteurs humains destiné à stimuler la recherche appliquée. Cette recherche a été organisée selon deux axes :
- le développement d’une expertise applicable à la certification et à l’exploitation,
- l’animation d’un réseau coopératif entre équipes de recherche, compagnies et Airbus.Airbus Industrie a donc animé ce réseau réunissant les contractants respectifs des trois pôles thématiques suivants :
- l’évaluation de la performance des équipages par la mise en jeu de nouvelles méthodes d’évaluation qualitative,
- l’automatisation et la formation pour examiner l’effet de la complexité et l’étude des erreurs humaines,
- les communications bord et sol-bord comprenant :
– l’étude de la documentation manuelle et électronique,
– l’étude du partage de la représentation de la situation entre membres d’équipage,
– le développement de nouveaux systèmes (GPS, GPWS, TCAS, FANS, datalink).
D’une part, il en advint une considérable action de sensibilisation et de discussion en interne. D’autre part, la définition d’une véritable politique du faire savoir et du savoir dire vers l’externe a été rendue possible. C’est-à-dire aux principaux forums et symposiums mondiaux pour représenter Airbus Industrie de façon plus active et plus efficace en présence des interlocuteurs des autres constructeurs, actifs sur ce domaine.
En 1994 un groupe d’experts américains et européens effectue pour le compte de la FAA un audit de facteurs humains sur les interfaces des postes de pilotage d’avions modernes. Les conclusions de cette étude sont présentées à l’automne 1996 et laissent entrevoir de fortes évolutions à venir dans les règlements de conception et de certification des futures générations d’avions et de systèmes d’interaction homme-machine. L’ambition est de donner à l’industrie un faisceau complet de contraintes et de méthodes en facteurs humains à prendre en compte dans la conception des outils. Les exigences iraient des contraintes d’ergonomie physiologique à celles portant sur la complexité des systèmes, de leurs logiques d’utilisation, de leur compréhension et de la reprise en manuel. L’analyse de la charge de travail ne suffirait plus comme variable essentielle. L’accent devrait être mis sur la compréhension dynamique, l’intuitivité, la vigilance, la confiance, la robustesse des systèmes à la conduite par un équipage opérant sous conditions non-optimales dues au stress ou à la fatigue.
En 1997 un groupe opérationnel sur les facteurs humains est constitué à Airbus Industrie. Sous la présidence d’un pilote d’essai et afin de coordonner l’effort en matière de conception, de certification, d’essais en vol, d’opérations, d’instruction, de maintenance, de communication et de formation. Ce groupe se réunit périodiquement pour prendre des décisions collégiales concernant les thèmes d’études, les développements en cours, les communications, les politiques à tenir. Cette organisation matricielle a été choisie de préférence à la création d’un groupe distinct afin de préserver la filiation des différents protagonistes à leurs domaines d’actions précités. Évitant de créer une structure indépendante, cette disposition permet de gérer au mieux les ressources humaines et financières. Ainsi considérons-nous les facteurs humains comme une discipline horizontale ayant un impact sur toutes nos Directions, et sur tous nos champs d’activités.
Du scepticisme initial vis-à-vis des facteurs humains le groupe conserve des traces uniquement dans son nom : l’acronyme anglais HFOG (heavy fog) signifiant « brouillard épais » en français ! Mais cette ironie gauloise cache à peine la formidable impulsion donnée au sujet et ce au plus haut niveau de la hiérarchie qui a ainsi voulu s’affranchir une bonne fois pour toutes des moindres doutes quant à sa détermination en la matière.
Un « Human Factors Policy Manual » a été élaboré, véritable charte engageant Airbus et ses partenaires dans la considération systématique des facteurs humains dans les thèmes précités.
Une « Airbus Cockpit Philosophy » a été établie, véritable document de référence :
- pour les concepteurs de postes, de systèmes et de modifications s’y rapportant,
- pour les règles opérationnelles de base découlant de ces concepts,
- pour maintenir une cohérence de famille et assurer la communauté à travers la famille,
- pour optimiser les cours d’instruction et les temps associés.
La philosophie de nos postes y est explicitée concernant le cockpit « tout à l’avant », les écrans visuels, les automatismes, les protections systèmes, les alarmes, symboles et codes de couleur. L’apport des différents systèmes est spécifié notamment pour les commandes de vol électriques, le pilote automatique, les écrans visuels, les manches latéraux, les commandes de poussée.
Enfin, une « Human Factors Communications Policy » a été établie spécifiant le fond et la forme de nos communications, les thèmes à aborder, les positions à adopter et les besoins des différents publics auxquels nous sommes censés nous adresser.
Ces démarches sont venues à un moment capital où le grand public commence à marquer un intérêt grandissant pour les questions de sécurité dans la mesure où le nombre des accidents aériens est susceptible d’augmenter au même rythme que le trafic qui s’accroît à un rythme d’environ 6 % l’an.
Les facteurs humains contribueront-ils à la sécurité ?
Les critiques les plus rationnels de jadis stigmatisaient les facteurs humains comme un nouveau « physicalisme » tentant de réduire les activités humaines à des mécanismes élémentaires. Dans ce qui précède nous avons expliqué que ce sentiment initial a ouvert la voie à une assez vive réaction de communication externe et à la mise en place d’une politique de concertation interne et de recherche associée. La mission facteurs humains de la DGAC a sur ce plan bien fonctionné et nous pensons avoir eu dans son ensemble le bon mélange de comportements proactifs et réactifs.
Les modèles et concepts savants de James Reason ont certes permis d’y voir plus clair en matière de :
- processus organisationnels et facteurs de situation,
- conditions de travail locales,
- défenses, barrières et sauvegardes,
- défaillances actives et défaillances passives,
- facteurs déclenchants.
Figure 4 – Scénario d’accident Source : James Reason |
En gros, il s’agit de décrire comment des individus et des organisations peuplées de navigants techniques, de navigants commerciaux, d’ingénieurs de maintenance, de gestionnaires et de contrôleurs aériens travaillent ensemble, interagissent, utilisent leurs connaissances, leurs habiletés, résolvent des difficultés, commettent des erreurs, les corrigent ou ne les corrigent pas.
Seule une approche systémique où le contexte global est pris en considération permet ainsi l’approche la plus objective et complète possible, capable de s’inscrire dans une vraie démarche de prévention et de sécurité. Reason nous éclaire sur le paradoxe récurrent : les acteurs de première ligne distants des décisions dont ils assument les responsabilités, les décideurs distants des terrains où les opérations directes se déroulent. La figure 4 illustre les risques à gérer afin d’éviter la conjonction probable des circonstances opérationnelles et organisationnelles.
René Amalberti nous éclaire quant à lui sur le paradoxe lié à l’erreur humaine sur le terrain. Au sens large, si l’on prend la définition du chercheur, les opérateurs humains en commettent en moyenne de deux à cinq par heure. Si l’on s’en tient aux standards professionnels les mêmes acteurs n’en commettent même pas une par vol, voire une par mois. La plupart sont en réalité aussitôt corrigées par l’acteur de première ligne ou par le système technique bien avant toute propagation ou conséquence durable pour l’opération.
L’éradication complète des erreurs et des petits mécanismes de récupération serait cependant de nature à stériliser la dynamique de l’interaction homme-machine et par là les nombreux liens avec le pilote qui à terme peuvent rendre fiables des interfaces soi-disant fragiles. Amalberti les qualifie d’erreurs sources et se demande :
- si leur compréhension ne pourrait pas éventuellement nous apprendre à améliorer leurs mécanismes de base,
- quels contextes situationnels ou organisationnels seraient de nature à inhiber ces mécanismes de prévention et de correction.
Les facteurs les plus sensibles à la non-récupération d’erreurs se situent à deux niveaux :
- ceux qui seraient liés à la défaillance des mécanismes de contrôle de la prise de risque et à la représentation des connaissances,
- ceux qui seraient liés à toutes les situations d’inadéquations inter-humaines (conflit, relationnel, communication, état général, composition de l’équipage) où les mécanismes de protection se trouveraient compromis.
Airbus Industrie – sous l’impulsion dynamique de Pierre Baud – s’est résolument attaqué à ces domaines en menant une politique d’instruction résolument adaptée au client :
- introduisant des cours plus simplifiés et plus adaptés insistant avant tout sur l’expertise opérationnelle et non sur l’expertise d’ingénierie,
- prenant en compte la culture et l’expérience des stagiaires ainsi que leur progression et la possibilité de remédier à temps à des insuffisances,
- valorisant le jugement et le bon sens ainsi que la capacité à passer d’un mode d’automatisme à un autre plutôt que celle visant à les utiliser tous,
- intégrant la gestion des ressources des équipages (personnel navigant technique, commercial et personnel de maintenance) dans les cours de base et dans la mesure du possible adaptée à la culture du client,
- intégrant les notions de facteurs humains dans la pédagogie et les méthodes d’instruction des différents modules de transition de types.
Le transfert de connaissances, l’évolution de l’expertise, la familiarisation avec un nouvel avion sont toujours sujets à des mécanismes de mise en confiance, de rétraction et de routine qui exposent tout constructeur, toute compagnie à des phénomènes de non-récupération d’erreurs certes factuels, mais insuffisamment clairs pour permettre d’en faire une prévision plus ou moins fiable.
L’état de l’art et de la science des facteurs humains est-il dès lors suffisamment avancé pour pouvoir guider des conceptions futures sans risque de les contraindre, voire de les empêcher de progresser ? Autrement dit, les facteurs humains sont-ils à ce stade suffisamment prêts à pouvoir prédire l’erreur humaine non récupérée lors de l’évaluation opérationnelle pour la certification d’une conception ou d’une technologie avancée ?
Alors que les règlements internationaux de la FAA et de la JAA voudraient tenter de faire évoluer conjointement la prise en compte des facteurs humains, de l’avis même des meilleurs experts la réponse à cette question ne peut être unilatérale :
- les mesures de fiabilité humaines restent vaines quant à la prédiction d’erreurs ; les analyses fonctionnelles de tâches en situation de contexte opérationnel peuvent indiquer des potentialités plus ou moins marquées et pareille approche fut déjà adoptée dans le passé notamment par Airbus Industrie ; enfin le retour d’expérience joue un rôle capital permettant également de mettre au point toutes sortes de codes de recommandations pratiques ayant trait à des phases de vol impliquant la sécurité : guides de consignes générales pour faire face aux cisaillements du vent, pour prévenir l’impact du terrain en vol stabilisé, pour l’approche et pour l’atterrissage, pour le décollage, pour parer à la fatigue, organiser les repos et gérer la vigilance, etc.,
- la conception des postes de pilotage va déjà très loin dans le sens d’un renforcement de la sécurité aérienne ; il n’en serait pas de même en ce qui concerne la maintenance et le contrôle du trafic aérien ; les analyses organisationnelles pourraient sans doute indiquer des conditions propices – les risques – au déclenchement d’erreurs dans les divers processus d’organisation des opérations, de la maintenance et de l’instruction,
- les évaluations opérationnelles directes impliquant des études de la performance humaine ou de mesures physiologiques pourraient aider à anticiper certains effets liés aux nouvelles technologies comme cela a déjà été effectué par le passé chez Airbus Industrie pour les évaluations de la charge de travail de l’équipage à deux.
Alors que la FAA et la JAA tentent d’harmoniser leurs règlements de certification, les deux principaux constructeurs Airbus Industrie et Boeing présentent des positions communes en ce sens qu’ils veulent se focaliser sur un certain nombre d’aspects où de réelles retombées sont attendues en matière de sécurité aérienne. Ainsi, plutôt que de revoir de fond en comble les règlements FAR ou la JAR, préférons-nous identifier les normes existantes en la matière et améliorer les pièces jointes relatives aux interprétations.
Déjà l’annexe 6 de l’OACI, le code de l’aviation civile de la DGAC et les règlements opérationnels de la FAA et de la JAA imposent-ils depuis peu aux novices comme aux anciens de passer respectivement un certificat d’initiation ou de complément aux disciplines du domaine.Toutes hésitations quant à la nécessité et à l’efficacité de ces exigences peuvent être éliminées si les pédagogues savent comment faire accepter les notions de performances et de limitations humaines par les acteurs directs. Ces notions de base concernent impérativement les domaines suivants :
- la physiologie de base, l’influence des conditions de vol et de l’état de santé,
- le traitement de l’information, le fonctionnement cognitif et le comportement (mémoire, motivation, attention, charge mentale, prise de décision…),
- le stress, la vigilance, la charge de travail, la performance, la fatigue, le sommeil,
- les sciences sociales, la culture et la gestion des ressources humaines,
- la conception des avions, de leurs postes de pilotage, de la documentation, des procédures et des curriculum d’instruction de base et avancée.
Les cours briefings de la société Dédale offrent des approches pédagogiques concrètes, à adapter culturellement et à diffuser industriellement à travers le monde. Une meilleure compréhension, une meilleure acceptation par une plus grande population d’usagers ne pourront dès lors que contribuer à rendre les acteurs de base mieux conscients de leurs limites et expériences.
Le retour d’expérience
L’analyse des besoins du pilote s’appuie sur son principal acquis : l’expérience. S’accumulant tout au long des carrières, l’expérience constitue l’essence même du métier. Une partie de l’expérience se partage entre professionnels, une partie est même indispensable au partage avec d’autres organisations proches de la sécurité d’après des protocoles à établir de façon sage et rigoureuse.
Figure 5 – Modèle AIRS Source : Airbus Industrie |
Ce besoin d’information concerne des situations remarquables influencées par des faits techniques, par des conditions environnementales, des facteurs opérationnels. Il peut ainsi s’agir de problèmes, d’incidents, voire d’erreurs qui exposent l’avion à un certain risque qu’il vaudrait mieux identifier et maîtriser. La compétition ne peut faire partie d’une déontologie saine et durable. Le retour d’expérience organisé offre une perspective de progrès en sécurité aérienne malgré les questions juridiques concernant la responsabilité, la confidentialité, la rétention de l’information, les bases de données.
Ces aspects sont encore plus critiques aux États-Unis où les conséquences financières associées sont souvent plutôt spectaculaires. Une étude du NTSB américain portant sur 37 accidents majeurs de 1978 à 1990 révéla quelque 302 erreurs spécifiques, le plus souvent liées aux procédures, à la prise de décisions et à la difficulté de détecter et de faire remarquer l’erreur d’un autre membre d’équipage. Cette étude se voulait incitative vis-à-vis de la FAA afin de revoir ses programmes d’opérations (procédures et check-lists) et d’instructions en vol (performances humaines et gestion des ressources) produits par excellence du retour d’expérience.
Comme indiqué par l’Académie nationale de l’Air et de l’Espace le retour d’expérience repose essentiellement autour de quatre axes principaux :
- le rapport d’incidents volontaire et le rapport d’incidents obligatoire,
- l’introduction et le codage des événements dans les bases de données,
- l’analyse et la compréhension des événements significatifs,
- la communication de l’information aux communautés d’utilisateurs.
Jean Paries de Dédale soutient que l’absence absolue d’erreurs, de pannes ou d’éléments pathogènes ne garantit en rien la sécurité d’un environnement aéronautique. Celle-ci résulte plutôt d’actions immunitaires faisant suite à des interventions de détection et à des mesures de protection. Mais pour réaliser cela il faut impérativement mettre en place des systèmes de rapports pour lesquels la notion de blâme est à revoir complètement et qui incluent plusieurs niveaux de confidentialité. Sinon les sources restent taries à jamais et les informations pertinentes enfouies dans le secret. L’analogie par rapport au système immunitaire est claire : les agressions contribuent à la sécurité du système entier au travers de l’efficacité des contre-mesures. La quantité et la vigueur de ces attaques permettent néanmoins de se faire une opinion sur la probabilité de défaillances et de gestion de risques associés.
À vrai dire le retour d’expérience devrait fonctionner au travers d’une structure multicouches :
- les acteurs de première ligne (les pilotes, les contrôleurs aériens, les équipes de maintenance en ligne et aux hangars),
- les opérateurs (compagnies aériennes, aéroports, centres ATC) influençant les missions et conditions de travail des acteurs de première ligne,
- les constructeurs fonctionnant en aval des compagnies aériennes proposant des services après-vente et de support opérationnel,
- les autorités de tutelle surveillant la navigabilité et spécifiant règlements et directives de conception et d’utilisation.
Ainsi le retour d’expérience doit-il se structurer en plusieurs étages, chaque niveau d’agrégation ayant à transmettre l’information à un niveau supérieur avec des besoins spécifiques de communication entre niveaux distincts. D’après les degrés d’urgences temporelles plusieurs boucles sont à organiser :
- les boucles courtes pour faire face à des crises imprévues, traitant essentiellement d’événements ou d’incidents qui requièrent des mesures de défense immédiates,
- les boucles longues afin d’influer sur les normes établies et les règlements, ayant principalement un impact sur les organisations et les structures d’entreprises.
Dès 1995 Airbus Industrie s’est doté d’un système de rapport confidentiel, le Confidential Reporting System (CRS) essentiellement axé sur l’échange de données à la suite d’incidents critiques ayant un impact direct sur la sécurité. Les incidents se rapportent principalement aux cas faisant l’objet de rapports obligatoires par les pilotes à l’intérieur des compagnies. Cette approche s’accompagne d’un protocole contractuel de confidentialité entre Airbus et les compagnies clientes désirant adhérer.
En complément, dès 1997, Airbus Industrie s’est orienté vers la collecte d’événements communs ayant trait à des incidents plus anodins, à des informations dénuées de tout caractère dramatique mais pertinentes pour l’amélioration du produit. Les événements se rapportent surtout à des faits faisant l’objet de rapports volontaires de la part des pilotes. Cette démarche illustre l’importance que nous attachons aux informations qui se situent à la base de l’iceberg et dont l’accumulation progressive peut être un élément précurseur précieux à surveiller pour la régularité et la sécurité des opérations. Cette initiative s’est effectuée en coopération avec British Airways et a débouché sur la création de l’Aircrew Information Reporting System (AIRS).
Au fil des ans British Airways s’est établi comme véritable référence en matière de sécurité aérienne au moyen d’une gamme étendue de modules informatiques rassemblés dans le système BASIS (British Airways Information Services). BASIS regroupe ainsi, parmi de nombreux autres logiciels, la saisie d’incidents purement techniques, opérationnels, ou liés à la maintenance, l’analyse systématique des paramètres de vol, la simulation par visualisation de ces paramètres.
C’est ainsi qu’Airbus Industrie a spécifié l’inclusion des facteurs humains dans un logiciel de rapport d’information et d’incidents. Ce logiciel est conforme aux spécifications informatiques des modules BASIS. À l’heure actuelle Airbus distribue gratuitement l’AIRS aux clients désirant adhérer au réseau. Cette approche s’accompagne d’un cours de facteurs humains destiné aux coordinateurs qui recueillent les questionnaires confidentiels dûment remplis par les pilotes ayant volontairement rapporté. Il va sans dire que l’AIRS va de pair avec un protocole contractuel de confidentialité. Les coordinateurs qui décryptent les questionnaires les transcrivent avec le logiciel AIRS et ce au moyen d’un langage » facteurs humains « . Celui-ci est basé sur une taxinomie de mots clefs constituant un vocabulaire capable de décrire les influences positives et négatives ayant accompagné l’événement relaté. La distinction entre défaillances actives (erreurs et violations) et passives (organisationnelles et pathogènes) est ici fondamentale. Le modèle de la figure 5 illustre la structure de base de cette approche.
La fondation de l’ensemble repose sur la confidentialité sans laquelle aucune information ne circulera, sans laquelle aucun véritable retour d’expérience ne peut commencer. Une distinction fondamentale est à faire entre :
- les rapports de sécurité aérienne :
– publics et obligatoires,
– traitant le » quoi « ,
– analysant les incidents ; - les rapports facteurs humains :
– confidentiels et volontaires,
– s’enquérant du » pourquoi « ,
– analysant des situations et leurs causes et effets.
Airbus Industrie dote actuellement ses compagnies clientes de cet outil les unes après les autres. Les informations collectées vont permettre d’influencer la conception (besoins et spécifications), les opérations (procédures et documentation) et l’instruction (programmes et scénarios) à condition de promouvoir le retour d’expérience comme un véritable service client et de bien organiser l’échange des informations enfouies dans ces données entre le constructeur et les compagnies.
Des bases de données inertes et inexploitées ne rajoutent en fait rien à la sécurité. Des informations pertinentes et représentatives peuvent cependant y contribuer. Les questions spécifiques et directes sur des aspects opérationnels nous guident en permanence et nous indiquent les besoins de retour d’expérience. Sans cesse sommes-nous abreuvés de questions ayant trait à la compréhension de la documentation opérationnelle ou relative à des procédures d’opérations spécifiques.
Une nouvelle approche pragmatique s’est ainsi révélée de façon non livresque : de mieux distinguer les connaissances déclaratives propres aux ingénieurs des connaissances procédurales propres et indispensables aux utilisateurs. Les manuels d’opérations sont désormais conçus avec une forte orientation vers la mission : l’information est structurée et rédigée en fonction de la compréhension des procédures normales ou suite à anomalies et de la compréhension des systèmes. Les descriptions et les schémas compliqués et exhaustifs sont évités, les chapitres, sous-chapitres, paragraphes et phrases sont mieux calibrés, la terminologie standardisée ainsi que la phraséologie, la syntaxe et l’anglais simplifiés et disponibles pour les diverses cultures d’utilisateurs dans le monde.
À cet égard l’interface homme-papier est devenue nettement plus conviviale, l’accent ayant été mis sur les blocs d’actions et l’ergonomie d’utilisation. L’arrivée de la documentation électronique nous a aussi induits à envisager résolument de stratifier la documentation de nos futurs avions en trois niveaux distincts : un premier niveau nécessaire aux opérations en vol, un second niveau requis pour l’instruction et le recyclage, un troisième orienté vers l’approfondissement des connaissances, la compréhension ou le diagnostic. D’autres critères existent également pour stratifier en trois niveaux et nous utilisons précisément des méthodes facteurs humains pour les déterminer et les valider.
Conclusion
L’approche facteurs humains, longtemps tenue comme peu applicable à des métiers techniques, est désormais considérée comme une aide efficace permettant de réduire la probabilité de certains types d’accidents. L’introduction progressive de formations permettant aux équipages de mieux maîtriser les mécanismes d’erreurs individuels et collectifs a beaucoup contribué à ouvrir les esprits.
Il y a bientôt vingt ans que John Lauber – alors à la NASA, maintenant à Airbus – avait identifié les défauts de communication et de leadership comme principaux facteurs causaux récurrents d’accidents. Il y a bientôt dix ans qu’Airbus Industrie intégra un module de gestion des ressources à ses cours de transition machine – l’Aircrew Integrated Management (AIM) – sous l’impulsion de Jean Pinet, patron à l’époque du centre d’instruction et ardent défenseur du sujet traité dans cet article. Depuis l’AIM a cédé la place à l’ACRM – l’Airbus Crew Resource Management – qui traite, de façon plus approfondie encore, les mécanismes d’erreurs et de performance, la conscience de la situation, la performance en groupe, la communication, les procédures et pratiques, la prise de décision. Et qui intègre ces notions au sein des cours de transitions pour les pilotes, les personnels commerciaux de bord et ceux de la maintenance afin de mieux faire coexister ces membres d’équipe.
Les facteurs humains constituent néanmoins un domaine bien plus vaste que le CRM et connaissent depuis cinq ans un véritable changement d’échelle. Le contexte de l’aviation moderne explique cette évolution : d’une part tous les opérateurs de première ligne doivent recevoir une formation pour apprendre à maîtriser leurs capacités physiologiques et intellectuelles. Mais d’autre part cette évolution est en passe de toucher également les formations des ingénieurs aéronautiques en général et notamment ceux chargés de la conception, des opérations et de la maintenance.
Il reste cependant des sceptiques et leurs remarques sont encore toujours considérées comme les bienvenues. Ils concèdent qu’avec du recul, l’aviateur familiarisé avec les facteurs humains arrive généralement à pouvoir expliquer le déroulement de scénarios d’incidents, d’accidents ou d’autres phénomènes importants. En revanche, dans le feu de l’action, les facteurs humains ne sont peut-être pas aussi efficaces car les instincts de base :
- éloignent des connaissances cognitives acquises intellectuellement,
– rapprochent des réactions automatiques acquises au prix d’années d’éducation, de formation, de pratique et de recyclages permanents.
Les modèles cognitifs et les analyses des facteurs humains, disent-ils, ont trait à un tout autre référentiel de temps que la confrontation et la prise de décision instantanées, requises en vol.
Acteur principal ayant méticuleusement examiné les questions cruciales relatives à l’introduction des » glass cockpits » pour sa compagnie, le Captain John Bent avance que l’aviation moderne doit son salut à une gestion effective des risques. Cathay Pacific a préparé l’introduction de ses A330/A340 en impliquant dix-huit mois à l’avance deux de ses instructeurs en chef sur A320 chez la compagnie sœur Dragonair. Ainsi Cathay Pacific mit très tôt tout en œuvre pour se prémunir contre les barrières classiques à cette gestion du risque :
- recherche et préparation inadéquates à la mise en ligne d’appareils de nouvelle technologie,
- état d’esprit inapproprié à certains niveaux de prise de décision de la hiérarchie,
- communications inadéquates ou inappropriées entre concepteurs et utilisateurs,
- sélection et instruction inappropriées des équipages techniques,
- structures de coopération et de communication insuffisantes entre membres de l’organisation ou de l’équipe de lancement,
- incapacité à traiter rapidement des défectuosités techniques ou opérationnelles.
Acteur principal ayant fidèlement œuvré au Service prévention et sécurité des vols d’Air France, le Commandant Bertrand de Courville soutient ardemment que les erreurs, les dysfonctionnements et les anomalies rapportés sont des moyens de régulation et d’adaptation pour les individus comme pour les opérations aériennes d’une compagnie. Le premier effort doit donc consister à créer les conditions favorables à la meilleure visibilité possible de ces événements en créant, au-delà de moyens mis en place, une méthode et une culture du retour d’expérience.
Dans ce contexte, il faut savoir tirer le meilleur parti de l’évolution vers les facteurs humains. Les thèmes abordés, les concepts développés et les modèles utilisés sont ainsi et sans aucun doute un support de réflexion utile pour orienter des choix de conception de postes ou de procédures, de doctrines opérationnelles et de prévention, de philosophies pédagogiques voire de formation des différents intervenants du système aéronautique.
L’objectif des constructeurs est de concevoir et de vendre des avions compétitifs qui répondent aux besoins du marché. Pour cela nous savons bien qu’il faut rester à l’écoute car les hommes, les méthodes et les contraintes changent et introduisent en permanence de nouvelles exigences d’adaptation et de sécurité. Les facteurs humains contribueront à l’aviation si leurs concepts et leurs méthodes restent suffisamment concrets pour pouvoir aider à élucider de réelles questions techniques et opérationnelles.
Un jour d’ailleurs le vocable “facteurs humains” s’effacera-t-il peut-être pour former un ensemble plus cohérent avec la technique et son utilisation. Cédant ainsi la place à des concepts de causes à effets, ils incarneront finalement une approche systémique intégrant tous les faits contributifs. Mais le cadre trop strict et théorique de ces concepts a occulté trop souvent la réalité pratique du vol. C’est en cela que les praticiens du pilotage sont souvent tombés d’accord. Ce n’est pas l’homme que nous étudions mais l’aviation que nous voulons pratiquer et développer.
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Excellent rapport pour le
Excellent rapport pour le facteur humain