Les financements LBO : eldorado ou bulle financière ?
À une époque où les marges d’intérêt des prêts bancaires « classiques » aux entreprises sont si basses que ces prêts en sont souvent non rentables, les établissements financiers s’intéressent de plus en plus au marché croissant des « leveraged loans » ou prêts à fort effet de levier et en particulier aux prêts consentis lors d’opérations de « LBO ».
Ces prêts sont caractérisés par des marges d’intérêt élevées, reflétant un risque important.
Ces prêts sont-ils un eldorado pour les établissements financiers, ou au contraire, une poudrière en puissance ?
Un peu d’histoire…
Un peu d’histoire…Les LBO (Leveraged buy-out), ou rachats d’entreprise, avec effet de levier, sont nés dans l’imagination fertile des financiers américains des années 1970. Il s’agit pour un acteur financier (habituellement un fonds d’investissement spécialisé dans ce type d’opération) d’acquérir 100 % d’une société en ayant recours autant que possible à l’endettement bancaire, le but du fonds d’investissement étant de revendre cette société plusieurs années après en réalisant une plus-value.Les LBO connaissent très vite un grand succès outre-Atlantique (qui culmine avec le rachat de RJR Nabisco par KKR en 1988 pour 25 milliards de dollars). Mais le début des années 1990 est difficile. Les entreprises en LBO sont surendettées (à l’époque les LBO sont souvent financés à plus de 90 % par l’endettement) et fragilisées dans un contexte de récession économique : c’est en particulier la crise des « Junk Bonds », littéralement » obligations pourries « , souvent émises en grande quantité lors d’opérations de LBO.Les LBO ne disparaissent toutefois pas pour autant : malgré ces difficultés, ils se révèlent un placement rémunérateur pour les investisseurs comme pour les prêteurs. Les montages vont cependant devenir peu à peu moins agressifs.Les LBO en France et en EuropeL’Europe suit avec retard les États-Unis. Et finalement même la France s’y met. Certains avaient tenté l’aventure dès le milieu des années 1980 (le fonds LBO France créé en 1985 met par exemple peu après la main sur Darty), mais le phénomène était resté relativement marginal jusqu’à récemment.Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les sociétés en LBO sont de plus en plus nombreuses en France. Legrand (équipement électrique), Picard Surgelés (distribution alimentaire), Saur (distribution d’eau), Labeyrie (alimentation), Rexel (distribution de matériel électrique, vendu par PPR), Algeco (bâtiments modulaires), Elis (propreté), Vivarte (distribution, marques André, La Halle aux Chaussures, etc.), Editis (édition, marques Robert Laffont, Nathan, Pocket, etc.) ne sont que quelques exemples récents. Ce succès est la conséquence de plusieurs facteurs, parmi lesquels :1) le succès économique de ces opérations (loin des clichés, un récent rapport de l’AFIC souligne en détail à quel point les entreprises en LBO sont créatrices d’emplois et croissent plus vite que le reste de l’économie),
2) la modernisation du contexte réglementaire en France,
3) la professionnalisation des acteurs,
4) et surtout l’afflux de capitaux, tant au niveau des fonds LBO que des prêteurs.
Au niveau européen le Royaume-Uni demeure le principal marché mais est aujourd’hui rattrapé par l’Europe continentale : sur la période 2000–2004 il représente 31 % du marché alors que la France avec 17 % fait jeu égal avec l’Allemagne (18 %) et que l’Italie et l’Espagne commencent à se développer.Structure financière d’un LBO typeUn montage type voit un fonds LBO acquérir 100 % d’une entreprise en apportant une partie du montant sous forme de capital (habituellement 25–35 % du montant total), le reste provenant de dette spécialisée. Cette dette est garantie et remboursée par la société en LBO (et non par le fonds LBO). Elle se décompose le plus souvent en deux couches distinctes, elles-mêmes éventuellement sous-divisées en » tranches » :1) tout d’abord les prêteurs dits « senior » qui prêtent une dette bancaire « classique » ;
2) viennent ensuite les prêteurs subordonnés ou « junior » : selon les opérations, il peut s’agir de dette dite » mezzanine » dont la rémunération inclut souvent des BSA, ou de « High Yield Bonds » (obligations cotées). En cas de difficultés de l’entreprise leurs droits (notamment intérêts et remboursement) ne sont exerçables que si ceux des prêteurs seniors sont satisfaits.Pour le fonds LBO, l’intérêt est d’obtenir le montant de dette le plus élevé possible afin de n’avoir à investir qu’un montant minimum de capital. Mais plus cet endettement est élevé plus le risque est grand. En effet le montant de la dette doit être compatible avec la capacité future de la société à payer les intérêts et rembourser la dette (qui s’échelonne sur environ dix ans). La juste adéquation de ces contraintes est la problématique centrale du montage financier d’un LBO.Le « risk » et le « reward« Quelle est la situation actuelle ? Peu d’information publique est disponible sur la sinistralité des prêts LBO. Il semble toutefois avéré que la sinistralité est faible, et même significativement faible au regard des marges d’intérêt1.En fait le sentiment des acteurs financiers sur les prêts LBO a été fortement influencé par les nombreux sinistres du marché des « leveraged loans » en 2001–2003. Mais ceux-ci correspondaient surtout au dégonflement de la bulle média-télécom, et à certaines situations de « leveraged loans » non-LBO (notamment la faillite de Parmalat).Beaucoup considèrent que cette situation va se dégrader à court ou moyen terme, les « leviers » (poids de l’endettement relativement à la société considérée) mis en place lors des opérations augmentant au point d’en devenir dangereux. Si tel est le cas, et compte tenu des montants en jeu de plus en plus importants, le risque potentiel pour les établissements financiers pourrait être très significatif.Plutôt que de regarder le taux de sinistralité (révélateur des opérations structurées dans le passé), on regardera donc les indicateurs de levier permettant d’appréhender les opérations en cours. L’indicateur le plus usuel est le ratio de la dette sur l’EBITDA (plus ou moins l’équivalent de l’excédent brut d’exploitation). Ce ratio est mesuré au moment où l’opération LBO est conclue, et permet de juger de l’importance de l’endettement total mis en place par rapport à la capacité financière de l’entreprise.Le graphique ci-dessus montre que s’il est vrai que les leviers augmentent en Europe depuis 2002, ils n’en sont pas pour autant plus élevés qu’à la fin des années 1990. De plus, cette augmentation des leviers s’accompagne d’une (légère) augmentation de la marge d’intérêt. Certes l’indicateur utilisé reste simple et mériterait d’être complété par d’autres analyses mais en tout état de cause il ne semble pas que nous soyons actuellement à des niveaux caractéristiques d’une bulle financière. L’évolution des leviers observés semble davantage correspondre à une évolution du sentiment des acteurs financiers sur les perspectives économiques.Il n’en demeure pas moins que si l’équilibre entre risque et rémunération des prêts LBO n’est pas adéquat, le marché est appelé à évoluer – et c’est en effet ce que l’on constate.Un marché en pleine mutationAujourd’hui le rythme d’évolution du marché semble s’accélérer. Face à l’afflux de capitaux, le nombre et la variété d’acteurs se multiplient. Aux banques s’ajoute un nombre chaque jour croissant de fonds mezzanine, de « CDO » ou » CLO » (fonds institutionnels actifs dans différents compartiments de prêts), et même de Hedge Funds, qui changent peu à peu la donne.Le LBO fin 2004 sur Rexel est symptomatique de cette nouvelle situation. Ce LBO a fait face à une réaction mitigée des banques, certaines trouvant l’opération trop endettée. Pourtant, la syndication fut un succès, grâce entre autres à certains Hedge Funds qui ont offert de prendre des participations importantes.L’apparition de ces nouveaux acteurs a donc pour effet d’une part de générer une demande extrêmement soutenue et d’autre part de changer la façon d’appréhender le risque crédit. Les banquiers structurant des opérations LBO peuvent ainsi être plus ambitieux et redoubler d’imagination : la dette senior s’allonge (ce qui permet d’en augmenter le montant), de la dette » second lien » s’intercale entre la dette senior et la dette subordonnée, et du » PIK Preferred Equity » s’intercale entre la dette subordonnée et le capital.Toutes choses égales par ailleurs, le marché semble donc suivre une tendance de fond qui conduit à une détérioration du rapport risque-bénéfice des prêts LBO. La question est alors de savoir si cette évolution se fera progressivement pour trouver un équilibre certes moins favorable aux prêteurs mais toujours sain pour autant, ou si au contraire cette évolution s’emballera vers des niveaux qui pourraient voir exploser le taux de sinistralité des prêts LBO.Plusieurs facteurs jouent en la faveur de la première hypothèse :
- La syndication crée une forte inertie. Tout prêt LBO un tant soit peu significatif fait l’objet d’une syndication. L’établissement qui structure l’opération prête toute la dette nécessaire, mais avec pour objectif de partager, sitôt l’opération conclue, cette dette avec d’autres établissements (souvent plus d’une dizaine, et parfois plusieurs dizaines, suivant la taille de l’opération). Il est dès lors difficile à quelques établissements financiers de faire cavaliers seuls.
- Le manque de transparence de l’évaluation du risque a vocation à évoluer. En Europe (contrairement aux États-Unis), les LBO ne font le plus souvent pas l’objet d’une notation publique. Cela est dû à la prédominance des banques (par opposition aux fonds institutionnels) au sein des prêts LBO (encore plus de 70 %), à l’inverse de la situation aux États-Unis. Mais cette situation change avec l’arrivée de nouveaux entrants dans le marché européen, et l’on peut s’attendre à une plus grande transparence du risque de crédit, et ce faisant à une plus grande corrélation entre les marges des prêts LBO et le risque sous-jacent.
- Le professionnalisme des acteurs et leur solidité se sont accrus. Tous les acteurs du marché (investisseurs LBO, prêteurs, avocats, conseils divers) développent des équipes et des processus dédiés et pointus. Leurs moyens (en particulier ceux des fonds LBO) se sont significativement accrus. Bien que de nombreux progrès soient encore nécessaires et que l’histoire nous indique que rien de cela n’est une assurance tous risques, on peut espérer que cela conduise néanmoins vers une modération du risque.
Il n’en demeure pas moins que les prêts LBO restent des outils au risque élevé. De plus, ce dernier peut évoluer rapidement en fonction de la situation économique, alors que le remboursement des prêts mis en place est prévu, dans le meilleur des cas, sur une dizaine d’années. Et si en théorie le levier d’endettement d’une opération donnée se réduit avec le temps et les remboursements effectués par la société, ce n’est en fait souvent pas le cas avec la multiplication des refinancements (augmentation de la dette d’un LBO après un à deux ans au cours desquels la société en LBO a partiellement remboursé la dette initiale) qui maintiennent à moyen terme des leviers élevés dans les sociétés en LBO.*
* *Un futur incertainIl apparaît donc que le marché du prêt LBO se tend progressivement, faisant ainsi disparaître son éventuelle dimension » eldorado « . Sans être a priori dans une bulle spéculative, le marché a vocation à devenir plus difficile, et seuls les acteurs les plus pointus et intelligemment sélectifs auront une chance de tirer leur épingle du jeu en évitant au mieux les situations les plus dangereuses.____________________
1. La marge d’intérêt est la différence entre le taux d’intérêt du prêt considéré et le taux d’intérêt » sans risque » des emprunts d’État. C’est cette différence qui représente le » vrai » revenu de l’établissement prêteur et qui est supposée refléter le risque pris par le prêteur.
Nombre et montant des prêts “Leveraged ” et LBO en Europe |
Nombre et montant des prêts “Leveraged ” et LBO en Europe |
Note : Media-Telecom inclus dans “ autres ”. Source : Presse, d’après données S&P. |
Levier des financements LBO en Europe (EBITDA) |
Source : Presse, d’après données S&P. |
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precurseur
Voici un article dont l’auteur etait précurseur, commencant à sonner l’alarme des 2005. Dommage qu’il ait été isole…