Statistiques

Les Français et les statistiques

Dossier : ExpressionsMagazine N°755 Mai 2020
Par François Xavier MARTIN (63)

Dans un ouvrage récent, Her­vé Le Bras mon­trait com­bien sont contra­dic­toires la situa­tion réelle des Fran­çais, enviable par rap­port à celle de beau­coup d’autres Euro­péens, et l’apparition bru­tale sur les ronds-points de notre pays à l’automne 2018 de Gilets jaunes ani­més par le sen­ti­ment de vivre dans une socié­té injuste qui lais­se­rait une par­tie impor­tante de la popu­la­tion dans le dénue­ment. Prio­ri­té don­née par les médias à tout ce qui peut pro­vo­quer l’indignation ? Méfiance vis-à-vis de toute infor­ma­tion quan­ti­fiée qui appa­raî­trait posi­tive, alors consi­dé­rée comme une mani­pu­la­tion du gou­ver­ne­ment et des « élites » ?

L’ouvrage récent d’Hervé Le Bras Se sen­tir mal dans une France qui va bien, paru aux édi­tions de l’Aube, est remar­quable par la quan­ti­té et la per­ti­nence des argu­ments sta­tis­tiques uti­li­sés et la clar­té avec laquelle ils sont expo­sés. Mais il ne contient pra­ti­que­ment pas, vrai­sem­bla­ble­ment par sou­ci de rigueur scien­ti­fique de l’auteur, de déve­lop­pe­ment convain­cant sur les rai­sons pour les­quelles c’est en France plu­tôt que dans d’autres pays euro­péens qu’ont écla­té de tels évé­ne­ments. La plu­part des pistes que donne Her­vé Le Bras concernent l’ensemble des socié­tés occi­den­tales déve­lop­pées et ne sont pas spé­ci­fiques à la France.

Du fait du niveau limi­té de maî­trise des sta­tis­tiques d’une bonne part de la popu­la­tion de notre pays, il n’est pas sur­pre­nant qu’elle ne soit pas fami­lière avec leurs pièges, et ne subisse leur influence qu’à tra­vers les conclu­sions qui en sont extraites par la triade per­son­na­li­tés poli­tiques, jour­na­listes et intel­lec­tuels. Or bien sou­vent, et même lorsqu’ils ne sont ani­més d’aucune inten­tion de déni­gre­ment sys­té­ma­tique de la situa­tion pré­sente, ces pas­seurs d’information ne font preuve d’aucun recul lorsqu’ils dif­fusent des infor­ma­tions sta­tis­tiques dont ils n’ont pas ana­ly­sé la signi­fi­ca­tion réelle.

Quelques exemples de l’utilisation défaillante des statistiques : taux de pauvreté, taux de chômage des jeunes

Un pre­mier exemple est l’emploi du « taux de pau­vre­té ». On entend ou on lit sou­vent que le taux de pau­vre­té a aug­men­té (ou dimi­nué) de x % pen­dant telle ou telle période, ou qu’il y a en France N mil­lions de pauvres. La plu­part de ceux qui prêtent atten­tion à ces pro­pos ima­ginent naï­ve­ment qu’il s’agit de don­nées incon­tes­tables, basées sur un cal­cul rigou­reux de la pro­por­tion de per­sonnes fai­sant par­tie de foyers dont le reve­nu net total ne per­met pas d’accéder à un ensemble mini­mal clai­re­ment défi­ni de biens et de ser­vices indis­pen­sables pour mener une vie consi­dé­rée comme décente. 

Or ce « taux de pau­vre­té » (et par voie de consé­quence le « nombre de pauvres ») que les poli­tiques se lancent régu­liè­re­ment à la figure n’a rien à voir avec cette défi­ni­tion idéale. C’est en réa­li­té un indi­ca­teur pure­ment mathé­ma­tique de la pro­por­tion d’individus dont le reve­nu est infé­rieur à un cer­tain pour­cen­tage (géné­ra­le­ment 50 % ou 60 %, rare­ment indi­qué par ceux qui pré­tendent en mesu­rer au tré­bu­chet l’évolution !) du reve­nu médian. Il conduit à dire qu’il existe en France 5 ou 9 mil­lions de pauvres, selon qu’on uti­lise 50 % ou 60 %.

L’utilisation de cet indi­ca­teur pour ten­ter de mesu­rer l’évolution de la pau­vre­té (alors qu’en fait il s’agit d’un indi­ca­teur d’inégalité) conduit à des consé­quences loufoques.

Un indi­ca­teur qui conduit à des conclu­sions aus­si absurdes devrait être rem­pla­cé par le cal­cul du nombre d’individus appar­te­nant à des foyers qui, après prise en compte d’éventuelles pres­ta­tions sociales, ne peuvent pas finan­cer un ensemble clai­re­ment défi­ni de biens et de ser­vices consi­dé­rés comme indispensables.

Un autre exemple est le « taux de chô­mage des jeunes », qui nour­rit des affir­ma­tions répé­tées à lon­gueur de jour­née par la plu­part des médias et des poli­tiques, selon les­quelles « plus de 20 % des jeunes sont au chô­mage » alors que la réa­li­té enre­gis­trée par l’Insee est que 8 % des jeunes de 15 à 24 ans sont chô­meurs (ce qui bien sûr est encore trop, mais n’est pas aus­si anxio­gène que de dif­fu­ser l’idée que plus de 20 % le sont).

En effet, le taux de chô­mage des jeunes n’est pas la pro­por­tion de telle ou telle géné­ra­tion de jeunes au chô­mage, mais la pro­por­tion de la « popu­la­tion active de jeunes » au chô­mage. Or cette popu­la­tion dite active est très infé­rieure en nombre à l’ensemble des jeunes puisqu’elle inclut uni­que­ment ceux qui ont un emploi et ceux qui, étant au chô­mage, recherchent un emploi ; elle exclut ceux, majo­ri­taires, qui sont en for­ma­tion ou qui, pour des rai­sons diverses, ne cherchent pas d’emploi (dont par exemple des femmes jeunes ayant choi­si de ne pas tra­vailler tem­po­rai­re­ment pour éle­ver de jeunes enfants).

Cet indi­ca­teur devrait être rem­pla­cé par la pro­por­tion de l’ensemble de telle ou telle géné­ra­tion de jeunes au chô­mage, comme le fait Le Monde pour l’Allemagne et la Suisse, mais pas pour la France ! (voir l’article « Chô­mage des jeunes » page 46 dans le n° 724 de La J & R d’avril 2017).


Selon l’indicateur « taux de pauvreté » qui permet de donner le « nombre de pauvres » :

Si le reve­nu de chaque Fran­çais était mul­ti­plié par 2 sans que les prix des biens et ser­vices aug­mentent, le nombre de pauvres ne dimi­nue­rait pas.

Dans un pays où cha­cun aurait le même reve­nu men­suel infime (1 $ ou 1 €), il n’y aurait aucun pauvre. 

En 2020, la réduc­tion de 5 mil­liards d’euros de l’impôt direct va faire aug­men­ter le nombre de pauvres (car cette réduc­tion d’impôt va faire croître le reve­nu médian des Français !).


Le jeu trouble de certains acteurs

S’ajoutent à cette dés­in­for­ma­tion due le plus sou­vent à une igno­rance de la signi­fi­ca­tion réelle de telle ou telle sta­tis­tique les pré­sen­ta­tions biai­sées venant de cer­tains acteurs à qui leur com­pé­tence donne une appa­rence d’impartialité. Par­mi eux, « l’Observatoire des inéga­li­tés ». Pra­ti­que­ment chaque fois qu’une infor­ma­tion ou un débat porte sur les inéga­li­tés, les chiffres four­nis par l’Observatoire des inéga­li­tés sont men­tion­nés, ce qui donne l’impression que cet Obser­va­toire est une ins­ti­tu­tion appor­tant à ses ana­lyses la même rigueur et la même neu­tra­li­té qu’un orga­nisme public tel que l’Insee. Mais l’Observatoire est en fait une asso­cia­tion fon­dée et ani­mée par Louis Mau­rin, qui est un obser­va­teur enga­gé, pour qui la redis­tri­bu­tion assu­rée par la fis­ca­li­té est tou­jours insuf­fi­sante, ce qu’il a expri­mé expli­ci­te­ment par écrit, en par­ti­cu­lier dans un article inti­tu­lé « Ras-le-bol du ras-le-bol fis­cal » paru dans Le Monde en sep­tembre 2013.


Un autre indicateur absurde : le taux de chômage des jeunes

Actuel­le­ment, 62 % des jeunes de 15 à 24 ans sont en for­ma­tion ou ne cherchent pas d’emploi, 30 % tra­vaillent et 8 % sont chô­meurs. Le taux de chô­mage des jeunes, pro­por­tion de la popu­la­tion active au chô­mage, est égal à 838 = 21 %.

Cela per­met aux jour­na­listes et aux poli­tiques d’affirmer (vrai­sem­bla­ble­ment par igno­rance pour la majo­ri­té d’entre eux, par cal­cul poli­tique pour d’autres) que plus d’un jeune sur 5 est au chô­mage – ce qui est ter­ri­ble­ment anxio­gène – alors que le chiffre réel est d’un sur 12 ou 13.


Louis Mau­rin s’est inté­res­sé en par­ti­cu­lier aux inéga­li­tés sociales face à l’éducation. Les chiffres dont il part pour com­pa­rer les chances d’avoir le bac pour des enfants issus de dif­fé­rents milieux sont exacts, mais la pré­sen­ta­tion qu’il en donne grâce à un pro­cé­dé de cal­cul alam­bi­qué cherche à prou­ver que la situa­tion actuelle (pas idéale, mais n’ayant plus rien à voir avec celle qui exis­tait jusqu’au milieu du XXe siècle) est épouvantable.


Comment L’Observatoire des inégalités est à l’origine d’une curieuse déclaration de l’Institut Montaigne dans Le Monde

Laurent Bigorgne, direc­teur de l’Institut Mon­taigne, affirme en août 2011 dans une inter­view au Monde : « Un fils d’ouvrier a 14 fois moins de chances qu’un fils de cadre de décro­cher le bac. »

Or à cette époque les der­nières sta­tis­tiques connues indi­quaient qu’obtenaient le bac envi­ron 90 % des enfants de cadres et 40 % des enfants d’ouvriers (on parle bien de l’ensemble des bacs).

Alors pour­quoi ce déses­pé­rant 14 et pas le rap­port 9040, soit un peu plus de 2 ?

Parce que Laurent Bigorgne (his­to­rien) reprend (vrai­sem­bla­ble­ment sans connaître le détail de son cal­cul) le résul­tat figu­rant à l‘époque sur le site de l’Observatoire des inéga­li­tés qui fait appel sans le dire à la tech­nique dite des odds ratios uti­li­sée en par­ti­cu­lier en épidémiologie :

  • un fils de cadre a 9 fois plus de chances d’avoir son bac que de ne pas l’avoir (90÷10)
  • un fils d’ouvrier a 0,67 fois plus de chances d’avoir son bac que de ne pas l’avoir (40÷60)
  • le rap­port entre les chances rela­tives du fils de cadre et du fils d’ouvrier est donc d’environ 14 !

La courbe « Piketty »

Tho­mas Piket­ty a publié d’imposants ouvrages sur les reve­nus et les patri­moines, qui ont été lar­ge­ment dif­fu­sés en France et à l’étranger. Cer­taines de ses conclu­sions et en par­ti­cu­lier la courbe inti­tu­lée : « Un sys­tème fis­cal tota­le­ment pro­gres­sif… ou fran­che­ment régres­sif ? » sont fré­quem­ment citées par les jour­na­listes. Regar­dée rapi­de­ment, la courbe donne l’impression que la popu­la­tion fran­çaise est divi­sée en quatre par­ties : les reve­nus les plus modestes (1er quart de la courbe) seraient sou­mis à une fis­ca­li­té pro­gres­sive, les reve­nus moyens (2e et 3e quarts) à une fis­ca­li­té qua­si pro­por­tion­nelle aux reve­nus, et les plus riches (4e quart) à une fis­ca­li­té très dégressive.

Inva­ria­ble­ment, les jour­na­listes expliquent cette dégres­si­vi­té par l’insuffisante pro­gres­si­vi­té de l’impôt sur le reve­nu et l’utilisation par les plus riches de mul­tiples niches fis­cales per­met­tant de le minimiser.

Or, si on consulte l’étude de l’Insee de 2018 sur les reve­nus et les patri­moines, on découvre une réa­li­té très différente.

Au niveau des plus hauts reve­nus, aucune dégres­si­vi­té de l’impôt direct n’est per­cep­tible. S’il en existe une (ce qui n’est pas sûr…), ce ne peut être que pour une petite par­tie du groupe micro­sco­pique des 0,01 % les plus riches (la tota­li­té de ce groupe ne com­pre­nant qu’environ 4 000 foyers). Elle devrait donc être pra­ti­que­ment invi­sible sur une courbe don­nant le taux d’imposition de 40 mil­lions de foyers. Cela amène à consta­ter (à condi­tion de se tordre le cou pour arri­ver à lire sa gra­dua­tion) que l’échelle des abs­cisses employée par Piket­ty dilate de façon extrê­me­ment impor­tante l’effectif appa­rent des contri­buables les plus riches qui occupent un quart du diagramme…

D’autre part, le libel­lé de l’axe des ordon­nées est inexact : ce qui est repré­sen­té par la courbe n’est pas comme indi­qué le « taux glo­bal d’imposition », mais le taux cor­res­pon­dant à la somme des impôts et des pré­lè­ve­ments sociaux obli­ga­toires. Contrai­re­ment à ce qu’affirment la plu­part des jour­na­listes qui ont regar­dé (trop) rapi­de­ment ce dia­gramme, la dégres­si­vi­té de la par­tie droite de la courbe de Piket­ty ne pro­vient pas de la fis­ca­li­té directe, mais essen­tiel­le­ment des charges sociales obli­ga­toires (car les pré­lè­ve­ments sociaux sont pla­fon­nés) et des taxes indi­rectes (TVA, car­bu­rants, etc.) puisque les plus riches peuvent choi­sir de ne dépen­ser qu’une par­tie de leurs revenus.

courbe Piketty

Étude Insee des reve­nus et des patri­moines de 2018, tableau 10 page 60
(la courbe Piket­ty et l’étude Insee ont été éta­blies à par­tir de chiffres anté­rieurs à la flat tax
sur les reve­nus finan­ciers. Mais sa prise en compte n’entraînerait pra­ti­que­ment aucun changement)
Caté­go­ries de contri­buables clas­sés par reve­nus croissants Taux d’imposition sur le reve­nu moyen
90 % les plus modestes 2,7 %
9 % 10,5 %
0,9 % 18,4 %
0,09 % 25 %
0,01 % (soit envi­ron 4 000 foyers) 28,3 %

Ne pas oublier les spécificités du contexte culturel français

L’évolution poli­tique de la France depuis la Libé­ra­tion a conduit des par­tis pou­vant pré­tendre à cer­tains moments au titre de « 1er par­ti de France » à se trou­ver pri­vés de façon durable de toute pers­pec­tive d’exercice ou même de par­ti­ci­pa­tion au pou­voir poli­tique. Cette situa­tion a inci­té ces par­tis (Par­ti com­mu­niste de 1947 à la fin des années 70, plus récem­ment Front puis Ras­sem­ble­ment natio­nal) à pro­po­ser sys­té­ma­ti­que­ment des mesures déma­go­giques inte­nables, puisqu’ils savaient ne pas ris­quer de devoir les mettre en œuvre. 

Ce contexte géné­ral de cri­tiques d’une situa­tion exis­tante sys­té­ma­ti­que­ment noir­cie sème dans l’esprit d’une impor­tante par­tie de la popu­la­tion une extrême méfiance vis-à-vis de sta­tis­tiques qui, lorsqu’elles sont plu­tôt favo­rables, sont sou­vent consi­dé­rées comme mani­pu­lées par le pou­voir poli­tique en place.

Raison et émotion

Les quelques exemples pré­cé­dents montrent com­bien les ensei­gne­ments réels des sta­tis­tiques éco­no­miques par­viennent très sou­vent défor­més de façon néga­tive à la par­tie de la popu­la­tion fran­çaise qui n’a que rare­ment l’habitude de remon­ter par elle-même à la source directe des informations.

À condi­tion qu’ils n’aillent pas jusqu’au men­songe pur et simple, il n’est pas cho­quant que des hommes poli­tiques de l’opposition ou des jour­na­listes de médias enga­gés s’ingénient à trou­ver des angles d’interprétation des don­nées sta­tis­tiques qui dis­cré­ditent l’action de la majo­ri­té du moment : c’est le jeu nor­mal de la démocratie.

En revanche, que ce soit par manque de temps, d’aisance avec le manie­ment des don­nées chif­frées, ou tout sim­ple­ment par paresse intel­lec­tuelle, il n’est pas nor­mal que beau­coup de jour­na­listes fran­çais en prin­cipe non enga­gés ne fassent pas plus d’efforts pour com­prendre et expli­quer ce que mesurent exac­te­ment les sta­tis­tiques qu’ils citent. Ils reprennent trop sou­vent de façon mou­ton­nière, sans avoir le réflexe de remon­ter aux sources, les for­mu­la­tions qui pro­viennent d’autres médias ou d’agences diverses.

Et fina­le­ment, n’oublions pas que pour gagner une bataille d’opinion il ne suf­fit pas de démon­trer de façon ration­nelle. Depuis Cicé­ron et sa maxime docere, delec­tare, movere, nous savons qu’il faut éga­le­ment séduire et émou­voir. Dans ce domaine, un bon mot, un slo­gan habile, la pré­sen­ta­tion d’un cas par­ti­cu­lier atti­rant l’empathie auront tou­jours au moins autant d’influence qu’un argu­ment quan­ti­fié, même bien charpenté.

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