Les Gilets jaunes sous l’œil des économètres
Nous avons cherché à identifier les déterminants de la mobilisation des « Gilets jaunes » à ses débuts. La collecte de données sur Facebook et la localisation des blocages des ronds-points nous ont permis de cartographier le mouvement des « Gilets jaunes » online et offline. Les résultats électoraux à l’élection présidentielle de 2017, la part locale des véhicules diesels et le taux de pauvreté des retraités apparaissent faiblement corrélés à la mobilisation. La mobilité, mesurée par la limitation des routes secondaires à 80 km/h et les distances domicile-travail, apparaît en revanche comme un facteur important pour expliquer les origines du mouvement.
La naissance d’un mouvement
JR : Vous avez publié une note d’étude remarquée sur la dynamique du mouvement des Gilets jaunes (Notes de l’Institut des politiques publiques – Le territoire des gilets jaunes – avril 2019). Pourquoi ce sujet ?
Vincent Rollet : J’étais assistant de recherche au Crest lorsque le mouvement a éclaté. Nous nous sommes dit qu’il y avait là une vraie opportunité pour étudier la naissance d’un mouvement avec des difficultés méthodologiques intéressantes : le potentiel de mobilisation était important, mais le mouvement très éclaté avec une grande dispersion sur le territoire. Il était donc difficile a priori de mesurer la mobilisation. Par exemple, on pouvait essayer d’utiliser les temps de parcours routiers fournis par l’application Google Maps : un blocage routier y est décelé par une augmentation brutale des temps de parcours passant par le point de blocage supposé (rond-point, etc.). Nous avons plutôt choisi de nous baser sur les réseaux sociaux : nous avons recensé plusieurs milliers de pages Facebook relatives à des mobilisations ponctuelles, ainsi qu’environ un million de tweets ! Cela a permis de cartographier finement les premières manifestations, très localisées, du mouvement.
Internet et le développement du mouvement des Gilets jaunes
Pierre Boyer : Avec les Gilets jaunes et leur présentation par les médias, on est devant un problème classique, avec de nombreuses cartographies et analyses qu’on a du mal à comprendre parce qu’elles se basent sur des données différentes, exploitées selon des règles différentes. Il est très difficile de quantifier l’importance du mouvement et de séparer plusieurs facteurs de mobilisation fortement corrélés (pauvreté, perte d’attractivité des territoires, désindustrialisation, etc.). Nous voulions également apporter un éclairage sur les interactions entre mobilisation en ligne et mobilisation physique. Quel rôle a joué internet dans le développement du mouvement ? C’est quelque chose qui a été étudié avec les « Printemps arabes », ou encore avec les événements derniers en Algérie, mais c’était la première opportunité de faire une telle analyse sur un mouvement de grande taille en Europe.
Identification de différentes variables explicatives
Si nous observons des corrélations significatives entre la mobilisation et un certain nombre de variables (vote extrême, isolement), ces corrélations n’expliquent pas pour autant le mouvement. La question est de savoir par exemple si une augmentation importante de taxe (ici, la taxe carbone sur l’essence) mais dans un contexte avec une coordination faible par les réseaux sociaux aura plus ou moins d’impact qu’une augmentation plus faible, mais sur un milieu fortement coordonné. Des méthodes économétriques nous ont permis d’isoler l’impact de différentes variables explicatives, et de mettre en avant l’importance des sujets liés à la mobilité. Dans le cas présent, il semble bien qu’il existait une « poche de gaz » d’exaspération générale, notamment due à l’abaissement de la vitesse limite à 80 km/h : c’est clairement avec cette variable qu’on a trouvé la corrélation la plus forte parmi celles que nous avons mises en évidence. Et que cette « poche de gaz » a été enflammée par l’annonce de la taxe carbone ! On voit aussi qu’il existait déjà, avant le mouvement, des « groupes de colère » locaux (Colère 97, Colère 92…), qui ont pu servir de point de départ pour l’embrasement du mouvement.
Une interprétation délicate
Néanmoins, l’interprétation reste délicate. Ainsi, il faut bien distinguer l’aspect géographico-administratif (la répartition par commune, par département…) et la vision économique par zone d’emploi : on voit alors émerger des faits non intuitifs. Par exemple, on voit que la proportion de routes passées à 80 km/h est relativement importante dans des zones qu’on aurait pu supposer moins concernées, comme l’Île-de-France, ou la proximité de grandes métropoles comme Toulouse ou Bordeaux. Le mouvement des Gilets jaunes n’est donc pas seulement rural…
Des aspects à approfondir
Mais il y a encore bien d’autres aspects à approfondir : par exemple, quelle a été la mobilisation selon les catégories socioprofessionnelles ? Ou encore, quel a été l’impact du mouvement sur le vote aux élections européennes ? On sait que, globalement, le mouvement lui-même – pour autant qu’il ait eu une expression politique – n’a pas émergé lors de ces élections. Mais n’a‑t-il pas eu quand même un impact sur le vote des électeurs ? Il serait bien sûr très difficile de répondre à ces questions, pour un mouvement aussi local dans son émergence comme dans son expression : sa véritable échelle semble bien être celle du rond-point.
A lire : Bonnets rouges et Gilets jaunes