Les grandes écoles en question : erreurs fréquentes et querelles stériles
La France doit prendre sa place dans la compétition mondiale de l’intelligence. La pratique de différents systèmes universitaires, comme la participation à des associations universitaires nationales et internationales, amène à observer des erreurs d’analyse et des blocages stériles que notre pays ne mérite pas et à remettre en cause les nombreuses idées reçues qui circulent sur l’enseignement supérieur français et particulièrement sur les grandes écoles en particulier.
Trois niveaux de formation
En 1999, le processus de Bologne a conduit l’Europe à rendre son système universitaire compréhensible selon trois niveaux internationaux de formation : licence, master, doctorat. La France délivre chaque année 150 000 diplômes de niveau master : 60 000 par les grandes écoles ; 45 000 par les universités dans des disciplines voisines des écoles écoles (sciences et techniques ; économie et gestion) ; 45 000 dans les universités dans d’autres secteurs que ceux auxquels forment les écoles (lettres, droit, médecine, sociologie, etc.).
Dans les débats sur l’avenir des grandes écoles, celles-ci sont souvent accusées d’être malthusiennes et de favoriser la » reproduction sociale « . Mauvais procès : en plus de représenter les formations les plus prestigieuses dans leur domaine, les écoles constituent un système de formation massif, formant 40 % des diplômés de niveau master en France. Quant à la sélection sociale, elle est, à niveau de diplôme équivalent, similaire à celle constatée pour l’université.
Un coût raisonnable
Sélection sociale
On sait que » 50 % des étudiants des CPGE et des grandes écoles sont enfants de cadres supérieurs ou profession libérale, contre 30 % environ à l’université « . Il est faux d’en déduire que les écoles sont des lieux de sélection sociale, par opposition à l’université. En effet cette proportion est identique à l’université, si l’on considère les diplômés au niveau master de l’université (seul chiffre comparable puisque dans la filière CPGE-GE la sélection a lieu à l’entrée) ; de même ce taux est de 50 % parmi le stock des étudiants en filières scientifiques (juin 2008). Ces faits signifient que les enfants d’origine modeste ne s’orientent pas vers des études difficiles, mais non qu’une filière particulière, CPGE-GE, présenterait des biais spécifiques de sélectivité sociale.
Avec un coût de 13 000 euros par étudiant et par an, contre 8 000 pour l’université (8 500 depuis le budget 2009), les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) seraient-elles trop richement dotées ? Si l’on considère non pas tous les étudiants de l’université, mais ceux qui n’y ont pas échoué (soit 60 %, puisque 40 % s’y égarent pour terminer sans aucun diplôme), le coût des étudiants réellement formés est identique (8 000⁄0,6 = 13 300 ). À titre de comparaison dans les grandes universités anglo-saxonnes, les premiers cycles d’élite coûtent 100 000 à 150 000 dollars.
Un tremplin pour la recherche
Sur l’ensemble des diplômés de master en France, 7 % effectuent un doctorat. Parmi les écoles d’ingénieurs, la proportion est identique (6,8 %). Cette proportion croît de manière spectaculaire en fonction de la difficulté initiale d’entrée dans les écoles : à l’École centrale de Paris elle est de 15 %, à l’École polytechnique de 22 % ; à l’ENS d’Ulm, les docteurs sont majoritaires. La critique selon laquelle les écoles détourneraient les jeunes brillants de la recherche est donc infondée au regard de la situation française et l’est aussi par rapport à la comparaison internationale.
Des relations embarrassées avec le MESR (ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche)
Les écoles accueillent 220 000 étudiants : 30 % dans des écoles sous tutelle du MESR, 20 % sous tutelle d’autres ministères, 30 % consulaires et 20 % associatives privées, soit 50 % dans les écoles publiques, 50 % dans les écoles consulaires et privées.
Cette répartition des écoles en quatre quarts inégaux entraîne de grandes différences de fonctionnement. Les écoles publiques des ministères techniques sont très soutenues par leur tutelle dont elles forment les responsables. Les écoles consulaires ou associatives ont une autonomie importante face à un État qui ne leur accorde presque aucun soutien financier, elles sont donc contraintes à demander des frais de scolarité élevés ; ces éléments les éloignent culturellement du MESR.
La République jacobine intègre mal la pluralité des formes
Ainsi 70 % des écoles sont perçues comme échappant au ministère, tandis que les écoles directement sous tutelle MESR gênent par leurs différences avec le système des universités dont le MESR veut prétendre qu’il est universel à l’étranger.
Administration et écoles avaient chacune à cœur l’excellence universitaire française, mais leurs représentations des modèles d’excellence envisageables étaient diverses. Quoique prônant la responsabilité des acteurs, l’administration imposait des choix restrictifs de partenariats statutaires entre établissements, après la loi d’orientation sur la Recherche : la République jacobine intègre mal la pluralité des formes.
Pour promouvoir l’excellence française ne convient-il pas plutôt de capitaliser avec pragmatisme sur les forces de chacun, les expériences réussies et les projets des acteurs ?
Taille critique et intensité critique
Coûts par étudiant
Hormis trois institutions originales (l’ENS de la rue d’Ulm, l’X, l’École des mines de Paris), toutes les institutions universitaires françaises présentent une faible intensité de ressources par étudiant. Hors ces trois, les plus riches disposent de 20 à 30 k ? par étudiant et par an, en moyenne 12 k ? (pour les écoles de gestion) et de 15 k ? (pour les écoles d’ingénieurs) ; ces chiffres sont à comparer à ceux de leurs partenaires, avec qui elles échangent des étudiants, signent des accords d’alliance stratégique, des doubles diplômes : Harvard, Princeton, Stanford ou Berkeley disposent de ressources de 100 000 à 200 000 dollars par étudiant et par an, l’université de Richmond, Virginie, de 65 000 dollars (elle s’apparente à une Sup de Co de métropole régionale, par son profil universitaire).
La mondialisation de l’enseignement supérieur amène chacun à chercher à se situer dans la compétition mondiale. Au regard de ses concurrents internationaux, USA, Japon, notre pays a peu investi dans l’intelligence depuis quarante ans, La France impose à son enseignement supérieur des carcans spécifiques extraordinaires, qui varient selon les types d’institution, mais procèdent tous d’une même contrainte : la France partage la pénurie.
On s’imagine trop souvent que le nombre d’étudiants de l’université est important pour définir sa taille critique. Cette idée ne résiste pas à une analyse élémentaire. Pourquoi l’INSEAD (1 000 étudiants, 140 professeurs) est-il une » marque » bien mieux connue à l’étranger que, par exemple, l’université de Nantes, 40 000 étudiants, 1 400 professeurs ? L’INSEAD dispose de 100 000 euros par étudiant, ce qui lui permet une stature mondiale, Nantes ne dispose que de 10 000 euros.
La France partage la pénurie !
Parmi les universités les plus prestigieuses, Cal Tech a 2 000 étudiants, Princeton 6 500, donc des tailles qui correspondent à l’Université technologique de Compiègne ou à l’INSA de Lyon. Mais Princeton a 1 100 professeurs et une capitalisation boursière de 10 milliards de dollars. La différence entre ces institutions ne vient que de l’histoire accumulée et de l’intensité critique de leurs ressources.
La dictature des classements
Depuis dix ans seulement l’espace universitaire a vu apparaître les fameux » classements « . Si leur publication attire l’attention du grand public sur un secteur particulier, contribuant à sa notoriété, le résultat de ces classements est d’abord dicté par les critères retenus.
Plus d’étudiants, moins de professeurs
L’ESSEC ou HEC sont deux fois plus grandes (par les étudiants) que les Business Schools de Berkeley ou de Duke, six fois plus grandes que Darmouth. Mais leur nombre de professeurs par étudiant est le tiers de leurs grandes concurrentes ; elles sont en train d’accéder à la notoriété mondiale, à partir de handicaps chroniques liés à la modestie de leurs ressources, qu’elles gèrent avec une efficacité remarquée à l’étranger.
Le » classement de Shanghai » inclut essentiellement le nombre de prix Nobel et les articles publiés dans les revues Nature et Science ; il voulait situer les universités chinoises les unes par rapport aux autres. Par nature il handicape toutes les institutions spécialisées en sciences humaines et sociales. Il fait fi des qualités pédagogiques et des succès professionnels des diplômés. Constater combien le » classement de Shanghai » a pu être utilisé comme référence par des responsables français ignore un principe organisationnel élémentaire : le choix des critères de performance façonne les comportements.
Compte tenu de l’importance politique des critères de performance, on se réjouit de voir notre ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche chercher à élaborer avec ses partenaires européens un système commun d’évaluation des universités, basé sur des principes d’agence de notation selon des critères variés plutôt qu’un classement.
Le » tout technologique » de l’entrepreneuriat
Grâce aux écoles d’ingénieurs, sciences et techniques gardent un haut niveau d’attractivité
Une autre erreur fréquente, dont la logique s’apparente à l’importance donnée en France au tout scientifique du classement de Shanghai, a trait à l’innovation : son rôle central pour la création d’emplois dans les économies riches est admis par tous. Mais l’innovation peut être d’origine technique, organisationnelle, commerciale, 90% des innovations et des créations d’entreprises ont pour origine une nouvelle manière de répondre à un besoin latent. Or les efforts relatifs à l’entreprenariat universitaire sont essentiellement orientés vers une dynamique technologique.
Des barrières administratives à abattre
L’impulsion actée du gouvernement quant aux moyens à investir dans l’enseignement supérieur et la recherche constitue un événement considérable pour améliorer notre système français. Il ne progressera que si les diagnostics sont posés sans tabous ni complaisances, en capitalisant sur les forces réelles de nos systèmes.
Des chercheurs à convaincre
Le nombre de chercheurs publics qui ont utilisé les dispositifs législatifs de 1999 pour inciter à cet entreprenariat n’était que de 10 par an (pour 75 000 universitaires) en 2003, 2004 et 2005 : les universitaires encouragés par ces mesures créent des entreprises avec un taux 75 fois inférieur à leurs concitoyens français.
La France est un des rares pays de l’OCDE où, grâce aux écoles d’ingénieurs, sciences et techniques gardent un haut niveau d’attractivité ; les écoles de gestion forment des managers dont les socles intellectuels en humanités classiques fondent une aptitude interculturelle enviée et une vraie capacité à accompagner des systèmes complexes ; dans les deux cas, la pédagogie par l’alternance des écoles forme des jeunes à très haut potentiel. Un nombre important de laboratoires bénéficie d’une notoriété mondiale et la stabilité des emplois de chercheurs publics français est un atout attractif.
La sélection par le talent
Il est temps que sautent les barrières administratives stériles, que l’on ne confonde plus à l’université la mission de formation qualifiante et celle de culture générale, que la sélection par le talent soit admise, et que la recherche cognitive bénéficie d’une pérennité de moyens cohérente avec ses rythmes propres. Pour que la France ne décroche pas de la compétition intellectuelle mondiale, l’intensité de notre effort collectif, public et privé, doit encore être accrue.
Le défi reste majeur dans un environnement international universitaire de plus en plus compétitif et exigeant, alors que se développe une pénurie mondiale d’enseignants et chercheurs.
Biographie
Pierre Tapie (77), docteur ès sciences (CEN Saclay et Paris-XI, 1984), MBA INSEAD (1990), chercheur Sanofi (1980−1989), directeur de l’ESA Purpan (école d’ingénieurs agronomes à Toulouse) et DG d’Intellagri (société de capital-risque) (1990−2001). Depuis 2001 DG de l’ESSEC, vice-président de la CGE (depuis 2002), président de la FESIC, président du Conseil de surveillance du pôle de Recherche et d’Enseignement supérieur de Cergy-Pontoise (depuis 2006), administrateur de l’AACSB (Association for Advancement of Collegiate Schools of Business, principale association d’Écoles de management dans le monde, de 2006 à 2009), président de la CGE (depuis 2009).