“Les grands frères” à Chanteloup-les-Vignes
Avant de parler d’intégration, il faut préciser qui l’on considère en situation d’exclusion et qui ne l’est pas. Cela est implicite dans le cas de l’extrême pauvreté puisque manque ce qui est à la base même de la vie dans nos sociétés.
En revanche, dans les cités, l’exclusion est un phénomène complexe parce que le système de références en vigueur n’est pas celui d’une ville française traditionnelle.
Qui est l’exclu dans les banlieues ? Celui qui tire son épingle du jeu en cueillant les fruits de « l’économie parallèle » ou celui qui ne veut pas ou n’ose pas s’y impliquer ? Le premier s’intègre dans le système banlieue (et enferme en retour la banlieue dans son système), tandis que le second en est exclu. Mais à terme, il a des chances de mieux s’intégrer dans la société française.
Il n’y a pas que l’économie parallèle pour séparer les deux systèmes. L’organisation sociale des cités est différente à cause du chômage. Perdre son emploi, c’est pour tout le monde perdre son statut, mais dans les cités, certains enfants sont seuls à se lever le matin pour aller à l’école. Leurs parents, qui ne se lèvent plus, sont discrédités. Sans autorité parentale, il est difficile de faire reconnaître aux enfants l’autorité des institutions, de sorte que la crise au sein de la famille s’étend à la cité tout entière.
Ailleurs, la famille et l’entreprise engendrent des liens sociaux. Quand ces liens disparaissent, on voit croître l’individualisme de ceux qui se désintéressent des autres, de ce qui peut arriver à leurs enfants, par exemple. La rue devient un espace de non-droit, où les enfants sont livrés à eux-mêmes, où plus aucune règle n’est respectée, du moins celles de la société française dans l’environnement urbain traditionnel.
Et finalement, quand le travail n’est plus perçu comme une valeur, quand l’autorité parentale ou celle des institutions n’a plus de sens, quand l’individualisme prime sur la solidarité, il devient difficile d’élaborer des projets professionnels, même si par ailleurs on est bien intégré dans la cité.
La situation est d’autant plus complexe que les deux référentiels de valeurs se superposent. Pour ceux qui viennent de l’extérieur, il n’est évidemment pas question de nier le système de la cité, sous peine de se faire rejeter sans même avoir eu le temps d’entreprendre quoi que ce soit. Les solutions à base de gros sabots sont inefficaces, qu’il s’agisse d’un renforcement policier brutal ou de relogements massifs. Il y a par contre des initiatives qui, intégrant cette dualité, ouvrent des perspectives, comme celle à laquelle j’ai participé avec des jeunes de la cité La Noé à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines).
À la suite d’émeutes urbaines dans les années 90–91, les jeunes ont pris conscience des dangers de la « ghettoïsation ». Un incident a tout déclenché : après avoir provoqué un incendie dans une cage d’escalier, des adolescents de 12–15 ans ont empêché l’intervention des pompiers en jetant des pierres sur leur camion. Les plus grands ont alors compris qu’il fallait faire quelque chose. Ils étaient seuls à pouvoir raisonner leurs petits frères ; les autres, parents, enseignants, travailleurs sociaux avaient perdu toute influence.
Soutenus par Jean-Marie Petitclerc, un X 71, les jeunes de Chanteloup ont créé l’association « Les Messagers ». Ils ont inventé le métier « d’agent de prévention urbaine », et les jeunes se sont mis à intervenir dans la cité pour limiter les actes de malveillance et rétablir un bon climat. L’action était basée sur la méthode de « grand frère », ceux-ci faisant valoir leur expérience pour montrer l’impasse de la violence qui ne mène à rien, pour savoir parler aux adolescents, et finalement pour réintroduire les notions de citoyenneté et de solidarité dans la vie quotidienne des jeunes.
Ils ont réussi et l’association compte aujourd’hui plus de 80 salariés sur différents sites (la cité de Chanteloup, des surfaces commerciales, des lignes de train de banlieue).
Cependant la prévention est un métier difficile, surtout lorsqu’on appartient soi-même au système de la cité. Ainsi, les Messagers sont-ils souvent dans une situation ambiguë comme François dont je vais raconter l’histoire. Dès l’origine, il s’est investi dans l’association, intéressé qu’il était par cette mission de prévention. Il pouvait à la fois « passer de l’autre côté de la barrière », avoir un métier stable, et faire profiter les adolescents de son expérience et leur éviter de refaire ses erreurs.
On lui a confié un poste d’agent de prévention urbaine sur la ligne SNCF Chanteloup-Mantes-la-Jolie, puis la responsabilité d’une équipe de cinq personnes. En mai 1995, son petit frère a été tué au cours d’un règlement de compte entre cités. Les jeunes de Chanteloup se sont regroupés, armés de fusils à pompe, pour aller venger leur ami, mais François est intervenu pour les dissuader, leur disant que la violence engendrerait encore plus de violence.
Grâce à lui, le conflit a été évité ; et dans cette occasion, il a choisi nos valeurs traditionnelles, entraînant le groupe avec lui. Mais plus tard, il a fait un autre choix qui a entraîné son licenciement et des poursuites judiciaires.
Les Messagers sont finalement des équilibristes ; marchant sur un fil entre deux pôles et c’est cela qui les rend convaincants. Cependant il n’y a pas de miracle, François a été rattrapé par la justice et Chanteloup-les-Vignes reste l’une des cités les plus sensibles de la région Île-de-France.
Quand on lui demandait « quel est ton rêve le plus cher pour la banlieue ? » Mohand, un des Messagers, répondait « que ce ne soit plus la banlieue. »