Les grands projets modernes, l’ingénieur et l’architecture
Il y a quelques décennies, les premiers astronautes disaient que la muraille de Chine était la seule œuvre humaine visible depuis l’espace. Ce n’est certainement plus le cas aujourd’hui avec la construction d’ouvrages gigantesques, comme ceux des trois liaisons entre les îles de Honshu et de Shikoku au Japon, et de ceux qui relient entre elles les différentes parties du Danemark et assurent leur liaison avec la Suède par les ponts du Storebelt et de l’Oresund. En quarante ans, depuis mon entrée à l’École polytechnique, l’échelle des constructions humaines a considérablement changé.
C’est d’abord à cause de l’accroissement considérable des échanges internationaux, qu’il s’agisse des hommes ou des marchandises. Il a fallu construire des infrastructures de transport de grande capacité, de plus en plus rapides et plus sûres. Et dans un premier temps on a construit ce qui était le plus facile techniquement et financièrement. Puis, après avoir satisfait les besoins les plus immédiats, il a fallu se lancer dans la construction des liaisons que les moyens des époques précédentes n’avaient pas encore permis d’entreprendre. Le tunnel sous la Manche, la liaison Honshu Shikoku, le pont du Storebelt, puis celui de l’Oresund, le pont de Rion Antirion… et demain peut-être le pont du détroit de Messine, et après-demain un ouvrage pour franchir le détroit de Gibraltar ; un tunnel ferroviaire peut-être. On pourrait aussi parler des structures pétrolières offshore, de plus en plus gigantesques, travaillant dans les eaux à des profondeurs de plus en plus grandes.
Qu’est-ce qui a permis ces progrès considérables, ce changement d’échelle ? De nombreux facteurs bien sûr.
• Le moins important, à coup sûr, est celui qu’on cite le plus souvent : le développement des moyens de calcul informatiques. Mais ce n’est qu’un outil utile pour gagner du temps et de la précision, mais qui ne remplace pas et ne remplacera jamais le travail du concepteur.
• Bien plus importants sont les progrès dans la qualité des matériaux, que ce soit le béton ou l’acier. On arrive aujourd’hui à fabriquer couramment des bétons à hautes performances, de forte résistance (80 MPa et plus) et d’une grande durabilité ; et des bétons à très hautes performances, d’un coût encore très élevé, qui n’ont plus grand-chose à voir avec les bétons classiques et dont on n’arrive pas encore à bien cerner le domaine d’emploi. On développe aussi des bétons autoplaçants qui présentent de grands avantages. Et à côté des aciers traditionnels, on peut aujourd’hui utiliser des aciers thermomécaniques d’une plus grande limite élastique (460 MPa au lieu de 355) et qu’on peut souder dans d’excellentes conditions. On utilise au Japon des aciers à très haute limite élastique, mais qui, eux, ne sont pas aisément soudables sur chantier.
De nombreux ingénieurs, enfin, croient au développement des matériaux plastiques de très haute résistance, comme le kevlar et la fibre de carbone. Mais en dehors de leur prix, ils ont encore à surmonter des handicaps comme une assez grande déformabilité, une grande sensibilité aux efforts transversaux et une certaine fragilité à la rupture.
• Les moyens de fabrication et de construction sont aujourd’hui bien plus puissants qu’il y a vingt ou trente ans. On dispose de moyens de levage très importants, notamment en site nautique ; l’exemple extrême en a été donné par le Swanen, un catamaran équipé d’un bras de grue capable de soulever 8 000 tonnes et qui a permis de construire, successivement, le pont Ouest du Storebelt, le pont de la Confédération au Canada et le pont de l’Oresund. L’informatique a joué un rôle dans ce domaine en facilitant l’automatisation de la fabrication d’éléments de charpente métallique et le contrôle automatique de processus de construction complexes comme, par exemple, le lançage du tablier du viaduc de Millau.
Le développement de ces moyens de fabrication et de construction a été facilité par la concentration des entreprises en grands groupes d’envergure internationale. Nous avons la chance d’en avoir trois en France avec Vinci, Eiffage et Bouygues.
• Mais tous ces progrès n’auraient pas été possibles sans le développement de nos connaissances sur les actions naturelles qui s’exercent sur les structures. Il y a une quinzaine d’années seulement qu’on maîtrise l’analyse des effets du vent sur les ouvrages, et un peu moins qu’on dispose de programmes de calcul permettant d’évaluer rapidement et dans de bonnes conditions les effets du vent sur un pont. Il en va de même avec les séismes, et il reste encore des progrès à faire dans ce domaine où certains considèrent que les coefficients de sécurité sont toujours des coefficients de terreur. On commence seulement maintenant à comprendre et maîtriser les vibrations des haubans.
• Enfin, le dernier levier du progrès, c’est l’argent. Beaucoup des grands projets que j’ai évoqués ont été financés par des fonds privés, ou dans le cadre d’un partenariat public-privé. Les États sont aujourd’hui largement endettés, et les dépenses sociales (auxquelles s’ajoute le coût de la dette) consomment une part croissante des budgets. L’appel au financement privé est donc une nécessité qui ne cesse de croître.
Il est clair dans ce contexte que les grands projets sont l’affaire d’équipes particulièrement importantes, capables de traiter tous les aspects de la conception à la construction. Il n’en reste pas moins que le génie civil reste un domaine où un ingénieur peut avoir un rôle créatif déterminant, mais à condition d’être capable d’embrasser l’ensemble des aspects du projet.
Il y a huit ans déjà – en 1997 – le Centre Georges Pompidou avait organisé une remarquable exposition sur l’Art des ingénieurs. La plaquette de présentation de l’exposition, plutôt tournée vers les ouvrages du xixe et de la première moitié du xxe siècle, affirmait qu’aujourd’hui, grâce aux moyens informatiques, on peut tout calculer donc on peut tout construire. Ce qui voulait dire implicitement que la conception peut (et même doit) être confiée à des architectes bourrés d’idées originales et qu’on se débrouillera toujours, ensuite, pour faire tenir debout le fruit de leur imagination. Bref, qu’on était passé du temps des ingénieurs à celui des architectes.
Cette tendance, qu’on retrouve dans plusieurs pays, conduit à des résultats désagréables, que ce soit sur le plan des coûts, du confort des structures (il existe quelques exemples célèbres de vibrations intempestives), voire même de la sécurité dans les cas extrêmes.
La conception d’un grand ouvrage ne peut être dirigée que par un ingénieur capable de réellement dominer le comportement mécanique et la sécurité structurelle. C’est la circulation des efforts qui doit guider les formes et non l’inverse ; l’art de l’ingénieur est d’organiser la matière pour qu’elle canalise les efforts de la façon la plus simple et la plus efficace. Mais en même temps – qu’il s’agisse d’un ouvrage majeur ou d’une structure plus courante, voire même d’un petit ouvrage -, il faut travailler à la meilleure inscription de l’ouvrage dans son site, et rechercher l’élégance des formes.
Le premier traité de génie civil de l’histoire, le Vitruve (Vitruvius Pollio), définissait les objectifs d’un projet par trois mots : Utilitas, Firmitas, Venustas ; utilitas visant à l’utilité (publique) et à la fonctionnalité ; firmitas à la résistance et aux autres qualités structurelles ; et venustas, évidemment, aux qualités esthétiques, à l’élégance de l’ouvrage ; à ce qu’on comprend souvent sous le nom de son architecture en augmentant la confusion des termes et des rôles.
Cela ne veut pas dire que les architectes ne peuvent rien apporter à la qualité des ouvrages, bien au contraire. Pour ma part, pratiquement tous les ouvrages dont j’ai eu la charge ont été conçus en collaboration avec un architecte ; et je n’ai jamais vécu d’instants plus jubilatoires qu’au cours des quelques occasions où en dix ou vingt minutes, avec Charles Lavigne, tout d’un coup (et quelquefois après des semaines ou des mois d’efforts), nous définissions un concept parfaitement cohérent, parfait sur le plan structural, répondant au mieux aux besoins fonctionnels et quelquefois plein de fantaisie. Le pont sur la Vienne à Limoges, qui vient d’être achevé, et notre projet pour le pont Bacalan-Bastide, à Bordeaux, illustrent à merveille le fruit d’une longue complicité.
Mais quel que soit l’apport de l’architecte, c’est l’ingénieur qui peut seul porter la responsabilité du projet et de sa conception. À moins qu’il ne soit réduit, comme c’est le cas quelquefois, au rang de calculateur d’une conception dont il n’a pas eu la maîtrise et qui le ravale au rang de simple technicien.