Les grands projets urbains

Dossier : Défricher des voies nouvellesMagazine N°552 Février 2000
Par Pascal LELARGE (76)

Importance du fait urbain dans la société contemporaine

Nous assis­tons à une véri­table méta­mor­phose des rela­tions humaines : l’a­bo­li­tion des obs­tacles dus à l’es­pace et au temps favo­rise la mon­tée des inter­dé­pen­dances à toutes les échelles. 

Les rap­ports sociaux, qu’ils soient inter­per­son­nels, d’ap­par­te­nance ou d’i­den­ti­fi­ca­tion à un groupe, à un modèle social ou cultu­rel, sont de plus en plus mal­me­nés par le rythme des changements. 

Il semble que l’on pour­rait carac­té­ri­ser les muta­tions de notre socié­té occi­den­tale – euro­péenne – fran­çaise par le para­doxe suivant : 

Le « fait social et urbain » y occupe une posi­tion doré­na­vant cen­trale et consti­tue un niveau d’in­ter­dé­pen­dance « extrême » alors que l’in­di­vi­du, le « sujet » tend à s’af­fir­mer de plus en plus dans son auto­no­mie, dans sa singularité. 

Rien de bien neuf dans tout cela objec­te­ra-t-on : les grandes méga­lo­poles ne datent-elles pas du IVe mil­lé­naire avant J.-C.1 ? Certes, mais aujourd’­hui la ville est deve­nue au niveau mon­dial le modèle domi­nant. En France, c’est une per­sonne sur deux qui y réside, et au rythme où vont les choses, ce sera à la fin du pro­chain siècle trois Fran­çais sur quatre qui seront deve­nus des citadins. 

Le pro­ces­sus d’ur­ba­ni­sa­tion rapide a dis­sous le lien mil­lé­naire entre une popu­la­tion et son sol. Dans la ville moderne, tout est en mou­ve­ment et ce n’est pas là la moindre de ses fas­ci­na­tions (Jules Romains, É. Verhae­ren). On y bâtit en hâte, les lieux sont trans­for­més, « recy­clés », l’es­pace y devient objet de consommation. 

La cité, para­doxa­le­ment, n’est-elle pas à la fois le lieu par excel­lence de « l’a­no­ny­mat », et l’en­droit où le tis­su des rela­tions sociales est le plus resserré ?
Qu’on s’y déplace, qu’on y habite, qu’on y tra­vaille, la ville modèle le com­por­te­ment indi­vi­duel, l’en­serre dans un étroit fais­ceau de rela­tions sociales et fonctionnelles.

Cor­ré­la­ti­ve­ment (et c’est le sens de toute l’his­toire de l’Oc­ci­dent) l’in­di­vi­du « affirme » son auto­no­mie, sa cen­tra­li­té – et néces­sai­re­ment, son mode d’être à la ville est de plus en plus écla­té, comme s’il n’é­tait pas exac­te­ment le même selon qu’il y dort, s’y déplace, y consomme, etc. 

Des espaces urbains « laissés-pour-compte »

Les espaces urbains, on le sait, ne sont pas iso­tropes et résultent pour la plu­part d’un pro­ces­sus per­ma­nent de « pro­duc­tion urbaine » dans lequel rien n’est stable et tout se recom­pose néces­sai­re­ment. On se regroupe par « affi­ni­tés sociales », on recherche fon­da­men­ta­le­ment dans son mode d’ha­bi­tat la sta­bi­li­té, l’af­fir­ma­tion d’une appar­te­nance sociale, ou de la repré­sen­ta­tion qu’on s’en fait, l’i­mage du « Même ». 

L’é­qui­libre de cette pro­duc­tion urbaine repo­se­rait impli­ci­te­ment sur une sorte de « régu­la­tion spon­ta­née » des lois d’un sys­tème qui appa­ren­te­rait la ville à une sorte de vaste « mar­ché » où s’a­grègent par exemple les dyna­miques des mar­chés immo­bi­liers, les lois des contraintes de dépla­ce­ment, où se font et se défont les valeurs, vaste mar­ché dans lequel cha­cun, incons­ciem­ment, gére­rait l’é­qui­libre de ses aspi­ra­tions et de ses contraintes. 

Certes, tout cela serait appa­rem­ment « admi­nis­tré » : l’ur­ba­nisme, les grands équi­pe­ments, les ser­vices urbains, et même le loge­ment…, admi­nis­tra­tion de la ville où cha­cun, dans son champ de res­pon­sa­bi­li­té et de com­pé­tence, admi­nistre, régule et par­ti­cipe de la grande loi géné­rale qui pro­dui­rait, telle une main invi­sible, un équi­libre urbain har­mo­nieux, une sorte d’op­ti­mum « économique ». 

Dans ce pro­ces­sus de pro­duc­tion urbaine, la ségré­ga­tion spa­tiale orga­nise, pour cha­cun, l’es­pace du « Même » et de « l’Autre ». 

Dans ce sché­ma de « pro­duc­tion urbaine », le fau­bourg, la ban­lieue, les « quar­tiers » en dif­fi­cul­té, l’es­pace par excel­lence de « l’Autre » – ou de l’i­dée fan­tas­ma­go­rique qu’on s’en fait : l’é­tran­ger, le lieu des pra­tiques cultu­relles exo­gènes, les espaces de « non-droit » – seraient-ils, comme n’im­porte quel autre quar­tier de la ville, un « élé­ment » par­mi d’autres de la pro­duc­tion urbaine, ou seraient-ils le « rebut », des « lais­sés-pour-compte », des « ano­ma­lies » qu’il convient « à la marge » de résorber ? 

La politique de la ville : de l’assistance à l’action publique collective

La « Poli­tique de la Ville » est appa­rue à la fin des années 70 et s’est consti­tuée comme une volon­té publique col­lec­tive d’a­bord orien­tée vers la recherche de « solu­tions locales » à des situa­tions de crise urbaine excep­tion­nelles et d’une soli­da­ri­té nou­velle avec ces ter­ri­toires en crise. 

Dans cette démarche de « pion­nier », la néces­si­té d’un » déve­lop­pe­ment social et urbain » des quar­tiers où se concentrent les familles les plus fra­giles, les moins « inté­grées » au modèle social, s’est impo­sée comme une évi­dence : la solu­tion serait « urbaine » (remo­de­ler l’es­pace urbain, réha­bi­li­ter les grands ensembles, mieux les rac­cro­cher à la ville, etc. et « sociale » au sens large (retis­ser le lien social qui s’est dis­ten­du, accroître la soli­da­ri­té sociale, adap­ter la réponse sociale à la spé­ci­fi­ci­té des pro­blèmes, etc.). 

Dans ce contexte, la Com­mune reste l’ac­teur public de réfé­rence auquel les autres col­lec­ti­vi­tés apportent un sou­tien finan­cier – voire métho­do­lo­gique – dans un cadre « contractuel ». 

Très tôt, on objec­te­ra le carac­tère par trop limi­ta­tif de cette approche. 

Peut-on se conten­ter de « cor­ri­ger » sur place, c’est-à-dire dans les quar­tiers, sur des micro-espaces urbains, sans ten­ter d’in­ter­ve­nir sur les pro­ces­sus de dif­fé­ren­cia­tions urbaines qui en sont la cause ?

La glo­ba­li­té du « fait urbain », l’en­che­vê­tre­ment des « champs » de l’in­ter­ven­tion publique, de leurs « cultures » – ou de leurs rigi­di­tés, comme l’on vou­dra… – admi­nis­tra­tives, des res­pon­sa­bi­li­tés ins­ti­tu­tion­nelles peuvent-ils s’ac­com­mo­der d’une poli­tique « d’ac­com­pa­gne­ment » d’une volon­té com­mu­nale, et d’in­ter­ven­tions réduites d’un côté à la restruc­tu­ra­tion immo­bi­lière et de l’autre à « l’a­ni­ma­tion sociale des quartiers » ? 

L’af­fir­ma­tion de la res­pon­sa­bi­li­té de « pre­mier rang » de la Com­mune ne masque-t-elle pas les res­pon­sa­bi­li­tés ins­ti­tu­tion­nelles plus larges, qui se révèlent dans le méca­nisme de pro­duc­tion des dys­fonc­tion­ne­ments urbains et sociaux, à com­men­cer par les pro­ces­sus de « relégation » ? 

Au milieu des années 1990, les « grands pro­jets urbains » émergent comme une ten­ta­tive d’a­bord métho­do­lo­gique, pour embras­ser les situa­tions de crise urbaine excep­tion­nelles – notam­ment autour des grandes métro­poles fran­çaises (Paris, Mar­seille, Lyon, Lille). 

Les grands projets urbains : une tentative pour renouveler l’action publique

Mal connus, par­fois cari­ca­tu­rés, les grands pro­jets urbains se sont en quelques années impo­sés en fait comme une approche qui a voca­tion à renou­ve­ler de façon radi­cale l’ac­tion publique à par­tir d’une approche « territoriale ».
Le grand pro­jet urbain (GPU) s’or­ga­nise en effet comme un « pro­jet de ter­ri­toire », non pas por­té par une com­mune à laquelle on ten­drait une main secou­rable, mais qui a voca­tion à être véri­ta­ble­ment pris en charge col­lec­ti­ve­ment par l’en­semble des ins­ti­tu­tions publiques (l’É­tat, la Région, le Dépar­te­ment et les Col­lec­ti­vi­tés territoriales). 

Les échelles spa­tiales se sont élar­gies bien au-delà des quar­tiers en dif­fi­cul­té : à Mantes, dans les Yve­lines, c’est celle de l’ag­glo­mé­ra­tion tout entière (100 000 habi­tants). Dans les com­munes péri­phé­riques des grandes métro­poles (Lyon, Lille), l’é­chelle de pro­jet reste, pour des rai­sons évi­dentes, déter­mi­née de façon un peu arbi­traire (ni trop grande ni trop petite, et en fonc­tion de l’his­toire des soli­da­ri­tés locales). 

Les grands pro­jets urbains « se sont don­né le temps » de leur action ; en se situant dans le cadre d’une contrac­tua­li­sa­tion à long terme (celle des « contrats de Plan »), et de conven­tions de pro­jet qui garan­tissent la péren­ni­té de l’ac­tion publique. 

Le pro­jet urbain a voca­tion à embras­ser tout l’es­pace de la vie col­lec­tive : de l’é­du­ca­tion à l’ha­bi­tat, de la sécu­ri­té à la culture, des ser­vices urbains à l’ac­tion sociale. 

Le pro­jet de ter­ri­toire se dote de « moyens d’in­gé­nie­rie » spé­ci­fiques et de haut niveau, d’é­quipes de « direc­tion de pro­jet », dont le rôle – com­plexe – consiste à « incar­ner » la volon­té col­lec­tive à l’œuvre dans le pro­jet et à « pro­duire » la mise en mou­ve­ment géné­rale, qui est à la fois celle des ins­ti­tu­tions impli­quées, celle de leurs tech­no­struc­tures, et celle des opé­ra­teurs en charge de sa mise en œuvre. 

Un premier bilan des GPU et les enjeux pour l’avenir

Il est peu de domaines aus­si décriés que celui de la Poli­tique de la Ville ; les pre­mières années des grands pro­jets urbains ne font pas excep­tion à cette règle. Et pour­tant… les pre­miers suc­cès comme les pre­miers échecs sont riches d’en­sei­gne­ments : les lignes de force de l’ac­tion se cla­ri­fient, un cer­tain prag­ma­tisme s’ins­taure dans un domaine où on se com­plaît par trop à l’in­can­ta­tion et à des actions à por­tée plus sym­bo­lique que véri­ta­ble­ment opé­ra­tion­nelle ; on y gagne aus­si une meilleure com­pré­hen­sion de la réa­li­té socio­lo­gique « des quar­tiers », des phé­no­mènes de l’ex­clu­sion sociale, des dyna­miques de « relé­ga­tion », des pro­ces­sus d’en­fer­me­ment sociaux, etc. 

En tout état de cause, les pre­miers bilans doivent être effec­tués au regard, non seule­ment de l’é­tat des lieux social et urbain dans les ter­ri­toires en crise, mais sur­tout au regard de la capa­ci­té col­lec­tive à inflé­chir les pro­ces­sus de dis­cri­mi­na­tion et de relé­ga­tion spatiale. 

Le reen­gi­nee­ring admi­nis­tra­tif, à par­tir d’une logique de ter­ri­toire, com­mence à prendre le relais d’un sys­tème qui repo­sait exclu­si­ve­ment sur un cer­tain mili­tan­tisme des acteurs (mili­tan­tisme asso­cia­tif, poli­tique, huma­niste…) d’au­tant plus exa­cer­bé qu’é­tait grand le sen­ti­ment de se heur­ter à des « murs » d’in­com­pré­hen­sion ou d’inertie. 

À l’é­preuve de la réa­li­té du ter­rain qui se découvre dans le creu­set des GPU, les dyna­miques urbaines qui pro­duisent la dis­cri­mi­na­tion urbaine et sociale et par­fois les « inca­pa­ci­tés col­lec­tives à agir » se révèlent avec toute leur bru­ta­li­té. Les poli­tiques publiques sec­to­rielles (le loge­ment, la san­té, l’é­du­ca­tion, etc.) sont pro­gres­si­ve­ment confron­tées à l’ex­pé­ri­men­ta­tion du pro­jet urbain. 

Dans une cer­taine mesure, mais peut-être s’a­git-il d’un excès d’op­ti­misme – en pas­sant du stade expé­ri­men­tal (13 GPU) à une poli­tique de grande échelle (50 GPV sont créés pour l’an 2000) – les pro­jets urbains dont la nou­velle géné­ra­tion devient celle des « grands pro­jets pour la ville » seront tout à la fois un creu­set pour renou­ve­ler une action publique empê­trée dans une trop grande com­plexi­té tech­nique et ins­ti­tu­tion­nelle, et, au bout du compte, redon­ner leur place dans la ville aux lais­sés-pour-compte de la socié­té contemporaine. 

En conclusion

Les grands pro­jets urbains consti­tuent une expé­rience col­lec­tive cré­dible dont les enjeux pour la socié­té de demain sont consi­dé­rables. Pour réus­sir, l’ap­port de com­pé­tences de haut niveau, ani­mées par une volon­té de faire, un cer­tain « anti­con­for­misme » ins­ti­tu­tion­nel, mais en même temps sou­cieuses d’or­ga­ni­ser de façon réa­liste la capa­ci­té d’a­gir col­lec­ti­ve­ment, sera déterminant. 

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1. Uruk aurait comp­té à cette époque 10 000 habitants.
Nota : les GPU, main­te­nant les GPV, sont pilo­tés au plan natio­nal par la Délé­ga­tion inter­mi­nis­té­rielle à la Ville (la DiV).
Contact GPU : Jacques Tou­che­feu (75).

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