Les industries des matériels médicaux, un enjeu majeur de politique industrielle
À l’heure d’une formidable mutation technologique, l’équipement technique des professionnels de santé sera un facteur décisif de la qualité et de l’efficacité de leur travail. Un grand leader industriel fait aujourd’hui défaut en France pour tirer l’ensemble du secteur, mais on peut jouer une solution européenne en aidant les entrepreneurs à innover, en donnant aux PME les moyens de grandir vite, en incitant les fonds d’investissement à quelques grosses mises bien choisies.
Les industries des matériels médicaux (medical devices en anglais) sont au coeur des progrès de la médecine et donc de la société. Qu’on en juge par la différence entre une ablation de la vésicule biliaire réalisée aujourd’hui grâce aux techniques modernes, et les agressions physiques que subissaient les patients il y a plus de vingt ans : au lieu de pratiquer une large coupe (dite laparotomie) à travers la peau, le tissu adipeux et les muscles pour atteindre la vésicule, on insère aujourd’hui un » laparoscope » au travers d’une petite incision. Le laparoscope est un tube mince de métal qui contient les instruments chirurgicaux miniaturisés ainsi qu’une caméra de télévision ; le chirurgien pratique l’intervention en contrôlant ses gestes sur l’écran de télévision. Résultat : le patient admis pour une chirurgie de la vésicule devait autrefois être hospitalisé une semaine, et prendre six semaines de convalescence. Depuis la laparoscopie, le patient bénéficie d’une chirurgie de jour et reprend une activité normale en une ou deux semaines.
Un secteur stratégique
Il est difficile de faire des prévisions sur le poids économique du secteur de la santé à un horizon de quinze à vingt ans ; peut-être 20 % du PIB, peut-être plus, selon certaines estimations faites aux États-Unis, mais une donnée est certaine, la nouvelle économie sera d’abord l’économie de la santé, et ce secteur sera un secteur stratégique pour notre compétitivité.
Le patient ira chercher les soins là où ils seront les meilleurs et les moins chers et l’équipement technique des professionnels de santé sera un facteur décisif de la qualité et de l’efficacité de leur travail.
C’est à juste titre que le rapport « Attali » consacre un chapitre entier à la santé.
Cette formidable mutation technologique, dont la laparoscopie est un exemple parmi d’autres, concerne tous les domaines de la médecine, à des degrés divers. Les changements seront encore plus spectaculaires dans les prochaines années. Pensons aux évolutions annoncées grâce aux bio et nanotechnologies, à la robotisation, à la thérapie cellulaire et génétique, à la médecine assistée par ordinateur, ou enfin aux relations nouvelles, au sein des équipes médicales et avec les patients, qu’entraînera la télémédecine. Construire cet avenir et notre compétitivité dans ce secteur clé doit nous amener à mettre en oeuvre dès aujourd’hui une politique industrielle vigoureuse dans ce domaine, et à y consacrer des moyens à la hauteur de ceux que mettent en oeuvre nos principaux partenaires et concurrents, États-Unis, Japon ou Allemagne. Car les industries de santé se portent plutôt mal en France, en dépit de la qualité des chercheurs et des médecins. Certes, la qualité des soins est considérée comme très bonne dans les classements internationaux, et l’industrie des médicaments se tient encore grâce au talent exceptionnel de quelques chefs d’entreprise comme Jean-François Dehecq, qui a réussi à faire un géant mondial du petit Sanofi. Mais la situation d’ensemble de l’instrumentation médicale est des plus médiocres quand on la compare à celles de la Suisse ou de l’Allemagne. Les emplois du secteur sont de 400 000 aux États-Unis et de 110 000 en Allemagne, de 60 000 au Royaume-Uni et de 40 000 dans notre pays. L’Allemagne, la Suisse, l’Irlande ou la Finlande ont fait de ce secteur une de leurs spécialisations majeures, leur balance commerciale est largement excédentaire, au contraire de la France, de l’Italie, ou de l’Espagne. Cela est un témoignage supplémentaire de la réalité du clivage croissant, face à l’économie de la connaissance, entre les pays anglo-saxons et nordiques d’une part, et les pays latins d’autre part.
Les raisons du retard
L’insuffisance des ressources publiques consacrées à la recherche-développement dans le domaine des sciences de la vie a été soulignée au cours de la campagne présidentielle de 2007, mais ce n’est pas seulement une question de moyens.
L’instrumentation médicale française est médiocre quand on la compare à celles de la Suisse ou de l’Allemagne
La forte augmentation des moyens de la recherche promise dans le programme électoral du chef de l’État est un élément indispensable ; elle doit s’effectuer dans un contexte interdisciplinaire et concurrentiel, pour améliorer l’efficacité de la recherche, en favorisant la vitalité des relations entre recherche, universités, entreprises et organismes de capital-risque. L’industrie des matériels médicaux a également été la grande victime d’un colbertisme expéditif et imprévoyant et d’une régulation du système de santé tournée d’abord vers le court terme. L’histoire de la CGR en est l’exemple par excellence.
L’histoire de la CGR
La Compagnie générale de radiologie, fondée juste avant la Deuxième Guerre mondiale par la Thomson, a été cédée en 1987 à General Electric, alors qu’elle disposait d’un énorme potentiel en imagerie : grâce à cette acquisition, General Electric est ainsi devenue le leader, avec un quart du marché mondial devant Siemens, Philips et Toshiba, et maîtrise aujourd’hui les trois quarts du marché français avec un abandon quasi complet du secteur de l’imagerie médicale dans notre pays ; Thalès reste dans une position amont, certes importante avec presque la moitié du marché mondial des amplificateurs de brillance.
Dans une industrie à fortes économies d’échelle et dont la capacité innovatrice se situe largement dans le contact avec l’aval et les utilisateurs finaux, notre pays a ainsi durablement altéré ses capacités industrielles, dans un domaine dont l’avenir a échappé aux décideurs publics de l’époque, enfermés dans une vision hexagonale et tout obnubilés qu’ils étaient par le contrôle public de la dépense médicale et d’autres mirages industriels. Plus aucune force depuis cette date n’est donc réellement en charge dans notre pays des enjeux considérables de ce secteur. De plus, et surtout, la régulation du système de santé n’est pas favorable à l’innovation. La chape administrative qui s’est abattue sur le secteur de la santé depuis les premiers plans de redressement de la Sécurité sociale, au cours des années soixante-dix, a centré les énergies sur le contrôle à court terme des dépenses de santé, particulièrement dans les hôpitaux. D’où une réticence compréhensible des dirigeants, à tous les niveaux, à introduire des technologies nouvelles souvent plus coûteuses dans un premier temps, remettant en question les pratiques établies, impliquant parfois des réorganisations dans la chaîne médicale, et demandant des formations complémentaires à des personnels déjà suroccupés. La capacité d’absorption des innovations par nos établissements publics est donc moins élevée que celle d’établissements privés ou celle des hôpitaux étrangers où la gestion est plus souple et peut s’inscrire dans une logique de long terme, en anticipant mieux les bénéfices économiques attendus de l’introduction des nouvelles technologies.
L’offre et la demande se soutiennent mutuellement
Or, en matière d’innovation, l’offre et la demande se soutiennent mutuellement et les progrès de la recherche et de l’industrie dépendent de la demande des hôpitaux et de leur capacité d’absorption des innovations. C’est ce qu’ont parfaitement compris les pays nordiques. Les réformes engagées par Jean-François Mattei et bien consolidées par Xavier Bertrand vont certes permettre à terme de donner plus de souplesse à la gestion des hôpitaux publics et d’en faire des locomotives de l’innovation, mais combien de temps faudra-t-il et dans quel état seront nos grands hôpitaux après de nouveaux plans de rigueur qui paraissent immanquables ? Pourquoi ne pas essayer d’aller plus vite là où le terrain est favorable et de transformer les établissements volontaires en fondations à but non lucratif et leur donner ainsi les moyens d’être des leaders en termes d’organisation et de technologies ?
Aller plus vite là où le terrain est favorable
Les exemples existants en France d’établissements fonctionnant sous un régime privé et participant pleinement au service public sont souvent des réussites (comme l’Institut Montsouris), et il faut aider nos meilleurs établissements à lutter à armes égales face au rouleau compresseur des fonds d’investissement qui rachètent aujourd’hui, à tour de bras, les cliniques privées. Et, en même temps, c’est la vision de l’innovation du secteur qui doit être changée dans notre pays : il faut remettre au centre du jeu les entrepreneurs, qu’ils viennent du monde de la recherche ou de celui des affaires. Ainsi que d’accepter que c’est par la concentration géographique des ressources humaines et financières, celle des talents et de la technologie, et la vitalité du tissu économique que passe la capacité innovatrice. Les pôles de compétitivité sont une première avancée importante dans la politique industrielle de notre pays ; mais il convient d’aller plus loin, et très vite, dans le domaine des sciences de la vie.
Un déficit d’initiative privée
Des PME pénalisées
La réglementation administrative est un facteur pénalisant pour les PME qui représentent en France l’essentiel du secteur des matériels médicaux : les coûts unitaires des dossiers administratifs sont une source de coûts relativement plus élevés pour les PME et un frein relatif à l’innovation de leur part.
Or, les études sur l’innovation montrent que les technologies innovantes dans ce secteur sont largement le fait des entreprises de taille petite ou moyenne, les grandes entreprises ayant tendance à « ramasser la mise » pour développer les nouveautés à grande échelle.
Le tissu industriel français, composé principalement de PME, est donc plus sensible à la réglementation que celui d’autres pays, États-Unis ou autres pays européens, et il n’y a plus de grandes entreprises pour valoriser à l’échelle mondiale les innovations des PME.
La région Île-de-France a la masse critique pour espérer concurrencer avec succès les » fontaines de connaissance » que sont désormais les régions de San Francisco, de Boston et de Cambridge dans le domaine des sciences de la vie, surtout si les moyens de la recherche sont significativement augmentés ; mais elle souffre en comparaison d’un déficit d’initiative privée. Le véritable défi pour les pouvoirs publics est dans notre pays de contribuer à leur développement par des incitations appropriées sans retomber dans les errements anciens d’une innovation suradministrée. Nous manquons dans la région Île-de-France de ce qui fait la force d’une région comme la Silicon Valley, de cette véritable » idylle » permanente entre des universités puissantes et réellement interdisciplinaires, leurs enseignants et le monde économique. La mobilité des personnes, étudiants, enseignants consultants, chercheurs, ingénieurs, y est pour beaucoup. Tout comme l’est la densité des multiples intermédiaires privés de toutes natures, véritables » brokers de connaissances « , qui vont chercher les idées les plus variées là où elles sont, dans les nombreux laboratoires, colloques, réunions informelles, et trouvent les financements pour valoriser ces idées auprès des sociétés de venture capital, des business angels, des agences publiques de recherche, en ayant gagné la confiance des uns et des autres par leurs compétences et leur dynamisme. Le secteur des technologies médicales est donc un révélateur du nécessaire changement de paradigme de nos politiques publiques d’innovation, dans un domaine stratégique pour la compétitivité du pays.
Alléger les contraintes administratives
L’endoscope, outil révolutionnaire pour les chirurgiens |
Redonner sa place à la France sur la scène des matériels médicaux passe beaucoup par la réforme de l’État, par les mesures générales en faveur des PME et du capital-risque déjà actées en 2007, ou par celles qui vont l’être par l’application des principales mesures du rapport Attali. L’allégement, au plus vite, des contraintes administratives, qui pèsent sur les hôpitaux publics et leur réorganisation, est également une priorité. La réussite de la réforme des universités en est aussi un élément indispensable, avec la constitution à Paris d’un grand pôle d’excellence mondiale dans le domaine des sciences de la vie, regroupant des compétences dans toutes les techniques concernées, informatique, médecine, robotique, physique des matériaux, biologie, etc. De même que le renforcement des moyens de la recherche interdisciplinaire, à la hauteur de l’effort réalisé aux États-Unis (doublement des crédits de la recherche médicale en cinq ans).
Jouer une solution européenne
Un grand leader industriel fait aujourd’hui défaut en France pour tirer l’ensemble du secteur, mais y a‑t-il une place pour un nouvel opérateur à côté de Siemens et de Philips en Europe ? Jouons plutôt une solution européenne dans ce domaine, comme on a commencé de le faire très timidement avec le pôle de compétitivité » Innovations thérapeutiques » alsacien. Il faut éviter l’écueil de chercher à construire un nouveau » champion national » ex nihilo : on a trop vu ce que nous a coûté, dans le passé, un jeu de Meccano désordonné, par nature protecteur des intérêts en place.
Nouer l’idylle entre des universités puissantes, leurs enseignants et le monde économique
Aidons plutôt les entrepreneurs à innover avec un maximum de degrés de liberté, donnons aux PME les moyens de grandir vite, incitons éventuellement les fonds d’investissement à faire quelques grosses mises bien choisies, et nous aurons, dans quelques années et avec un peu de chance, le Google français des matériels médicaux que le monde entier nous enviera, probablement dans des domaines encore émergents aujourd’hui. La dynamique de l’innovation, activité humaine par essence, dans les sciences de la vie plus qu’ailleurs, se nourrit d’incertitude, pour les entreprises comme pour les autorités publiques, et est unie par des liens indissociables à l’entropie du système économique.