Les ingénieurs aux avants-postes des révolutions actuelles
Le peu de place faite aux ingénieurs et aux docteurs ès sciences dans nos instances dirigeantes, surtout au niveau de l’État, en comparaison de la Chine par exemple, peut amener à s’interroger sur les causes et les conséquences du recul de leur influence, et sur les voies pour y remédier.
Il y a bien un recul de la place des ingénieurs si l’on se souvient, par exemple, de la seconde moitié du XIXe siècle où les ingénieurs saint-simoniens construisaient les infrastructures ferroviaires et routières, et transformaient l’urbanisme. Le Paris de Haussmann et le métro de Bienvenüe en sont encore, pour quelque temps, les témoins.
Naissance et essor de l’énarchie
Que s’est-il passé ? En instituant l’ENA, Pierre Racine et Michel Debré croyaient bien faire. J’ai eu l’occasion d’échanger à ce sujet avec Pierre Racine. Ils croyaient que, si les hauts fonctionnaires civils sortaient tous de la même école, ils pourraient communiquer entre eux plus facilement et travailleraient mieux ensemble. Dans un sens, le pronostic était juste et c’est bien ce qui s’est produit. C’est même allé au-delà de leurs espérances, puisque la communauté des anciens élèves de l’ENA a progressivement pris le pouvoir administratif et politique. J’ai assisté, depuis le début des années 70, à la montée en puissance de « l’énarchie », pour reprendre le mot de Chevènement. Il y eut quelques événements marquants : je me souviens de la consternation de la direction des Mines, où je me trouvais, lors de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 74. Mais, pour l’essentiel, la progression a été lente, quasi insensible, jusqu’à la situation actuelle. Au milieu des années 2010, la presse se gaussait des nominations par François Hollande de ses camarades de la promotion Voltaire. Elle n’allait pas jusqu’à imaginer que le prochain président serait un de ses chargés de mission, énarque aussi évidemment, sous une étiquette nouvelle inventée pour la circonstance, reléguant aux oubliettes les anciennes formations politiques. Il n’y a plus qu’un mouvement politique en France : l’énarchie.
L’ENAa progressivement pris
le pouvoir administratif et politique.
À la base, une question de langage
Essayons de comprendre quelles sont les causes de cette situation et quelles en sont les conséquences. Les causes, à mon avis, sont à observer en termes de linguistique, en ayant à l’esprit quelques ordres de grandeur : pour se débrouiller dans la rue et vivre au quotidien dans un pays étranger, il suffit de connaître environ 600 mots de la langue locale ; un grand auteur littéraire utilisera jusqu’à 6 000 mots (Balzac se contentait de 4 000) soit dix fois plus ; un dictionnaire complet de la langue usuelle comporte environ 60 000 mots, encore un facteur 10 ; enfin, l’inventaire des techniques, si l’on se base sur la liste des pièces de rechange de l’armée américaine, comprendrait de l’ordre de 6 millions de postes, cent fois le dictionnaire, mille fois le vocabulaire d’un homme cultivé. Pour en tirer toutes les conséquences, il faut se référer à l’éthologie. Les humains que nous sommes utilisent chacun, au quotidien, un vocabulaire restreint correspondant à son métier et à sa vie personnelle : 2 fois 600 mots est l’ordre de grandeur. Se constituent aussi des tribus professionnelles, qui possèdent chacune leur vocabulaire, à la fois signe de reconnaissance et outil nécessaire à l’exercice du métier. L’ensemble des techniques est donc géré par une mosaïque de langues spécialisées qui communiquent entre elles plus ou moins aisément. Le rôle des écoles d’ingénieurs, et des approfondissements ultérieurs tels que les thèses, est de plonger l’étudiant dans un de ces vocabulaires jusqu’à ce qu’il soit capable d’y tenir un discours cohérent.
Des champs linguistiques techniques et administratifs déconnectés
Pour revenir à l’ensemble Sciences-Po-ENA, ce sont des écoles où l’on apprend, sans doute pas 600, mais peutêtre 1 000 à 3 000 mots qui constituent le vocabulaire de la « haute administration ». Et, s’appuyant sur ce vocabulaire restreint, se constitue une couche sociale (on pourrait dire une caste) à qui l’on a enseigné qu’elle a mission de tout diriger, alors qu’elle ne connaît qu’une infime partie de la réalité technique. Tous les hommes de métier savent que, pour s’intégrer dans un milieu professionnel, il faut d’abord apprendre la langue de ce milieu, et comprendre comment s’en servir. Plus qu’une simple connaissance, cet apprentissage est aussi une manifestation indispensable de reconnaissance s’adressant à ceux qui ont passé des années à se familiariser avec la technique considérée. Ils savent également que la créativité procède presque toujours de la mise en connexion de champs linguistiques qui vivaient séparément. Ne sous-estimons pas la puissance du langage. D’ailleurs, au XIXe siècle, les polytechniciens se sont adossés au langage mathématique de l’époque pour diriger les grands programmes d’infrastructure et développer la sidérurgie, puis les industries mécaniques et chimiques. Au XXe siècle, il en fut tout autrement.
Le centre de recherched’ArcelorMittal en Lorraine où des
ingénieurs et techniciens français travaillent comme au temps de l’Irsid.
L’industrie française à l’encan
Depuis les années 60, où j’ai commencé ma carrière de fonctionnaire au ministère de l’Industrie, j’ai assisté impuissant à un dépeçage méthodique de l’industrie française : Rhône-Poulenc (la chimie et les fibres textiles) ; Pechiney (l’aluminium) ; Alcatel (les télécoms) ; Arcelor (la sidérurgie) ; Lafarge (le ciment) ; et le dernier en date Alstom (les trains). Toutes ces entreprises ne sont plus françaises, en attendant le fleuron : l’aérospatiale (déjà franco-allemande) et peut-être demain la SNCF. J’observe que ces désastres ne sont en aucune façon l’oeuvre des syndicats, qui n’ont aucun intérêt à mettre en péril le travail des salariés. Ce n’est pas non plus l’oeuvre des techniciens ou des ingénieurs. Il y a deux ans, j’ai eu l’occasion d’aller au centre de recherche d’ArcelorMittal en Lorraine. J’y ai retrouvé les ingénieurs et techniciens français, qui travaillaient comme au temps de l’Irsid. Seule avait changé la superstructure. À la suite d’une manoeuvre purement financière, mon camarade de promo Francis Mer n’était plus là, mais ce qu’il avait construit continuait, désormais propriété d’un Indien, Mittal. Ces changements de propriété sont les oeuvres des capitaux internationaux aidés par les services de renseignement (cas d’Alstom, où Patrick Kron a dû se soumettre à un chantage monté de toutes pièces aux États-Unis). Ces opérations échappent aux ingénieurs ; elles sont entre les mains de banques d’affaires spécialisées dans les fusions-acquisitions telles que Goldman Sachs ou Morgan Stanley. L’énarchie, s’estimant conquérante, a plutôt tendance à accompagner ce mouvement où elle rejoint ses collègues des business schools anglo-saxonnes.
Une société hyperadministrée
Pour revenir à la France, on peut observer au moins deux conséquences néfastes de ce parti unique qui nous gouverne. La première est évidemment l’incompétence scientifique et technique, lourd handicap dans un monde de plus en plus technicien. La seconde est l’inflation des textes législatifs et réglementaires. Un regard d’ingénieur recommanderait la simplicité, au motif que toute machine doit être au moins intelligible par celui qui la fait fonctionner. Pour l’énarchie, l’accumulation de textes est un signe de productivité. Chaque auteur d’un texte peut s’enorgueillir d’avoir contribué à la construction de la République. Il en résulte une législation et une réglementation pléthorique inintelligible par un individu moyen. Pour ce qui est de l’exécutif, on ne compte plus les cafouillages de fonctionnaires qui ne savent plus quel texte appliquer ; la mise en place de l’informatique, domaine d’incompétence des énarques, ne diminue pas la complexité ni le désarroi. Elle mobilise les neurones sans pour autant résoudre les difficultés dues à l’incohérence des textes. Mais la question ne se limite pas aux professions judiciaires et administratives. Il s’agit d’une maladie grave de notre société, une sorte d’obésité textuelle et administrative qui demande une thérapie que les énarques ne peuvent appliquer, car elle contredit leurs intérêts carriéristes.
Le numérique, nouvelle chance pour les ingénieurs ?
Pour conclure, il est clair que les ingénieurs ont été progressivement évincés des structures de pouvoir dans notre pays. Regardons, par exemple, la Chine, qui doit son statut de grande puissance à ses développements industriels appuyés sur de la recherche universitaire à orientation technique. En ce qui concerne la France, il est possible qu’une présence accrue d’ingénieurs dans les rouages de l’État et des régions améliore la situation. Mais l’affaiblissement que connaît notre pays depuis la Seconde Guerre mondiale me semble dû essentiellement à une prise de possession rampante de notre industrie par des capitaux anglo-saxons aidés des services spéciaux de leur pays d’origine. C’est pourquoi la reconquête que j’appelle de mes voeux est un travail de résistance, au sens quasi militaire, pour lequel les ingénieurs devraient s’allier en priorité avec leurs collègues des autres pays européens et d’abord développer une recherche scientifique et technique du meilleur niveau mondial. J’observe aussi que toutes les administrations, et les entreprises également, sont bouleversées – je dirais même transfigurées – par l’irruption du numérique sous toutes ses formes. Chercher à conquérir des postes de directeur d’administration centrale serait vain, car le système administratif sera inévitablement redessiné dans un format numérique. La tâche qui nous attend est là : redessiner, élaguer les formalités, reconstruire une nouvelle rationalité numérique inspirée des méthodes du design thinking, comme cela a été fait dans certains pays (en Scandinavie et à Singapour par exemple). Car l’ingénieur du XXIe siècle sera un chercheur, un informaticien et aussi un designer.