Les jeunes des banlieues découvrent la recherche
J’ai depuis dix-huit ans organisé des contacts entre des jeunes de la banlieue nord de Paris et des chercheurs scientifiques. Ce travail a pris assez vite une ampleur intéressante mobilisant au total plusieurs centaines de jeunes et en touchant davantage encore. Il est parti d’un double constat. Premièrement l’image de la science, longtemps triomphante, a subi une réelle dégradation à la fin du siècle dernier.
Des enjeux cruciaux
Edgar Morin a très tôt compris les enjeux d’une dépossession des savoirs scientifiques et prôné le développement d’une démocratie cognitive, dans un monde à la complexité irréductible. En 1991, il a été à l’initiative des premières Rencontres CNRS Sciences et Citoyens. Elles s’adressent aux jeunes de 18 à 25 ans et se sont tenues chaque année depuis. Quatre à cinq cents jeunes se réunissent pendant trois jours à Poitiers avec une centaine de chercheurs pour une réflexion au sein d’ateliers thématiques.
Les raisons en sont multiples : effets en retour imprévus et négatifs de l’expansion technologique ; difficulté, complexité et opacité croissantes des savoirs engendrant un sentiment de dépossession. D’où une ambivalence de sentiments vis-à-vis des scientifiques considérés à la fois comme trop et pas assez puissants. Cela au moment où le capital scientifique et intellectuel est devenu primordial.
Deuxièmement, les jeunes de banlieues défavorisées ont très largement le sentiment d’être enfermés dans leurs quartiers. Cette résurgence du territoire à l’époque d’Internet et des flux mondiaux peut sembler paradoxale ; elle a pourtant sa raison car le contact social immédiat demeure irréductible, et un certain nombre de services fondamentaux restent fortement territorialisés, comme l’éducation.
Des modes de rencontre diversifiés
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Une première approche est celle de » MATh.en.JEANs « . Un groupe d’élèves volontaires encadrés par un enseignant se voit soumettre par un chercheur des sujets, le plus souvent ouverts mais d’énoncés accessibles ; les élèves travaillent par groupes de trois ou quatre, et par eux-mêmes sur celui qu’ils choisissent. Ils tiennent des séminaires avec des groupes engagés sur les mêmes sujets et exposent leurs résultats lors d’un congrès national devenu gigantesque (mille participants cette année à Bordeaux).
Ces ateliers sont un vivier pour une autre forme de rencontre, le club CNRS Sciences et Citoyens que j’ai créé en 1995 avec un collègue philosophe sur le thème des limites de la science. Pour quelques élèves et membres d’une MJC, nous avons organisé des rencontres avec des chercheurs dans différents contextes (IHES, LRI d’Orsay, rencontres nationales de Poitiers) et leur avons demandé ce que signifiait pour eux » faire de la science » : les réponses ont été très variées. Depuis nous avons organisé une bonne soixantaine de conférences-débats, multiplié les rencontres et emmenons bon an mal an une cinquantaine de jeunes très actifs à Poitiers.
Troisième approche : organiser des stages en laboratoire. C’est surtout Paris-Montagne qui a mis en oeuvre ces stages dans sa » Science Académie « . Les participants sont très heureux d’y découvrir la vie de tous les jours du chercheur, et de réaliser de vraies expériences. Ils sont également très friands de » stages intensifs » : une semaine sur un thème avec des conférences de chercheurs et des travaux dirigés. Leur participation très active et sans retenue y est remarquable.
Dernière approche, celle des tutorats qui peut revêtir deux formes : l’une vise à stimuler les lycéens en leur proposant des activités mathématiques avec des thésards et normaliens à l’ENS. L’autre permet de prolonger le suivi des élèves ainsi motivés grâce à un soutien hebdomadaire par des doctorants au début de leurs études supérieures (prépas et universités).
Des filles enthousiastes
Nombre de filles participent à ces activités avec une volonté affirmée de poursuivre des études scientifiques. Quelle que soit leur origine, les familles sont moins attentives à ce désir, quand elles n’y font pas obstacle. Cette année dans l’atelier de mathématiques, sur 14 élèves, trois jeunes filles d’origine chinoise sont contraintes d’aider leur famille en travaillant. Et toutes les trois ont un point commun : non déclarées à leur naissance en Chine pour cause de limitation des naissances et de volonté d’avoir un garçon, elles ont été élevées en cachette par des nourrices et n’ont connu leurs parents qu’à dix ou quinze ans quand ces derniers, venus en France beaucoup plus tôt, ont été régularisés et les ont fait venir.
Combattre l’incrédulité et les résistances culturelles
Il a fallu au départ vaincre l’incrédulité des décideurs, leurs préjugés sur ce qui est bon pour la banlieue ; cette incrédulité était partagée par la population locale qui avait une vision très dévalorisée d’elle-même. Et pour les activités de quartier, on a eu quelques problèmes de territoires. Mais les choses se sont bien améliorées.
À l’arrivée, la durée (parfois sept ou huit ans) de la participation aux activités du club CNRS de certains jeunes, le plaisir qu’ils ont à se retrouver sur les diverses activités, les vocations suscitées ou entretenues avec force sont des succès incontestables. Côté chercheurs, il y a eu dès le départ une grosse mobilisation. Certains, et non des moindres, sont venus plusieurs fois, nous ont conseillés et donné des idées, ont travaillé directement avec nos jeunes. La principale difficulté reste sociale et culturelle : c’est l’enjeu du travail entrepris. Il n’y a pratiquement pas, là où nous intervenons, de classes moyennes. De plus certains ont des problèmes particuliers.
Une autre difficulté est le fort investissement nécessaire dans l’organisation et dans les contenus. Les jeunes ont un rôle certes, mais loin des utopies auto-organisatrices. Par ailleurs il est difficile de capter directement un public de jeunes ados hors du milieu scolaire : ceux qui sont déscolarisés ne sont pas attirés ; et les autres ont tendance à considérer que les sciences relèvent d’abord du terrain de l’école. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous travaillons directement avec les enseignants et essayons de les faire participer à nos diverses initiatives.
Perspectives
Je n’ai guère parlé des thèmes. Pourtant, au-delà de l’engouement pour les stages en labo et les activités scientifiques inhabituelles, leur choix est de première importance. On ne fait pas venir un conférencier juste pour qu’il intéresse les jeunes, mais parce qu’il y a un réel problème, que ce soit de compréhension du monde, d’épistémologie, de conséquences sociales et planétaires des sciences et des technologies, ou d’ordre éthique.
Il faut continuer à parler des grands mystères de l’univers
On a tendance aujourd’hui à tout passer à la moulinette du développement durable, un concept de première importance mais qu’on réduit trop à des notions sociales ou comportementales. Une vraie approche de la place des sciences dans le développement humain ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur leurs contenus et leurs modes de développement. Il faut donc continuer à parler aux jeunes des grands mystères de l’univers dans lequel nous vivons, en ayant en vue de mieux maîtriser ceux de notre destinée. Que cela puisse contribuer au développement social des quartiers défavorisés en les ouvrant est une bonne nouvelle.