Les langues pour comprendre notre monde
L’Éducation nationale enseigne surtout les langues de notre banlieue immédiate : anglais, espagnol, allemand. Il y a bien quelques ouvertures sur des langues plus lointaines mais seuls de très rares élèves s’inscrivent à des cours de russe, d’arabe, de chinois ou de japonais. On trouve une classe de vietnamien au lycée Louis-le-Grand, mais tous les élèves sont d’origine vietnamienne et parlent cette langue dans leur famille.
À l’heure de la mondialisation, il paraîtrait normal de sortir de nos habitudes sinon dans l’Europe élargie, l’enseignement risque de se limiter aux langues de la Communauté, un peu comme si, en France, les seules enseignées étaient le breton, le basque, le catalan, l’occitan et le corse !
Évidemment l’Université ne peut évoluer rapidement et il est difficile d’infléchir de vieilles habitudes. L’idée d’apprendre aux enfants le chinois ou l’arabe n’est pas encore à la mode. Pourquoi d’ailleurs aller à l’encontre de nos traditions ? Certes le monde change mais la maîtrise de l’anglais permet déjà une communication satisfaisante avec les hommes d’affaires de tous les pays. N’est-ce pas une vision d’intellectuel perdu dans l’abstraction que de vouloir s’intéresser à des langues dont nous nous sommes très bien passés jusqu’à présent ?
Il se trouve que je ne suis ni universitaire ni linguiste mais tout simplement ingénieur des Ponts, à la carrière essentiellement consacrée à la coopération avec l’étranger. C’est donc comme praticien que j’ai eu à faire face au problème des langues ou, plus généralement, des cultures étrangères. Incontestablement, il y a là des ponts à construire et, sans vouloir jouer au pontife, je pense que le sujet mérite que nos camarades y réfléchissent.
La diversité des langues, comme politique de la francophonie
Dans ses premières années, la francophonie est apparue comme une entreprise de défense de la langue française contre l’impérialisme de l’anglais dont l’argumentation se fondait sur l’excellence de notre littérature et un certain snobisme des étrangers cultivés. En caricaturant, le français était la langue d’une élite raffinée, par opposition à l’anglais confiné dans un rôle bassement commercial. C’était aussi la langue d’un empire dont nous avions la nostalgie et dont nous persévérons à défendre la culture, faute d’avoir pu en maintenir l’unité politique.
Une telle conception de la francophonie a été accusée d’être néo-colonialiste et élitiste.
Un tournant a été pris récemment, fort intelligent. L’argumentation consiste à présenter la diversité des cultures comme une richesse de l’humanité. Rien ne serait plus triste qu’un monde uniformisé sur un modèle anglo-saxon. En défendant le français, ce sont donc toutes les autres langues que nous défendons et nous nous plaçons au premier rang d’une lutte pour la valorisation de toutes les cultures. Nous rallions ainsi la sympathie de tous ceux dont la civilisation risque d’être contaminée par d’autres peuples et nous n’apparaissons plus comme les adversaires de l’anglais car nous donnons à cette langue des arguments pour ne pas devenir progressivement un sabir informe où Shakespeare ne se reconnaîtrait plus.
À vrai dire cette nouvelle position de la France ne manque pas de piquant, notre pays ayant tout fait dans le passé pour laminer toutes les formes d’expressions étrangères à Vaugelas. Farouchement linguicide, la France est presque venue à bout du breton et du franco-provençal, le basque et le catalan ne survivant que grâce à la présence de communautés bien plus nombreuses au-delà de la frontière espagnole.
Quoi qu’il en soit, même tardif et de circonstance, le combat pour préserver la diversité des cultures et des langues mérite d’être mené, et ceci pour de nombreuses raisons qui ne sont pas seulement intellectuelles ou sentimentales.
L’approche des autres langues, un enrichissement de l’esprit
Personne ne s’étonnera que l’apprentissage des langues lointaines apporte davantage que celui des langues proches. Entrer dans une façon de penser et de s’exprimer radicalement différente de la nôtre, relativise nos habitudes et permet d’assouplir l’esprit.
Il y a peu d’années, on insistait sur l’intérêt d’apprendre le latin et le grec, langues lointaines dans le temps, qui, outre leur intérêt pour l’histoire du français, permettent la découverte de déclinaisons, d’un ordre différent des mots dans la phrase, etc. Inutile de dire que l’on peut faire mieux dans le dépaysement avec l’arabe, le chinois ou le coréen.
L’arabe par exemple dépayse profondément par son alphabet adapté à une langue très riche en consonnes et très pauvre en voyelles. (Que l’on écrive aussi bien Mahomet que Mohammed montre bien que les voyelles sont difficiles à identifier ; l’orthographe arabe n’écrit d’ailleurs que mhmd.) C’est cependant la structure des mots, leur morphologie, qui est la plus fascinante. Autour d’un radical habituellement de trois consonnes, l’arabe brode à l’infini des dérivés en variant les voyelles, en préfixant diverses lettres ou par d’autres procédés. Ainsi, à partir du radical KTB on tire katib, l’écrivain ; maktab, bureau ; maktaba, bibliothèque ; koutoubi, libraire ; mektoub, (c’est) écrit, etc.
Ce procédé est si ancré dans la langue que les mots d’un dictionnaire sont classés d’après l’ordre alphabétique des lettres de la racine. Ainsi istiqlal, » indépendance « , se cherche à la lettre q, d’un radical qll qui porte l’idée de rareté !
Le chinois, pour sa part, dépayse par son écriture et sa phonétique. Le système des tons, selon lequel une syllabe peut prendre des significations très différentes en fonction de sa hauteur ou de sa modulation, exige à coup sûr l’éducation de l’oreille. Quant aux idéogrammes, dont il faut connaître au moins 3 000 signes pour espérer lire un journal, ils surprennent par le fait qu’ils sont porteurs de sens mais n’ont pas de lien obligatoire avec leur prononciation. Que dire aussi de la recherche d’un idéogramme dans un dictionnaire, basée sur le nombre des coups de pinceaux nécessaires à son écriture (trois par exemple pour un carré, et non quatre selon notre logique). Le monde de la Chine permet aussi l’accès à des langues fort différentes qui lui ont emprunté un important vocabulaire comme le vietnamien, le japonais ou le coréen.
On pourrait multiplier à l’infini les exemples de ces curiosités qui illustrent la prodigieuse fécondité de l’esprit humain, notre cerveau, identique à la naissance, pouvant se programmer selon un système ou un autre.
Je me suis amusé à collectionner dans Les langages de l’humanité (collection » Bouquin » chez Robert Laffont) ce qui peut être intéressant ou original dans les différents groupes de langues, comme par exemple la façon qu’a le haoussa de marquer les temps en changeant le pronom et non le verbe : ce dernier reste invariable mais il y a un » je » du présent, un » je » du passé et un » je » du futur. Pourquoi pas !
Mais encore une fois, l’essentiel n’est pas de piquer la curiosité d’un lecteur cultivé, il s’agit de faire comprendre que les langues, comme les religions, sont révélatrices d’une certaine conception du monde, sont porteuses d’un système de valeurs qui, si nous les ignorons complètement, feront obstacle à notre compréhension de l’interlocuteur étranger. C’est dire à quel point une économie fondée sur l’exportation doit être attentive à la culture véhiculée par la langue.
La culture et la langue
Il est tout simplement ridicule de se dire humaniste si l’on n’a pas la curiosité de connaître l’étranger. Il est vain de s’occuper de développement économique si l’on n’a pas une claire conscience que le développement dépend de la culture et ne se limite pas à l’application de théories économiques. L’échec du développement en Afrique n’est pas tant dû à la soi-disant exploitation capitaliste de ses ressources naturelles qu’à l’inadéquation de nos modèles aux cultures des peuples africains, leurs élites ayant en toute bonne foi cherché à appliquer chez eux ce qu’ils ont appris à notre contact. Nous sommes à juste titre fiers de notre culture et de notre littérature mais nous ignorons superbement les trésors de cultures lointaines, entraperçues seulement au travers de rares traductions.
La première condition d’accès à une culture étrangère est de savoir qu’elle existe : demandez autour de vous ce qu’évoque le mot de » télougou « , pourtant ce peuple compte environ 60 millions d’âmes, cette langue dispose d’un alphabet original et sa littérature est presque aussi ancienne que la nôtre. J’oubliais de rappeler que les Télougous habitent l’État d’Andhra Pradesh en Inde, capitale Hyderabad.
Notre vision ethnocentrée nous fait oublier que le français se situe environ au 10e rang dans le monde par le nombre de locuteurs, derrière le bengali, que l’hindoustani (nom donné à l’ensemble hindi-ourdou) est la troisième langue du monde avec plus de 400 millions de locuteurs, qu’il y a environ 25 systèmes d’écritures dans le monde dont la moitié en Inde.
La connaissance du paysage linguistique du monde est un élément important de la culture générale la plus élémentaire. On compte aujourd’hui près de 3 000 langues dans le monde sans compter les dialectes (le breton est une langue, l’alsacien est un dialecte alémanique), mais la répartition géographique est surprenante : le Vanuatu (ex-Nouvelles-Hébrides) compte 105 langues bien distinctes pour 150 000 habitants alors que le mandarin (chinois de Pékin) est parlé par un bloc compact de plus de 800 millions d’âmes.
L’évolution du nombre de langues dans le temps est également intéressante : il diminue assez rapidement, car les petites langues disparaissent au profit de langues véhiculaires ou de créoles en formation. Comme bien évidemment, au début de l’humanité le nombre de langues était limité, il y a dû avoir un maximum de peut-être quelques dizaines de milliers de langues à une période indéterminée avant l’ère chrétienne. Tout au plus peut-on supputer, en se fondant sur le fait que les cultures primitives comme celles des Papous ont une langue par village, c’est-à-dire environ 1 000 individus, qu’il y avait déjà 3 000 langues quand la terre était peuplée de 3 millions d’hommes seulement, soit 40 000 à 50 000 ans avant la période actuelle. La diminution du nombre des langues peut encore durer un certain temps : si le monde entier avait la même diversité linguistique que l’Europe, il n’en existerait que 400 au lieu de 3 000, ce qui n’est déjà pas si mal.
Autre fait important à noter, si les linguistes peuvent transcrire n’importe quelle langue, seul un tout petit nombre d’idiomes sont écrits de façon assez courante pour disposer d’une presse, d’une littérature ou d’un enseignement à l’école. Ce nombre se situe entre 100 et 200 langues sur 3 000.
Comme les êtres humains, toutes les langues sont égales en dignité, même si elles n’ont pas les mêmes capacités. Une des langues les plus complexes qui soit, l’inuktitut, parlé par les Eskimos, n’a pas les moyens d’exprimer les subtilités de la culture du palmier à huile…
Pour faire percevoir à quel point chaque langue révèle des trésors d’inventivité de l’esprit humain et combien chaque peuple s’est construit une culture irremplaçable, je me suis lancé dans une entreprise passionnante : publier des ouvrages qui permettent l’accès à un large public des particularités des langues et cultures de peuples sur lesquels on ne sait pratiquement rien. Grâce à une maison d’édition exceptionnelle, l’Harmattan, je publie comme directeur de collection des ouvrages sur des langues telles que le coréen, le quechua, le somali, le tchétchène, le kinyarwanda, ceci au rythme d’une douzaine de titres par an. La collection devrait atteindre les 70 pour le troisième millénaire et dépasser la centaine en fin de course. Le Parlons wolof (langue principale du Sénégal) s’est vendu à plus de 3 000 exemplaires alors que l’éditeur équilibre ses comptes à 500.
Cette entreprise a un but essentiellement humaniste : faire connaître la richesse des cultures grandes ou petites. Le dernier ouvrage sur l’espagnol apporte un éclairage tout particulier sur l’évolution de cette langue en Amérique latine.
Une bonne part du plaisir que me procure ce travail consiste dans les rencontres avec les auteurs. Après la légitime méfiance des débuts, les linguistes et les spécialistes en ethnolinguistique se multiplient et mes auteurs sont très souvent des agrégés, des normaliens (lettres et science), des chercheurs au CNRS, autant que des ressortissants de pays lointains amoureux de leur culture. Il m’arrive encore de rédiger moi-même un ouvrage comme le Parlons géorgien, faute d’avoir pu trouver un auteur, mais je me réserve pour des langues qui constituent une sorte de défi intellectuel.
J’envisage de lancer une série de Parlons français écrite dans diverses langues étrangères, en association avec la FIPF (Fédération internationale des professeurs de français, dirigée par Madame Monnerie-Goarin, agrégée de lettres). Les livres en coréen et en ukrainien sont déjà bien avancés.
Peut-être les Français finiront-ils par perdre leur réputation d’ignorer les langues étrangères et la géographie. C’est une contrainte de la mondialisation.