Les limites de l’arbitrage : un nouveau paradigme
Crises et anomalies financières forcent actuellement les économistes à développer de nouvelles théories, qui pourraient bouleverser radicalement notre façon de penser le fonctionnement des marchés financiers et leur nécessaire régulation.
REPÈRES
Les modèles standard utilisés en économie financière sont mal adaptés à l’analyse des politiques publiques, en ce sens qu’ils délivrent un message d’un optimisme frustrant : les marchés financiers sont dans un état d’équilibre socialement efficient, ce qui signifie que toute intervention publique est au mieux redistributive et au pire inefficace. C’est le résultat de ce que les économistes appellent les théorèmes du bien-être : dans une libre économie de marché, les prix s’ajustent de telle sorte que les agents, en cherchant exclusivement à optimiser leurs profits, aboutissent à des choix efficients socialement.
Chaque nouvelle crise financière nous rappelle combien l’intervention de la puissance publique peut s’avérer importante, voire vitale pour le fonctionnement des marchés financiers. Or, les analyses sont fondées sur des modèles standard délivrant un message optimiste. La raison est à chercher dans les fondations théoriques de ces modèles. Mais, certains développements récents en économie financière remettent sérieusement en cause ces fondations et pourraient bien modifier en profondeur notre conception du fonctionnement des marchés et de leur nécessaire régulation.
Le rendement des actifs devrait être imprévisible
En un mot, disons que les modèles standard ne prennent généralement pas en compte l’existence des institutions financières et les contraintes qui sont les leurs… un aspect qui constitue précisément le point focal des nouvelles théories.
Afin de saisir le pourquoi et le comment de ces développements, il nous faut revenir un peu en arrière et comprendre le concept d’arbitrage qui sous-tend ces théories standard, ce qu’il implique en termes de prix des actifs, les écueils empiriques sur lesquels achoppent les modèles standard et enfin les nouvelles théories qui émergent actuellement pour surmonter ces écueils.
À Wall Street, on ne rase jamais gratis
Les vrais arbitragistes
Les arbitragistes décrits dans les manuels d’économie ne sont pas éloignés de la réalité. Dans le monde réel, ils s’incarnent dans les institutions financières : d’une part les arbitragistes professionnels que sont les fonds spéculatifs et les grandes banques, à travers leurs activités d’arbitrage pour compte propre, mais aussi et plus généralement les intermédiaires financiers du type opérateurs de marché, banques ou fonds communs de placement. Comme les arbitragistes de la théorie, ils sont à l’affût de transactions juteuses sur les marchés financiers. Comme eux, ils ont un appétit frénétique.
Les modèles standard des marchés financiers ont été développés en vue d’étudier les propriétés du prix des actifs. Il y en a pour tous les goûts, mais tous partent du principe que certains agents économiques, appelés arbitragistes, patrouillent en permanence les marchés financiers en quête d’anomalies constituant des opportunités de profit.
Que les arbitragistes en rencontrent une et c’est la curée… qui corrige ladite anomalie. Ce comportement de « recherche et destruction » agit comme un mécanisme autorégulateur pour les marchés financiers.
L’hypothèse centrale des modèles standard sur les arbitragistes postule qu’ils ne subissent aucune contrainte, en ce sens qu’ils peuvent arbitrer autant qu’ils le souhaitent. Cette hypothèse implique principalement qu’un état d’équilibre ne saurait présenter d’opportunité d’arbitrage.
En clair : à Wall Street, on ne rase jamais gratis. Véritable pierre angulaire de la théorie moderne de l’évaluation des actifs financiers et de ses applications dans l’industrie financière, cette hypothèse induit deux corollaires importants :
premièrement, deux actifs similaires devraient s’échanger à des prix comparables (Loi du prix unique) ;
deuxièmement, le prix des actifs ne devrait varier qu’en réaction à des informations nouvelles portant sur les fondamentaux.
Ces informations nouvelles étant par définition imprévisibles, le rendement des actifs devrait lui aussi être imprévisible (Hypothèse d’efficience du marché).
Les écueils empiriques
Théorie standard
En matière d’économie des marchés financiers, les années 1960 et 1970 ont été marquées par les travaux de Harry Markowitz, William Sharpe, Eugene Fama, Fischer Black, Myron Scholes, Robert Merton et d’autres. Ils ont conduit à ce qui est aujourd’hui appelé la théorie standard
Dans la réalité, la théorie s’est heurtée à un certain nombre d’obstacles empiriques. Pour commencer, on constate que certaines paires d’actifs très comparables se vendent régulièrement à des prix nettement différents, en contradiction apparente avec la loi du prix unique. D’autres anomalies concernent la prévisibilité du rendement des actifs, notamment ce qu’il est convenu d’appeler « l’effet momentum » : la performance récente d’un actif tend à perdurer sur le court terme.
Dans les deux cas, la théorie standard prédit que les arbitragistes vont repérer ces bonnes affaires, spéculer dessus et les éliminer au passage. On retrouve un raisonnement similaire en matière de prévisibilité des rendements. C’est pourquoi on parle d’anomalies, et c’est pourquoi les économistes financiers n’ont eu d’autre choix que de retourner à leurs chères études.
Théorie du troisième type
Ces découvertes empiriques ont suscité un vif débat chez les économistes financiers (et une intense activité de la part des fonds spéculatifs). Certains cherchent à réconcilier les anomalies avec certaines versions plus élaborées de la théorie standard qui conservent le postulat d’arbitrage sans contrainte. D’autres rejettent le postulat, plus fondamental encore, de rationalité des agents, expliquant alors les anomalies par des biais comportementaux.
Arbitrage et obligations
Les obligations d’État dites on-the-run, c’est-à-dire les plus récemment émises, se vendent parfois beaucoup plus cher que les obligations un peu plus anciennes, dites off-the-run, alors qu’elles présentent essentiellement le même taux et la même maturité. Les arbitragistes achèteront l’obligation off-the-run et vendront à la baisse l’obligation on-the-run pour exploiter leur écart de prix, mais ce faisant, ils vont réduire l’écart tant et si bien qu’au moment où les simples mortels se réveilleront, la fête sera déjà terminée, il ne restera plus que des miettes.
Enfin, quelque part entre les deux, se dessine un troisième groupe : ceux-là considèrent bien les arbitragistes comme essentiels au bon fonctionnement des marchés financiers, mais estiment qu’ils n’ont pas toujours les mains libres pour travailler.
Cette troisième voie de la littérature financière, celle dite des » limites de l’arbitrage « , est prometteuse. Les recherches menées visent à comprendre pourquoi l’arbitrage parfait ne se réalise pas toujours en pratique, autrement dit pourquoi les anomalies apparaissent et perdurent. C’est essentiellement le processus d’arbitrage qui est sur la sellette, avec une attention particulière portée aux institutions financières – avatars des arbitragistes théoriques dans le monde réel – et aux contraintes qui s’imposent à elles.
Prémisse de ce raisonnement : les arbitragistes sont contraints en ce sens qu’ils ne peuvent pas toujours obtenir les capitaux nécessaires pour exploiter une opportunité d’investissement, fût-elle excellente. Cette simple prémisse de contrainte de capital des arbitragistes a des conséquences profondes sur la recherche universitaire en finance, dont les économistes financiers commencent à peine à percevoir toute l’étendue.
Amplification et contagion
Les arbitragistes ne peuvent pas toujours obtenir les capitaux nécessaires pour exploiter une opportunité
Supposons, par exemple, que des investisseurs décident soudain de vendre en grande quantité un actif donné. Ce sont peut-être des investisseurs individuels, des day-traders (qui prennent des positions à très court terme), des fonds de pension, des banques – peu importe en l’occurrence, et peu importe également de savoir d’où leur vient cette envie soudaine de vendre. Ce qui est certain, c’est que l’offre augmente suffisamment pour provoquer une chute du prix de l’actif en question, ce qui en fait une opportunité pour les arbitragistes.
Capitaux limités
Il est bien évident que les acteurs institutionnels du monde réel n’ont pas accès à des capitaux illimités. Cet aspect élémentaire de la vie financière s’est imposé avec une douloureuse acuité durant la récente crise, lorsque les gouvernements ont dû injecter des capitaux dans les banques précisément parce que les marchés financiers ne voulaient pas le faire. Mais cela reste vrai même en temps normal, compte tenu des restrictions imposées par les réglementations ou par les bailleurs de fonds des marchés de capitaux.
En l’absence de toute contrainte, ils absorberaient simplement le choc de cette offre soudaine, c’est-à-dire qu’ils achèteraient ce qui est à vendre. S’il leur fallait des capitaux supplémentaires pour acheter, ils les trouveraient sans problème. En conséquence, même un choc important n’aurait qu’un impact limité sur le prix.
En revanche, le tableau change du tout au tout si l’on tient compte des contraintes financières des arbitragistes. En effet, faute de dénicher facilement des capitaux supplémentaires, ils ne pourront amortir totalement le choc, auquel cas la pression de l’offre pourrait avoir un impact durable sur le prix.
Globalement, dès lors que le groupe des arbitragistes a les poches pleines, le comportement des marchés financiers devrait coller avec la description de la théorie standard. Mais que le capital vienne à manquer, et de bien étranges phénomènes se produisent. Cette conclusion élémentaire s’avère extrêmement féconde. Parmi les conséquences de cette approche, les plus intéressantes découlent de l’observation suivante : si le capital des arbitragistes influe sur le prix des actifs, l’inverse est vrai également.
Premièrement, la nouvelle approche a permis d’expliquer comment de petits chocs peuvent avoir de grands effets, comme c’est souvent le cas dans les crises financières. Reprenons notre exemple de choc de l’offre. Nous avons vu que les arbitragistes aux prises avec des contraintes financières ne pourraient peut-être pas absorber ce choc, d’où un impact parfois considérable sur le prix. Mais il y a pire encore.
De petits chocs peuvent avoir de grands effets
Imaginons qu’avant le choc nos arbitragistes détiennent des quantités importantes de cet actif. Si le choc fait chuter le cours, les arbitragistes perdent du capital. Non seulement ils ne pourront peut-être pas absorber le choc, mais ils risquent même de devoir liquider leurs propres positions, accentuant ainsi la chute des cours.
Dans ce cas de figure, l’effet produit par les arbitragistes sur le prix de l’actif n’est ni stabilisateur ni neutre : il est déstabilisant. Deuxièmement, cette conception des limites de l’arbitrage permet d’interpréter un certain nombre d’épisodes de contagion qui ont ravagé les marchés financiers : les besoins en capitaux sur un marché se répercutant sur les autres marchés.
Un nouveau cadre d’orientation
Il n’est pas exclu que ces recherches sur les limites de l’arbitrage entraînent une refonte complète de notre compréhension des marchés financiers. Mais la vraie question, la plus importante sans doute, est de savoir si elles sont en mesure de nous fournir un cadre utile pour l’orientation des politiques publiques.
Externalités en chaîne
Contagion
À la suite d’un choc de l’offre sur un marché donné, le capital des arbitragistes peut se retrouver entamé. Mais puisqu’ils utilisent les mêmes capitaux pour absorber les chocs sur différents marchés, une diminution de leur capital peut les forcer à liquider des positions sur d’autres marchés, ce qui va influer sur le prix des actifs cotés sur ces marchés. Globalement donc, le choc va se propager d’un marché aux autres.
Lorsque les arbitragistes prennent des positions financières, risquent-ils leur capital d’une manière désirable pour eux et pour la société dans son ensemble ? En 2002, dans un article qui proposait un modèle d’arbitrage sous contraintes financières, nous expliquions pourquoi la réponse était négative. En jargon technique, nous dirions que les théorèmes du bien-être ne s’appliquent pas.
Voici la logique : les chocs de l’offre sont susceptibles d’engendrer des mouvements du prix des actifs, lesquels constituent des opportunités de profit pour les arbitragistes. Toutefois, chacun d’entre eux a besoin de capitaux pour pouvoir s’offrir ces délicieux amuse-gueules. Pas de problème : il peut simplement mettre de côté en période faste, de manière à réinvestir au moment précis où l’opportunité se présente.
De fait, nombre d’éminents investisseurs appliquent cette stratégie qui consiste à stocker des munitions au sec pour batailler le moment venu. Naturellement, mettre du capital de côté, c’est aussi renoncer à quelques opportunités risquées mais juteuses. Il n’en reste pas moins vrai que chaque arbitragiste est en mesure de comparer les mérites de cette stratégie d’investissement avec le coût d’une pénurie de capital disponible en cas de gros choc, pour décider par lui-même, à partir de cette analyse coût-bénéfice, du montant le plus adapté. Jusqu’ici tout va bien : nulle trace d’inefficience.
Les théorèmes du bien-être ne s’appliquent pas
Seulement, il y a quelque chose que l’arbitragiste individuel ne prend pas totalement en compte lorsqu’il décide du ratio munitions à stocker versus capital à risquer. De fait, le coût d’une pénurie de capital en cas de choc est inférieur au coût social qu’implique cette situation. Quand un arbitragiste manque de capitaux, non seulement il n’est pas en mesure d’exploiter le mouvement des prix causé par le choc, mais comme nous l’avons vu, cette impuissance amplifie les effets du choc sur les prix.
Du coup, ces prix bas font perdre encore plus de capitaux aux autres arbitragistes, ce qui les force à liquider leurs avoirs, d’où une aggravation de la chute des prix. Cette réaction en chaîne a pour effet de priver les arbitragistes de capital disponible au moment précis où il serait le plus utile socialement.
Des politiques à inventer
Optimum social
Malgré son importance, l’analyse en termes de bien-être social des marchés d’actifs avec arbitrage limité en est encore à ses balbutiements. Mais son potentiel est immense. Ces recherches insistent sur le rôle des institutions financières dans le fonctionnement des marchés d’actifs. On conçoit donc bien que la santé financière de ces institutions affecte le fonctionnement des marchés. L’inverse n’est pas moins vrai : leur santé financière est fonction du prix des actifs à travers les gains et pertes en capitaux qu’ils impliquent.
Si, dans le modèle standard, la main invisible de la libre concurrence et ses petits lutins les prix nous poussent en douceur vers des décisions socialement optimales, ce n’est pas le cas ici. Ils inciteraient plutôt les arbitragistes à risquer une fraction excessive de leur capital.
Puisque le système des prix s’avère incapable d’assumer sa tâche de guidage des agents, il serait souhaitable que quelqu’un s’en chargeât – un régulateur peut-être. Il s’agirait en somme d’inciter, voire de forcer les arbitragistes à prendre moins de risques – tout le monde, arbitragistes compris, ne s’en porterait que mieux. Quel serait le meilleur moyen d’y parvenir ? D’aucuns ont suggéré d’améliorer l’existant, à savoir la gestion du risque basée sur les fonds propres exigés des banques au terme des accords de Bâle.
On a ici l’idée d’une régulation qui durcirait les contraintes capitalistiques des banques à proportion des risques encourus, avec pour effet de récompenser les prises de risque les plus raisonnables. Une autre possibilité serait de taxer les banques en période d’abondance, puis de leur redistribuer le pécule ainsi constitué en période de vaches maigres. On pourrait également envisager d’étendre les prérogatives des banques centrales dans leur rôle de » prêteur de dernier recours « , les autorisant à financer les banques et autres institutions financières à des conditions plus avantageuses que celles du marché, lorsque leurs contraintes capitalistiques deviennent intenables.
En effet, les banques centrales n’acceptent généralement de prêter que contre des garanties de très grande qualité, mais des voix s’élèvent actuellement pour demander d’une part l’élargissement des garanties acceptables, qui pourraient comprendre des actifs de qualité inférieure, et d’autre part qu’on autorise les banques centrales à mener des programmes de rachat d’actifs.
Le texte de Dimitri Vayanos a été traduit de l’anglais par F.-X. Priour.