Les lycéens des quartiers sensibles à Sciences Po.
Après cinq années d’expérience, le bilan des Conventions éducation prioritaire passées avec Sciences Po est éminemment positif. Pour tout ce qu’il a déjà prouvé, bien sûr, mais aussi parce qu’en septembre 2004 le Président de la Conférence des grandes écoles s’est emparé de cette initiative pour dire combien elle était féconde. Le projet est enfin reconnu « d’utilité publique », or il ne trouvait son véritable sens que si on en arrivait là.
Une brèche qui ouvre l’accès à une grande école
Après les premiers moments de doute, cette innovation m’est apparue, comme une brèche capitale dans notre système de production et de reproduction des élites. Compte tenu de nos vieilles habitudes mentales, démontrer que les bons élèves de ZEP – car nous en avons, comme partout – sont capables de réussir à Sciences Po, c’est quasi subversif. Je reconnais mon inquiétude, la première année. Comment nos élèves réussiraient-ils à accéder aux années supérieures ? Or ils connaissent le même pourcentage de réussite et d’échec que ceux ayant passé le concours traditionnel. Cela me rassure et encourage ma propre pratique d’enseignante. Je sais que tous les étudiants sont logés à la même enseigne. Les anciens élèves de ZEP ne sont pas « marqués » et seuls les quelques professeurs de Sciences Po qui participent directement au projet les connaissent. Il n’y a donc pas de « discrimination » positive à proprement parler.
L’entraide organisée par les élèves
Un second élément de bilan, c’est qu’ils sont intégrés sur le plan associatif. Ils ont créé l’année dernière une association, Le Relais, qui a pour but d’élaborer un lien entre première et deuxième année. Les « première année » recrutés par le concours traditionnel viennent souvent de province, ils sont tout aussi perdus que ceux qui arrivent de banlieue. Cette association, née de leur initiative, travaille à l’intégration, toutes provenances confondues. Nous constatons que des élèves venant de ZEP s’investissent pour l’intégration de ceux qui ont passé le concours, comme si toutes les préventions et les préjugés étaient en passe d’être vaincus.
Le respect du principe d’égalité des chances
Pour respecter l’égalité des chances, il est capital qu’on n’entre pas dans un système de quotas qui pourrait signifier le sacrifice de l’exigence de niveau. J’aurais sans aucun doute refusé de m’inscrire dans un projet comme celui-là. Je me suis toujours située dans la perspective de l’égalité des chances. Si l’école républicaine n’est pas en mesure, pour mille raisons, d’assurer cette égalité – et elle ne l’est pas, je le constate – alors il est de son devoir de rectifier l’injustice qu’elle n’a pas su, ou pu, empêcher. Et il est regrettable que nous n’ayons pas eu nous-mêmes cette idée, car c’est Sciences Po qui est venu nous proposer ce projet. J’ai alors réalisé à quel point nous nous abîmions dans la routine, à quel point les questions les plus cruciales ne nous effleuraient pas.
Un projet conçu et réalisé par Sciences Po
Quand Richard Descoings, le directeur de Sciences Po, est venu à l’automne 2000 nous proposer son projet, j’étais méfiante. Je redoutais la complaisance à l’égard des jeunes défavorisés, et surtout, je craignais le syndrome de » l’éléphant blanc « , le magnifique projet qui n’aboutit jamais. Que voulait-on faire à Sciences Po de nos élèves de ZEP ? Mais tout a été pensé et organisé pour que les élèves soient en situation favorable, en observation, certes, mais sans pression par rapport à ce qui allait se passer. Il fallait être sûr qu’on n’envoyait pas des adolescents s’apercevoir qu’ils n’étaient pas capables de faire face à la quantité ou à la qualité du travail demandé. Cela aurait été psychologiquement destructeur pour les élèves et professionnellement inacceptable pour les adultes.
Pourtant tout projet comporte un risque. Nous l’avons pris et partagé, mais le résultat est là : depuis 2001, 132 élèves de Zones d’éducation prioritaire ont intégré Sciences Po. Cette année, sur 23 lycées concernés, 57 candidats ont convaincu le jury d’admission, ce qui porte l’effectif à près de 190 admis depuis cinq ans dans le cadre de cette convention. Dans mon lycée cette année 19 élèves prétendaient intégrer, 11 ont été admissibles, 5 ont été admis. On ne peut plus dire aujourd’hui qu’il s’agit d’un épiphénomène. Les prévisions ont été respectées : la chose était souhaitable, preuve est faite aujourd’hui qu’elle était également réalisable.
D’autres perspectives ouvertes ailleurs
Des associations d’anciens élèves de grandes écoles, notamment Polytechnique, s’organisent pour aider les jeunes, mettent en place des ateliers de travail ou de soutien. Et maintenant, les universités viennent nous tendre la main. La dynamique est lancée, on peut espérer voir se multiplier les initiatives permettant de remotiver une plus grande part des élèves et de débusquer partout les talents qui, sans cela, resteraient en friche.
L’initiative de Sciences Po dynamise le système scolaire
Il est temps de prendre en compte les difficultés que doit affronter l’école et qui ne se résument pas à la question des moyens. L’une des plus graves vient de ce que les enfants n’attendent plus de l’école qu’elle leur donne ni épanouissement personnel, ni accès à un métier. Or son autorité ne peut lui être insufflée du dehors, elle se tient tout entière dans cette double légitimité. C’est là que le projet Sciences Po est gagnant : du point de vue professionnel, les élèves savent qu’ils auront un métier. Quant à leur épanouissement personnel, ils découvrent d’autres groupes socioculturels, considérés comme les meilleurs, et ils se voient capables d’y trouver leur place. L’école est ici dans son rôle. Si, en effet, elle est capable de rendre espoir, elle retrouve sa fonction républicaine, et c’est un grand pas car ce qui a changé, c’est la manière dont les élèves s’éprouvent à l’école. Quand les « Sciences Po » reviennent au lycée, même s’ils n’ont eu que l’admissibilité, c’est pour dire aux autres, « tu peux réussir ».
Comment le lycée prépare les admissions
Nous proposons des ateliers. Deux heures par semaine, les élèves qui se préparent à Sciences Po viennent au Centre de documentation et d’information, où ils trouvent les journaux qu’ils n’ont pas toujours les moyens d’acheter. Un ou deux professeurs peuvent les aider dans ce travail de lecture et d’analyse de la presse, sur lequel repose le dossier qu’ils doivent préparer pour l’examen. Le travail sur la presse a l’intérêt de permettre à tous l’accès à la même information. Avec l’aide des professeurs, ils apprennent à décoder les articles, à prendre de la distance, à comparer le traitement de l’information selon les supports choisis, à distinguer synthèse des articles et réflexion personnelle. Des interventions extérieures (journalistes, cinéphiles passionnés, spécialistes de sociologie…), des sorties – à Paris où ils ne vont jamais alors qu’ils habitent tout près – leur offrent une ouverture culturelle. Mais c’est pratiquement seuls qu’ils élaborent leur dossier au cours des six semaines qui incluent les vacances de Pâques.
Tous les élèves peuvent s’inscrire, les bons comme les mauvais, jamais on ne refuse, jamais on ne décourage. L’expérience prouve que, une fois inscrits, ils déploient souvent une motivation qui, même insuffisante pour décrocher l’intégration, les fait réussir leur bac et entrer mieux armés en prépa ou en fac. Une fois à Sciences Po, chacun se voit proposer un tuteur (professeur ou intervenant à l’école) qui peut l’aider à s’adapter, à organiser ou à faire un bilan de son travail. C’est le seul dispositif d’aide particulier à ces élèves. Il est intéressant de remarquer qu’ils font de moins en moins appel aux tuteurs, ce qui est à mettre en lien avec la création de l’Association Le Relais.
L’expérience de Sciences Po : un grain de sable qui permet d’imaginer le changement
L’heure de l’ironie semble passée, mais il reste des résistances discrètes de la part de ceux qui n’ont pas compris que l’école subit et reproduit, au moins en partie, les disparités issues de la société. Comment croire que la pratique enseignante et la transmission sont les mêmes dans une école élémentaire du 7e arrondissement de Paris et son équivalent à Saint-Denis ? Les professeurs que nous sommes devraient-ils fermer les yeux ? Pouvons-nous échapper à l’épreuve des faits, au constat du réel ?
Chaque mois apporte à nos lycées son lot de propositions, de nouvelles formations universitaires, de tentatives de repenser le fameux « système » qui craque sous les multiples réformes aussi bien intentionnées qu’inefficaces. La grosse machine semble se mouvoir. Ce grain de sable a permis à la fois la mise en question et la modification des pratiques. Forts de cette expérience, on peut s’autoriser à rêver de voir participer à cette réflexion tous ceux qui sont en mesure d’analyser la complexité du problème de la formation dans notre société.
N’est-ce pas aussi notre devoir de citoyen d’appréhender notre responsabilité et de refuser la reproduction à perpétuité d’un système dont on ne peut nier les insuffisances ?