Les Mains sales
Le théâtre Antoine avait créé Les Mains sales, de Sartre, en 1948, avec André Luguet (Hoederer) et François Périer (Hugo). Cette pièce vient d’être reprise sur la même scène, avec J.-P. Kalfon et Yannick Debain dans ces rôles respectifs.
Avant d’y assister, je m’étais plongé dans le texte, et y avait trouvé de grandes jouissances d’esprit. Certes, toutes ces histoires de guerre, de mouvements clandestins, de dévouement au Parti, d’opposition entre la fidélité à l’idéologie et les virevoltes tactiques datent au suprême degré. Mais, au-delà de l’obsolescence de la situation, quelle justesse d’observation dans la psychologie des protagonistes, quelle habileté dans le choix des mots, dans la conduite des dialogues, dans la construction dramatique elle-même !
Par avance, je me réjouissais de savourer l’affrontement entre Hugo-Antigone et Hoederer-Créon, dans ce heurt intemporel entre la fonction royale, celle du dirigeant qui doit s’arranger des circonstances, et la fonction prophétique, celle du gardien de la loyauté, des lois non écrites de la droiture.
Immense fut la déception.
Sur scène, il ne reste plus grand-chose de cette richesse d’analyse. Ce n’est plus du théâtre, mais plutôt du “ théâtral”, avec de la grandiloquence, des explosions de bombes, des coups de revolver, du sang. On se demandait comment un auteur aussi doué avait pu basculer ainsi jusqu’au bord du grand guignol.
Sans doute, l’interprétation y était-elle pour quelque chose : le débit saccadé, véhément, de Y. Debain correspondait mal à son personnage de gosse de riche sincère, pitoyable et fourvoyé. Mais, à part J.-P. Kalfon en ironique et lucide Hoederer, les autres hommes en “ faisaient trop ”, eux aussi. La scène très subtile de la négociation tripartite entre le fils du Régent, le social-démocrate et le communiste devenait une dérisoire empoignade. Les femmes cependant, Olga et Jessica (C. Valandray et M. Lenoir) se tenaient dans le ton qui convenait, la première partagée entre sa fidélité au Parti et sa tendresse perspicace pour Hugo, la seconde toute pétrie d’intuition et de primesaut.
Faut-il incriminer les comédiens, ou seulement le metteur en scène, J.-P. Dravel, ou un peu tout le monde, de n’avoir pas vu que le théâtre de Sartre, terriblement intellectuel et cérébral, exige beaucoup de sobriété et de dépouillement, que, par exemple, l’usage des armes à feu sur scène, bien que l’auteur ne soit en l’occurrence pas parvenu à s’en affranchir, devrait rester aussi accessoire que possible.
Peut-être ainsi cet éblouissant jeu avec les idées parviendrait- il à passer la rampe, encore qu’on puisse en douter. Il est à coup sûr plus aisé de lire ce théâtre que de le jouer.