Signal enregistré par une sonde en Courants de Foucault

Les mathématiques du réel

Dossier : Mathématiques et entreprisesMagazine N°577 Septembre 2002
Par Bernard BEAUZAMY (68)

Un décalage avant tout culturel

Un décalage avant tout culturel

La recherche en mathé­ma­tiques, et l’en­sei­gne­ment ne fait que la repro­duire, vise avant tout à obte­nir des théo­rèmes : résul­tats bien démon­trés obte­nus dans un cadre bien défi­ni. Plus le résul­tat est dif­fi­cile et plus le pres­tige est grand : c’est la tech­ni­ci­té qui est le pre­mier cri­tère de juge­ment. L’en­sei­gne­ment reprend ce cri­tère : nous avons tous appris des théo­ries dif­fi­ciles (par exemple l’in­té­gra­tion), que nous n’a­vons que rare­ment employées ensuite. En par­tant de bases solides – solides parce qu’axio­ma­tiques – les mathé­ma­tiques aca­dé­miques déve­loppent des outils extrê­me­ment sophistiqués.

Mais ces outils sophis­ti­qués sont presque tou­jours inadap­tés au monde réel, parce que le cadre axio­ma­tique requis pour leur appli­ca­tion n’est pas réa­li­sé en pra­tique. Le monde réel est fait de don­nées impré­cises, fausses, insuf­fi­santes, tron­quées. Les contrats que nous trai­tons sont de nature fon­da­men­tale (recherche d’une tra­jec­toire opti­male, opti­mi­sa­tion d’un réseau, etc.), mais pour­tant nous ne trou­vons jamais sur les éta­gères de la recherche aca­dé­mique les outils dont nous aurions besoin : nous devons géné­ra­le­ment tout créer nous-mêmes.

Mathématiques et applications

Les mathé­ma­tiques aca­dé­miques partent de l’i­dée que le lien avec les appli­ca­tions se ferait par l’in­ter­mé­diaire de l’a­na­lyse numé­rique (encore appe­lée » cal­cul scien­ti­fique »). On com­men­ce­rait par des théo­rèmes fon­da­men­taux (por­tant par exemple sur des solu­tions au sens » dis­tri­bu­tions » de telle équa­tion de la phy­sique), puis on résou­drait ces équa­tions, par des méthodes du type dis­cré­ti­sa­tion et maillage (on sim­pli­fie les équa­tions en ne consi­dé­rant les incon­nues que tous les mètres, ou toutes les secondes…) ; on traite ensuite par des méthodes infor­ma­tiques ces pro­blèmes sim­pli­fiés et l’in­gé­nieur est tout content : on peut construire une nou­velle machine.

La com­mu­nau­té mathé­ma­tique fran­çaise (maths pures et maths appli­quées) en est res­tée à cette des­crip­tion, par­tiel­le­ment vraie il y a plus de qua­rante ans, deve­nue tota­le­ment fausse aujourd’­hui. Les besoins des entre­prises ne sont plus en réso­lu­tion numé­rique ; les logi­ciels exis­tants font cela très bien, et les for­ma­tions de type DESS sont lar­ge­ment sur­di­men­sion­nées à cet égard.

Les vrais besoins sont de type » modé­li­sa­tion « , ce qui signi­fie : être capable de poser, en des termes mathé­ma­tiques, un pro­blème réel. Les étu­diants (grandes écoles et uni­ver­si­té) ne sont abso­lu­ment pas for­més à ce besoin, parce que, comme je l’ai expli­qué plus haut, ils ont une approche de type for­ma­liste, alors qu’il fau­drait de l’i­ma­gi­na­tion. Sonnent à nos portes des bino­clards pré­cau­tion­neux, quand il nous fau­drait des barbares.

La modélisation des problèmes réels

Deux dif­fi­cul­tés carac­té­risent les pro­blèmes réels. La pre­mière, nous l’a­vons déjà ren­con­trée : les don­nées sont insuf­fi­santes. La seconde est pire encore : on ne sait pas ce qu’on veut, ou, plus exac­te­ment, on veut tout à la fois.

En théo­rie, on ne peut opti­mi­ser qu’une seule chose à la fois. Certes, cette fonc­tion peut être une somme d’autres fonc­tions, avec des pon­dé­ra­tions, mais le choix de ces pon­dé­ra­tions est lui-même arbi­traire. Or, dans la pra­tique, per­sonne n’est satis­fait d’une opti­mi­sa­tion por­tant sur un seul cri­tère ; il ne faut pas que les autres contraintes soient ignorées.

Le chef d’en­tre­prise vou­drait vendre plus, dépen­ser moins, satis­faire ses action­naires, ses sala­riés, etc. L’in­gé­nieur vou­drait que sa machine soit plus pré­cise, dure plus long­temps, pèse moins lourd, coûte moins cher, dépense moins d’éner­gie, pol­lue moins. Pour chaque pro­blème que l’on nous sou­met, il y a donc un tra­vail très impor­tant, et nul­le­ment tri­vial, pour essayer de » faire dire » au client ce dont il a besoin, étant enten­du que lui-même, dans nombre de cas, n’en a qu’une idée très générale.

Par exemple, pour opti­mi­ser un réseau de dis­tri­bu­tion d’eau (et obte­nir que le débit final soit régu­lier), il fau­dra jouer sur des réglages de vannes.

Mais que signi­fie le mot » débit régu­lier » ? Quelles varia­tions sont auto­ri­sées et com­ment les mesure-t-on ? Com­ment les réglages s’o­pèrent-ils ? Com­prendre le pro­blème, c’est à la fois com­prendre la ques­tion et com­prendre les infor­ma­tions disponibles.

Il n’y a rien dans notre ensei­gne­ment ou notre recherche qui y pré­pare les étu­diants. Bien au contraire, ils auront ten­dance (c’est bien natu­rel !) à pas­ser en revue les cours qu’ils ont sui­vis pour y trou­ver une idée sur la tech­nique à uti­li­ser. Ils pro­po­se­ront d’emblée, ici la théo­rie des jeux, là l’in­té­grale sto­chas­tique. Ils tentent mal­adroi­te­ment de » pla­quer » les ensei­gne­ments qu’ils ont reçus sur la réa­li­té à laquelle ils sont confron­tés, mais cette réa­li­té est trop complexe.


Signal enre­gis­tré par une sonde en Cou­rants de Fou­cault : simu­la­tion des dif­fé­rents défauts pos­sibles, en fonc­tion de leur pro­fon­deur et de leur loca­li­sa­tion dans les tubes des géné­ra­teurs de vapeur des cen­trales nucléaires. Tra­vail réa­li­sé par la SCM pour EDF, 1997–2000.

Ce n’est pas seule­ment que la réa­li­té est trop com­plexe : l’en­sei­gne­ment serait alors une base, limi­tée mais sérieuse, qu’il suf­fi­rait de com­plé­ter. En fait, la réa­li­té est dif­fé­rente. Elle pro­cède sys­té­ma­ti­que­ment d’une infor­ma­tion incom­plète, tant au niveau des don­nées qu’au niveau des besoins, et dans ces condi­tions l’u­ti­li­sa­tion d’un outil sophis­ti­qué est inadé­quate et absurde. Ce n’est pas une ques­tion de niveau : c’est l’o­rien­ta­tion fon­da­men­tale qui est à revoir.

Je me rap­pelle un énon­cé d’é­co­no­mie, qui pos­tu­lait que dans telles cir­cons­tances on par­ve­nait à un équi­libre. Le point de départ était une modé­li­sa­tion d’un ensemble de biens grâce à un espace vec­to­riel. Mais aucun ensemble de biens n’a réel­le­ment de struc­ture addi­tive, et la nature se moque com­plè­te­ment des équilibres.

À quoi servent les mathématiques ?

On en lira des appli­ca­tions spé­ci­fiques dans les articles qui suivent. Mais pour nous, à la SCM, elles servent essen­tiel­le­ment à » dimen­sion­ner » des sys­tèmes, des outils de pro­duc­tion, c’est-à-dire à en déter­mi­ner les carac­té­ris­tiques. Com­ment leur­rer une tor­pille ? Où mettre une usine ? Com­ment régu­ler un réseau ? Voi­là des ques­tions qui, pour nous, sont du res­sort des mathé­ma­tiques. Et il s’a­git tou­jours de mathé­ma­tiques néces­sai­re­ment gros­sières, c’est-à-dire com­por­tant une forte part d’in­cer­ti­tude. » Gros­sier » ne signi­fie pas simple, bien au contraire.

On entend beau­coup de gens dire : » Je n’u­ti­lise que la règle de trois. » Fort bien, lorsque le phé­no­mène en ques­tion est linéaire. Mais, dans la nature, les phé­no­mènes sont rare­ment linéaires sur toute leur échelle : aux deux extré­mi­tés, la linéa­ri­té disparaît.

Recon­naître ce fait, c’est déjà faire des mathé­ma­tiques, car on se pose alors la ques­tion du domaine de vali­di­té de l’approximation.

Remar­quons au pas­sage que les mathé­ma­tiques gros­sières sont acces­sibles, pour un étu­diant, plus rapi­de­ment que les mathé­ma­tiques aca­dé­miques : elles sont plus nou­velles et plus attrayantes. Les pro­blèmes posés ne sont pas faciles ; ils sont dif­fé­rents, mais, pour en com­prendre l’é­non­cé, il n’est pas néces­saire d’a­voir lu Bourbaki.

En fait, l’ou­til mathé­ma­tique, dans ses appli­ca­tions concrètes, reste très lar­ge­ment à créer. Per­sonne ne sait trou­ver la meilleure route pour un sous-marin, pour lui évi­ter d’être détec­té, sous des contraintes natu­relles, ni la meilleure route pour un camion dans ses livrai­sons, ni le réglage opti­mal d’un réseau. Ce que l’on a fait jus­qu’à pré­sent, c’est tes­ter des théo­ries aca­dé­miques, déve­lop­pées dans l’abs­trait, sur des pro­blèmes concrets : rien d’é­ton­nant que le suc­cès soit rare­ment au rendez-vous.

Impuissance des mathématiques académiques

Depuis les années soixante-dix, la com­mu­nau­té aca­dé­mique, sur­tout en France, est très impré­gnée de bour­ba­kisme : déve­lop­per le for­ma­lisme et résoudre un cer­tain nombre de ques­tions consi­dé­rées comme per­ti­nentes par une com­mu­nau­té extrê­me­ment réduite. Cela fait trois géné­ra­tions que les mathé­ma­ti­ciens fran­çais se sont volon­tai­re­ment cou­pés des pro­blèmes réels, en déci­dant eux-mêmes de ce qui était bon pour leur dis­ci­pline : c’est le prin­cipe du » juge­ment par les pairs » qui pré­vaut à l’Université.

Il en est résul­té ce que von Neu­mann avait pré­vu dès 1947 : » la dégé­né­res­cence de la pro­fes­sion » tout entière, d’au­tant que, comme nous l’a­vons dit plus haut, les liens avec les appli­ca­tions ne sont plus ceux que les uni­ver­si­taires sup­posent, et l’a­na­lyse numé­rique est deve­nue d’im­por­tance secondaire.

Le remède que pro­po­sait von Neu­mann reste d’ac­tua­li­té : intro­duire une cer­taine dose d’empirisme, c’est à dire » se frot­ter » à la réa­li­té ! Mais ceci est sans doute incon­ce­vable pour la com­mu­nau­té uni­ver­si­taire, pour des rai­sons de sta­tut qui sont évi­dentes : le juge­ment des pairs porte sur la tech­ni­ci­té. Pour­quoi essayer de régu­ler un réseau de dis­tri­bu­tion d’eau alors que :

1) on ne dis­pose pas des outils mathé­ma­tiques per­ti­nents pour y parvenir,
2) pour un recru­te­ment ou une pro­mo­tion, la com­mu­nau­té attend de vous que vous démon­triez un théorème ?

La pro­fes­sion de mathé­ma­ti­cien a main­te­nant éta­bli, depuis une tren­taine d’an­nées, des cri­tères de recru­te­ment très clairs, et ces cri­tères excluent com­plè­te­ment tout contact avec le monde réel. Un jeune mathé­ma­ti­cien, typi­que­ment (c’est ma for­ma­tion), fera un DEA, puis une thèse en milieu uni­ver­si­taire ; il démon­tre­ra des théo­rèmes, fera des publi­ca­tions, devien­dra pro­fes­seur, aura des thé­sards, qui démon­tre­ront des théo­rèmes. La qua­si-tota­li­té des uni­ver­si­taires n’ont jamais fait le moindre stage en entre­prise (leur stage de DEA se réduit à la lec­ture d’ar­ticles et la rédac­tion d’un mémoire). On n’i­ma­gine pas un pro­fes­seur de méde­cine qui n’au­rait jamais vu de malades, mais, répé­tons-le, un mathé­ma­ti­cien sui­vant un cur­sus nor­mal ne voit jamais de pro­blème réel. Le cur­sus nor­mal est pré­ci­sé­ment là pour le lui éviter.

Le seul domaine où l’ar­ti­cu­la­tion entre la théo­rie et le réel se fasse cor­rec­te­ment, selon mon expé­rience, est celui des sta­tis­tiques : les ensei­gnants et les étu­diants ont tous ren­con­tré des pro­blèmes réels. Mais, jus­qu’à un pas­sé récent, les sta­tis­tiques étaient elles-mêmes mar­gi­nales dans la com­mu­nau­té académique.

La nature a horreur du vide

Les mathé­ma­ti­ciens du monde aca­dé­mique se sont donc réfu­giés, depuis plus de trente ans, dans une bulle aux parois opaques qui les pro­tège du monde exté­rieur ; ils s’é­teignent tran­quille­ment dans ce cocon. En revanche, bien enten­du, les pro­blèmes qui se posent aux entre­prises, aux poli­tiques, à la socié­té res­tent à résoudre. Qui donc va les résoudre ?

Analyse du signal sonore.
Ana­lyse du signal sonore. © ECPA/MARINE NATIONALE

La réponse est vague : un peu tout le monde, un peu per­sonne. Ils ne sont pas consi­dé­rés comme de » vrais » pro­blèmes. Tel res­pon­sable logis­tique » bidouille » sur son tableur Excel pour trou­ver le meilleur par­cours pour ses camions. Telle grande entre­prise aéro­nau­tique » confie à un sta­giaire » (c’est l’ex­pres­sion consa­crée) tel pro­blème dont un mathé­ma­ti­cien pro­fes­sion­nel ne vien­drait pas faci­le­ment à bout. L’ha­bi­tude est si ancrée de n’ob­te­nir aucune réponse de la com­mu­nau­té aca­dé­mique qu’on ne lui pose même plus la question.

S’il s’a­git d’un pro­blème d’in­gé­nie­rie (appa­reils, méca­nismes, ouvrages d’art, etc.), sa part pure­ment mathé­ma­tique est rare­ment déga­gée comme telle par les ingé­nieurs, qui pré­fèrent résoudre gros­siè­re­ment et prendre des coef­fi­cients de sécu­ri­té. Cette façon de pro­cé­der, semi-empi­rique, est très répan­due, et elle est en géné­ral légitime.

Dans un pro­blème qui, glo­ba­le­ment, est extrê­me­ment com­plexe, pour­quoi s’at­ta­che­rait-on à une réso­lu­tion mathé­ma­tique fine sur un tout petit mor­ceau, qui fina­le­ment n’a pas une impor­tance majeure ? Ici, pour que les mathé­ma­tiques soient effi­caces, il fau­drait avant tout qu’elles sachent gérer les incer­ti­tudes : à quoi bon cal­cu­ler avec 16 chiffres après la vir­gule, lorsque les don­nées ne sont connues qu’à 20 % près ? À la dif­fé­rence du mathé­ma­ti­cien, qui veut appor­ter une solu­tion pré­cise à un pro­blème pré­cis, l’in­gé­nieur sait » dimen­sion­ner » ses efforts pour que le résul­tat final prenne en compte toutes les incertitudes.

Pour moi, la décou­verte de cette évi­dence date de 1989, à l’oc­ca­sion du pre­mier contrat qui nous a été confié.

Le don­neur d’ordre était un orga­nisme de la Délé­ga­tion géné­rale pour l’ar­me­ment, le CAPCA, à Tou­lon (aujourd’­hui : Ser­vice des pro­grammes navals) : il s’a­gis­sait de trou­ver des tra­jec­toires opti­males d’é­va­sion pour des sous-marins nucléaires (s’en­fuir en fai­sant le moins de bruit pos­sible) en pré­sence d’une menace (un autre sous-marin).

Nous avons éla­bo­ré, dans un pre­mier temps, toutes sortes de solu­tions, dans les espaces de Besov, de Sobo­lev…, jus­qu’à ce que, excé­dé, je finisse par décla­rer à mes col­la­bo­ra­teurs : » Un engin de cinq mil­liards de francs ne navigue pas au sens des distributions. »
Nous avons dû créer les outils adé­quats, car il y avait deux dif­fi­cul­tés essen­tielles : la connais­sance que l’on a de la menace est impré­cise, et le choix de tra­jec­toire doit être robuste, sur plu­sieurs heures.

Si le pro­blème posé s’ins­crit dans le contexte d’une autre dis­ci­pline, ce sont les chi­mistes, les phy­si­ciens, les auto­ma­ti­ciens, les méca­ni­ciens, qui le résou­dront eux-mêmes. Pour­quoi faire appel à un mathé­ma­ti­cien ? Ils consi­dèrent qu’ils sont com­pé­tents pour résoudre le pro­blème, qu’ils n’i­den­ti­fient pas comme un pro­blème de mathé­ma­tiques, mais comme un pro­blème rele­vant de leur propre discipline.

Mais tirer des conclu­sions à par­tir de don­nées, c’est-à-dire réa­li­ser un modèle, requiert tout l’art du mathé­ma­ti­cien. C’est un tra­vail de professionnel.

Il en résulte que, dans de très nom­breux cas, les déduc­tions réa­li­sées par les spé­cia­listes d’autres dis­ci­plines, qui sont des mathé­ma­ti­ciens ama­teurs (sans que ceci soit en quoi que ce soit péjo­ra­tif : à cha­cun son métier) pèchent de manière fla­grante. On fait des hypo­thèses absurdes, des extra­po­la­tions gros­sières. On ignore le sens des concepts pro­ba­bi­listes. On pro­cède par com­pa­rai­sons injustifiées.

Dans cer­tains domaines, qui ont une impor­tance sociale réelle, des déci­sions poli­tiques sont prises à par­tir de modèles non fon­dés, tirant des conclu­sions extra­va­gantes à par­tir de don­nées insuf­fi­santes. Citons pêle-mêle : consi­dé­ra­tions sani­taires, éner­gé­tiques, évo­lu­tion du cli­mat, etc. Le » déno­mi­na­teur com­mun » de toutes ces situa­tions absurdes est que la déduc­tion, le pro­ces­sus intel­lec­tuel qui, par­tant des don­nées, abou­tit à la déci­sion, a été réa­li­sée par des per­sonnes insuf­fi­sam­ment for­mées aux mathé­ma­tiques : igno­rant ce qu’est une ana­lyse de sen­si­bi­li­té et d’in­cer­ti­tude, igno­rant de ce que sont les lois du hasard, igno­rant ce qu’est la valeur d’une hypo­thèse, igno­rant même, sou­vent, ce qu’est l’hon­nê­te­té intel­lec­tuelle. Il s’a­git d’al­ler vite, de recueillir quelques don­nées, de les trai­ter sur ordi­na­teur, de se faire fil­mer avec une blouse blanche, de faire peur et, fina­le­ment, d’ob­te­nir un budget.

Je ne puis sug­gé­rer aucune solu­tion. Il est inutile de deman­der à la com­mu­nau­té aca­dé­mique de s’in­té­res­ser aux pro­blèmes réels : elle n’en a ni le goût ni le talent. Il est inutile de contes­ter au coup par coup les juge­ments des » experts « , dans tel ou tel domaine : on perd son temps et son éner­gie ; la presse pri­vi­lé­gie le sen­sa­tion­nel et les poli­tiques retiennent sur­tout ce qui les arrange.

On assiste de plus en plus, mal­heu­reu­se­ment, à un déclin de l’es­prit scien­ti­fique, au pro­fit de fausses peurs, de fausses croyances, de dogmes tout faits et socia­le­ment accep­tés : toutes sortes de sor­nettes qu’on lit quo­ti­dien­ne­ment dans les jour­naux, et qu’il est deve­nu impos­sible de remettre en question.

Peut-être la com­mu­nau­té poly­tech­ni­cienne, qui a comp­té Hen­ri Poin­ca­ré par­mi ses membres (mais il est très mort), oppo­se­ra-t-elle une der­nière résis­tance, sera-t-elle le der­nier bas­tion de l’es­prit scien­ti­fique ? J’ai­me­rais le croire…

J’ai deman­dé leur avis, sur les pro­blèmes que je viens d’é­vo­quer, à sept spé­cia­listes de domaines très divers. On lira ci-après leurs points de vue. Bien enten­du, ils ont été écrits en toute indé­pen­dance et sans aucune concer­ta­tion préa­lable : cha­cun d’eux a écrit ce qu’il a vou­lu. Mes vifs remer­cie­ments à DCN pour les pho­tos de sonar et de radar, qui consti­tuent des illus­tra­tions par­ti­cu­liè­re­ment appro­priées pour les » mathé­ma­tiques du réel « . 

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