Les Mémoires d’un tricheur
Il est grave qu’on prenne Sacha Guitry pour Molière, mais ce qui est encore plus grave, c’est que ses contemporains prenaient Molière pour Sacha Guitry, écrivit un jour Jean Cocteau. Qu’est-ce à dire ? Si Cocteau veut exprimer ainsi qu’il préfère Molière à Sacha Guitry, soit ; je ne le contredirai pas. On a beau l’aimer, il faut bien reconnaître qu’existe souvent entre les pièces de notre grand Sacha comme un air de ressemblance qui fait que, au contraire de l’érudit de théâtre, le spectateur moyen n’en garde parfois qu’un souvenir confus : tout amusantes et brillantes qu’elles soient, il les confond facilement l’une avec l’autre. On ne saurait en dire autant de Molière.
Peut-être est-ce dû, au moins en partie, au simple fait que Molière, mort à cinquante-trois ans, aura écrit une trentaine de pièces, au lieu que notre Sacha mourut à soixante-douze ans, en laissant cent vingt-quatre pièces et trente-deux films, dont beaucoup certes, mais non tous, furent son théâtre porté à l’écran.
Mais si le propos de Cocteau tend à signifier que Sacha Guitry ne fut rien qu’un amuseur public et, du même coup, que les contemporains de Molière se trompèrent en lui attribuant cette même étiquette, je récuse. Je ne vois pas en effet pourquoi il serait, de soi, dégradant d’amuser le public. Il ne paye pas sa place pour qu’on l’ennuie, et s’il ne la paye pas assez, s’en remettant aux contribuables pour le complément, ce n’est pas une raison pour qu’on le bassine avec du galimatias édifiant, ou des mises en scène cul par-dessus tête, ou la combinaison des deux : circonstances qui se rencontrent, entre autres à la Comédie- Française, théâtre subventionné s’il en est.
Tout en définitive se situe dans la manière d’amuser : Sacha aura choisi celle de nous divertir en se moquant de lui-même, de ses amours excessives et incertaines. Il fallait bien, pour cela, qu’il se mît sans cesse en scène et ne parlât, malgré les apparences, que de soi. Ce qu’on lui aura beaucoup reproché, car ses succès irritaient : il fallait donc bien trouver quelque chose à redire. Or ce reproche marque une complète incompréhension de son ressort dramatique le plus fréquent, marque aussi l’oubli que, s’il parle de soi, c’est de façon propre à nous faire passer un moment agréable, ce qui est tout de même l’essentiel. Après tout d’ailleurs, il n’est pas le seul à procéder de la sorte : nombre d’auteurs contemporains s’adonnent à la contemplation prolixe de leur nombril, mais de façon si puissamment soporifique que leurs textes vous tombent des mains dès les premières pages. Or je voudrais bien savoir qui s’est un jour assoupi en écoutant, ou même en lisant, du Sacha Guitry. Il n’endort jamais, agace peutêtre parfois, mais seulement les esprits chagrins.
Et pourtant, malgré toutes ses trouvailles dans le choix des sujets, ses habiletés dans la construction dramatique, ses prodigieux bonheurs dans l’assemblage des mots – l’on aurait envie de dire “ des bons mots ” – quel désenchantement sourd de toute son oeuvre, à l’égard de la condition humaine en général, à celle du couple en particulier.
Comme si, selon le mot de M. Francis Huster, “ Sacha ne ratait ses mariages que pour permettre à Guitry de réussir ses divorces. ” Mais ce désenchantement pourtant vient sans doute de plus loin, de beaucoup plus loin, que de banales, encore que répétées, déceptions amoureuses. Et, puisqu’il est question de M. Francis Huster, sachez que celui-ci vient d’illustrer ce propos en produisant au Théâtre des Mathurins Les Mémoires d’un tricheur, adaptation pour la scène d’un roman de Sacha Guitry, dont l’auteur tira lui-même un film d’une conception fort originale : une voix off y lit le texte tandis que se déroulent sur l’écran les scènes, muettes, que décrit le roman.
Dans cette adaptation, c’est le tricheur (joué par M. Francis Huster), pour lors client solitaire du bar d’un grand hôtel, qui raconte son histoire au public, tandis qu’un barman peu loquace (Yves Le Moign’) le sert et vaque à ses propres occupations. Or l’histoire est désespérante : à l’âge de douze ans, le fils d’un petit épicier normand chaparde quelques sous dans le tiroir-caisse pour s’acheter des billes. En punition, il est privé du somptueux plat de champignons cueillis par un oncle en vue du repas de famille dominical. La platée comportait des champignons mortels, de sorte que toute la maisonnée passe de vie à trépas dans l’après-midi même, sauf le gamin.
En volant, il a triché avec son destin, qui se trouve ainsi scellé : tricheur professionnel il deviendra et amassera une fortune colossale. Pris un jour de remords, pour d’émouvantes raisons, il arrêtera. Incapable pourtant de s’arracher à l’univers doré des grands casinos, il continuera de jouer, en parfaite honnêteté. Et voilà que voitures de luxe, hôtel particulier, paquet de titres, tout y passe. S’il a atterri dans ce bar, totalement ruiné, c’est pour y jouer une dernière fois, à la roulette russe avec son revolver, dans les toilettes. Trichera-t-il, ne trichera-t-il pas ?