Les modèles mathématiques des activités financières
La crise financière a été l’occasion de nombreuses critiques de l’utilisation des mathématiques en finance, critiques justifiées lorsque la modélisation mathématique a donné à des utilisateurs imprudents une fausse impression de sécurité. Ces dérapages ne doivent pas faire oublier que la modélisation mathématique des activités financières a joué un rôle utile à l’ensemble de l’économie. C’est un domaine dans lequel la recherche doit beaucoup investir.
REPÈRES
Il est intéressant de rappeler que c’est un mathématicien français qui est généralement considéré comme le précurseur de la modélisation mathématique en finance. Louis Bachelier a fait en 1900 une thèse intitulée Théorie de la spéculation, sous la direction de notre grand ancien Henri Poincaré. Cette thèse jetait les bases d’un modèle des marchés financiers, par analogie au mouvement brownien des physiciens, modèle que Bachelier a été le premier à exprimer sous forme probabiliste. Louis Bachelier développa ses modèles dans ses travaux ultérieurs, qui furent très peu appréciés à l’époque, et il mourut dans l’obscurité en 1946. C’est pour lui rendre hommage que son nom a été donné à l’Institut créé en 2008 dans le cadre du Pôle de compétitivité « Innovation-Finance » pour soutenir la recherche et l’enseignement en finance.
Les premiers travaux de modélisation en matière de finance datent du début du xxe siècle, mais ce n’est que dans les années soixante et soixante-dix qu’ils furent redécouverts. En 1973, Fischer Black et Myron Scholes ont publié un papier donnant une formule de calcul de la valeur d’une option en fonction de différents paramètres, notamment de la volatilité de l’actif » sous-jacent » (celui dont la valeur sert de référence à l’option). Leur formule (souvent citée comme » Black et Scholes ») repose sur des hypothèses très fortes, notamment le mouvement brownien de la valeur du sous-jacent, hypothèses peu réalistes dans beaucoup de cas. Mais l’idée que la valeur d’une option peut être calculée à partir d’hypothèses sur le comportement du sous-jacent a ouvert un champ nouveau de travaux théoriques et d’applications.
La finance des marchés
D’autres méthodes de calcul ont été proposées, de même que des raffinements de la formule de Black et Scholes. Les financiers ont découvert que le calcul des probabilités ne s’appliquait pas seulement à l’assurance mais aussi à la finance de marchés. Les trente années suivantes ont été des années de développement rapide, théorique et pratique, des mathématiques financières.
Une approche révolutionnaire
Options
« Option » est un contrat entre un acheteur et un vendeur, qui fixe un paiement futur du vendeur à l’acheteur suivant la valeur atteinte par un actif, appelé le « sous-jacent ». Celui qui achète une option couvre un risque, celui qui la vend accepte de prendre le risque. L’offre de prise de risque est limitée par le capital de l’acheteur, sauf si celui-ci peut à son tour se couvrir sur un marché. De nombreuses variantes existent, suivant les termes du contrat.
Avant de revenir sur les forces et faiblesses des modèles, il faut comprendre comment la valorisation théorique des options a révolutionné la finance et les marchés. Les contrats optionnels ou de futurs existaient de longue date pour certaines matières premières et, en finance, pour les taux d’intérêt, les taux de change et certaines actions.
Un contrat optionnel permet la couverture d’un risque, risque de prix pour une récolte, risque de change pour un exportateur, risque de prix pour un investisseur en actions.
La modélisation a permis d’élargir l’offre et la demande de produits dérivés
Il existait déjà des marchés du risque, les marchés de futurs, mais ces marchés étaient limités en termes de volume, de liquidité et de variété des produits traités. Le développement de marchés du risque était donc freiné non par la demande de couverture, liée à l’activité économique, mais par l’offre d’achat de risque, limitée par le capital disposé à prendre et garder le risque. La modélisation de la valeur d’une option a permis d’élargir l’offre et la demande de ce que l’on a appelé les produits dérivés, c’est-à-dire l’ensemble des contrats dont la valeur dépend de celle d’un actif donné, le » sous-jacent « .
Des produits dérivés sur mesure
En effet, à partir du moment où des sociétés financières, notamment les banques d’investissement, ont pu modéliser la valeur des options, elles ont pu concevoir des méthodes de couverture du risque et augmenter leur offre pour le même niveau de capital. Les marchés organisés de produits dérivés, par exemple le marché des futurs sur les indices boursiers, ont dès lors connu un développement rapide (le MATIF en France par exemple). En même temps, la modélisation a permis aux banques d’investissement de proposer à leurs clients, entreprises et investisseurs, des produits dérivés complexes, traités de gré à gré, pour répondre à des besoins spécifiques. Le risque de ces dérivés « sur mesure » pouvait être limité, sinon complètement couvert, par des séries d’opérations sur les marchés réglementés, suivant un programme de couverture défini à partir des modèles de valorisation. Résumons : en donnant une base théorique à la valorisation des options, la modélisation a permis le développement parallèle de marchés organisés et d’opérations de gré à gré, les premiers permettant de couvrir en partie le risque des seconds.
Mieux couvrir les risques
L’ensemble de l’économie y a trouvé la possibilité de couvrir mieux les risques de l’activité « réelle » sans que soit immobilisée pour cela une masse importante de capitaux.
Ces modèles très imparfaits ont permis de créer beaucoup de richesses
La finance a rempli sa fonction, qui est d’optimiser l’utilisation du capital pour un volume donné d’activité économique, et donc de permettre plus de développement économique avec un volume donné de capital. Les marchés du risque sont un moyen d’augmenter la productivité du capital comme outil de couverture des risques.
Prendre en compte le comportement des acteurs
Les limites des modèles actuels sont nombreuses et bien connues des mathématiciens et des économistes. La formule de Black et Scholes, comme beaucoup des modèles de valorisation des options, repose sur des hypothèses fortes dont on sait qu’elles laissent échapper une part importante de la réalité. De même, l’hypothèse d’absence de possibilité d’arbitrages sur le marché auquel se réfèrent les modèles n’est évidemment pas réaliste. La corrélation entre marchés (de taux, des changes, d’actions), et notamment leur corrélation en cas de survenance d’un événement extrême mais peu probable, a été démontrée par la crise de 2008, la prise en compte par les modèles de cette corrélation n’est pas toujours faite et n’est pas aisée quand elle l’est.
Prendre en compte les comportements
Utiliser les fractales
Dans la formule de Black et Scholes, la représentation du comportement d’un marché par un mouvement brownien ne rend pas compte des grandes variations très peu fréquentes mais brutales que l’on sait possibles. Les travaux de Benoît Mandelbrot sur les fractales ont largement développé ce sujet.
Enfin, et c’est sans doute la faiblesse la plus grave des premiers modèles utilisés par les financiers, ils ne prennent pas en compte les comportements des acteurs des marchés, investisseurs et banquiers, chacun anticipant les décisions des autres pour se couvrir ou prendre des positions spéculatives. C’est ce qui explique l’accélération des mouvements de baisse, la disparition quasi instantanée de la liquidité observée en 2007 et 2008 et plus généralement la survenue des situations extrêmes que les modèles basés sur des statistiques historiques ne prévoient pas. Et pourtant, avec ces modèles très imparfaits, voire faux, les marchés de dérivés se sont développés et ils ont permis, en trente ans, de créer beaucoup de richesses, non seulement pour les financiers mais pour l’ensemble des économies mondiales.
Un solde largement positif
Même si une partie de ces richesses a été détruite depuis 2007, le solde reste largement positif pour l’économie mondiale. C’est que la plupart du temps, ces modèles donnaient une représentation acceptable de la réalité. Mais aussi, il faut en être conscient, parce que les marchés financiers ont été portés par une hausse générale des valeurs boursières, par la baisse des taux d’intérêt et par le gonflement des liquidités. La dérive de la finance qui a conduit à la crise a été largement analysée, il n’est pas utile d’y revenir ici. Il est vrai que les modèles mathématiques ont été un des instruments de cette dérive, car ils ont été utilisés par des financiers soit peu scrupuleux (la titrisation des crédits subprime, le montage des CDO et leur notation), soit incompétents, banquiers et régulateurs victimes de » l’hubris » consistant à croire que le risque, une fois modélisé, était contrôlé voire supprimé.
Développer et exploiter les travaux académiques
La modélisation de la réalité physique est à la base même de la démarche de l’ingénieur, et il y a une longue expérience de son utilisation en mécanique, en thermodynamique, et plus généralement dans les applications de la physique, de la chimie et même des sciences de la vie. Dans tous ces domaines, l’expérience a permis de mettre au point de bonnes pratiques dans l’utilisation des modèles. La modélisation mathématique de la finance est beaucoup plus récente. Alors que les limites et les faiblesses de la modélisation financière sont bien connues des chercheurs académiques en finance, de nombreuses publications scientifiques en témoignent, elles ne l’ont visiblement pas été de tous les opérateurs professionnels. La recherche académique va continuer d’analyser la crise et d’en tirer des propositions d’améliorations des méthodes d’analyse des risques.
Compléter les approches classiques
Modèles mal utilisés
Un exemple du mauvais emploi des modèles a été l’utilisation abusive du concept de Value at risk, en abrégé « VAR ». La VAR est la perte maximale possible sur un portefeuille financier si une situation de marché très défavorable se produit et dure un certain temps. Le double piège est dans la définition de la « situation très défavorable « , quand elle est faite par référence au passé, et dans la définition de « maximum possible », qui est exprimée en probabilité, par exemple : il n’y a pas plus d’une chance sur 100 que cette perte soit dépassée. On voit bien que ce cas sur cent est justement celui qui s’est produit et que le modèle ne prévoyait pas.
Les professionnels, banquiers ou investisseurs, qui ont le mieux traversé la crise sont ceux qui ont le mieux utilisé les travaux académiques. Ces professionnels ont été avertis des limites des modèles, et ont de ce fait eu la sagesse de compléter leur utilisation en s’appuyant sur les autres approches de gestion et de suivi du risque, plus classiques et qui restent indispensables : analyse macroéconomique, division des risques, division des responsabilités entre opérateurs et contrôleurs, surveillance de la liquidité.
On a cru que le risque, une fois modélisé, était contrôlé voire supprimé
La modélisation financière ne prétend pas remplacer les approches classiques du risque, mais les compléter en donnant un outil quantitatif de valorisation et de couverture de ces risques. Il y a donc encore beaucoup à faire dans ce domaine, en recherche appliquée aussi bien que dans les mathématiques en amont de la modélisation.