Les munitions intelligentes ou comment l’intelligence vient aux munitions
Une munition est dite « intelligente » si elle est capable de modifier son comportement et en particulier sa trajectoire en tirant parti d’informations qu’elle acquiert après son lancement, afin de mieux détruire la cible qui lui a été assignée.
Cette intelligence élémentaire existe depuis quelques décennies dans le domaine des systèmes de protection de zone et des missiles, mais la révolution des munitions intelligentes, c’est de la combiner avec la précision, la rapidité et le coût très modéré du lancement par canon.
Le prix à payer est d’accepter les formidables contraintes d’accélération de ce tir (plusieurs dizaines de milliers de g).
Parmi les facteurs qui expliquent l’arrivée de ces munitions, trois semblent majeurs :
• le contexte international qui proscrit les frappes massives et aveugles,
• les préoccupations économiques qui interdisent les aventures technologiques brillantes mais inabordables,
• les progrès des technologies (en particulier dans les domaines des capteurs et du traitement des informations) qui permettent de concilier performances et rusticité.
Une première génération de munitions intelligentes d’artillerie est aujourd’hui opérationnelle dans l’armée de terre française. D’autres sont en étude pour l’artillerie certes, mais aussi pour les chars, les mortiers et bientôt sans doute pour des armes de calibre plus faible (40 mm). Pour les munitionnaires français, les munitions intelligentes n’appartiennent plus au futur.
Les leçons d’un grand programme inachevé : le lance-roquettes multiple à guidage terminal (MLRS/TGW1)
Pendant la deuxième moitié des années quatre-vingt, les USA, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France unissent leurs compétences techniques et leurs ressources financières pour développer un système d’armes intelligentes capable de briser les vagues de chars du pacte de Varsovie ; lancées par salves de six, les roquettes d’artillerie emportent jusqu’à 35 km trois sous-munitions qu’elles éjectent ; les 18 sous-munitions d’une salve sont prodigieusement intelligentes : dotées d’un autodirecteur millimétrique auquel aucun perfectionnement n’a été épargné ; chacune explore 5 km² à la recherche d’un char (qu’elle sait distinguer d’une voiture ou d’un tracteur) et l’attaque en piqué pour le détruire. La meute de sous-munitions chasse en groupe, privilégie le char qui se déplace, répartit ses frappes, évite les leurres et les chars déjà atteints…
Les démonstrations finales sont magistrales, mais le programme confié à un consortium majoritairement missilier au sein duquel la société française Thomson exerce la direction technique est abandonné au début des années quatre-vingt-dix. Plusieurs raisons à cela :
• le contexte international a évolué ; l’ennemi de référence n’est plus crédible,
• les USA ont « lâché » les Européens au bénéfice d’un programme américain secret (« black program ») qui n’a, semble-t-il, pas abouti…
• les prix de série restaient inacceptables, chaque sous-munition valant un missile autonome.
Les munitions antichars d’artillerie à effet dirigé : un programme abouti
Préparé dès le début des années quatre-vingt par des études et développements exploratoires nationaux, le programme se concrétise en 1993 dans une coopération franco-suédoise après d’infructueuses tentatives franco-allemandes.
Le concept, utiliser la justesse et la précision de l’artillerie pour délivrer des têtes antichars juste au-dessus d’une formation blindée adverse et ainsi détruire en quelques tirs avec très peu d’effets collatéraux, est un concept robuste que l’évolution du contexte mondial n’a pas remis en cause…
Le coût du développement (plus de dix fois inférieur à celui du système décrit au chapitre précédent) a été respecté par les sociétés Bofors et Giat Industries, tout comme le coût de série et les imprévus de développement, de qualification et de contractualisation n’ont guère retardé un programme qui a toutefois dû être gelé près d’un an car l’envolée du cours du tantale en 2001 en détruisait l’économie.
Concrètement (cf. planches 1 et 2) l’obus-cargo Bonus tiré dans le nouveau canon Caesar emporte deux têtes antichars jusqu’à 35 km et les éjecte avec une précision meilleure que la centaine de mètres. Après une double séquence de freinage et dépotage, chacune des têtes, ayant déployé ses ailes et ses détecteurs, descend verticalement vers le sol, à 45 m/s en explorant méthodiquement une surface de l’ordre de 3 hectares avec un faisceau dont la vitesse de balayage avoisine les 10 km/s.
Dès que le traitement des signaux des détecteurs identifie un blindé, une charge explosive forme un projectile cinétique empenné en tantale et le projette à 2 000 m/s vers le dessus du blindé dont la protection est surclassée par cette agression.
Malgré sa complexité, la munition s’avère très fiable et de multiples essais montrent qu’en moyenne chaque obus met hors de combat au moins un blindé… dont le prix est plus de 100 fois plus élevé que celui de l’obus. Cette munition franco-suédoise BONUS (comme d’ailleurs la munition allemande SMART) change la nature du combat blindé2… Et chacun comprendra qu’il est plus simple de faire évoluer les détecteurs de la munition que le blindage ou la signature du blindé : dans cette nouvelle variante du duel de l’épée et de la cuirasse, l’avantage est clairement à la munition.
Les munitions Bonus que reçoit aujourd’hui l’armée de terre française sont d’ailleurs déjà équipées de détecteurs d’une 2e génération.
Vers une gamme de munitions intelligentes
La volonté de réduction des effets collatéraux et le souci légitime de réduire les pertes des forces » amies » en exposant le moins possible les acteurs appellent ces nouvelles munitions et l’industrie munitionnaire s’emploie à en proposer sans perdre de vue la contrainte économique.
L’artillerie de campagne pourrait acquérir d’ici cinq à six ans des munitions permettant de détruire jusqu’à une vingtaine de kilomètres un blindé ou un véhicule désigné par un observateur ou un drone ; d’ici une dizaine d’années des munitions capables de frapper jusqu’à 35 km, avec une précision métrique, un objectif là encore désigné ; dans le même calendrier, des munitions capables de frapper à 50 ou 60 km, avec une précision décamétrique, un objectif non désigné (la munition américaine Excalibur a cette ambition, mais sa première génération en fin de développement sera limitée à une vingtaine de kilomètres).
Les chars pourront être dotés dans six à dix ans de munitions capables de rejoindre une cible repérée et désignée par un autre char, un observateur ou encore un drone. Cet élargissement du combat des chars à un deuxième compartiment de terrain fait l’objet d’une intense préparation technologique, organisée autour du démonstrateur Polynege (cf. planches 3 et 4).
Les nouvelles générations de munitions intelligentes nécessitent des capteurs (gyromètres, accéléromètres, magnétomètres, etc., et des écartomètres) et des actuateurs suffisamment robustes pour supporter les contraintes du tir et suffisamment peu chers pour ne pas dénaturer l’économie de la munition.
L’industriel munitionnaire sait intégrer dans une structure munitionnaire très compacte et soumise aux mêmes contraintes ces capteurs, les calculateurs associés, les empennages et canards déployables, la charge létale et ses sécurités… et tout cela doit impérativement rester économiquement raisonnable.
Conclusion
La première génération de munitions intelligentes est en service et ses performances changent les données du combat terrestre. Toute une gamme de nouvelles munitions se prépare. Le défi technologique et économique est formidable… mais la première génération est née d’un défi semblable, relevé avec succès par l’industriel munitionnaire.
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1. Multiple Lanch Roquet System/Terminal Guided Warhead.
2. Lors de la prise de Bagdad, l’armée américaine a utilisé 150 prototypes d’une munition moins performante que l’obus Bonus, avec des résultats très cohérents.