Les nouveaux territoires de l’intérêt général
Après plus de quinze ans de décentralisation, de libération des initiatives locales, de dynamisation du tissu économique et de modernisation des services publics locaux, l’élu local et décideur politique que je suis se pose la question de la contribution des collectivités locales à l’intérêt général non pas en termes doctrinaires (la place et l’avenir des départements ; comment être à la fois décentralisateur et président d’un conseil général ? etc.) mais en termes d’efficacité et de légitimité de l’action publique aux bons niveaux de territoires.
Comment mettre la décentralisation au service du développement de nos territoires, de la cohésion sociale et de l’emploi ? Comment répondre de façon adaptée à la demande sociale, sachant que la plupart des politiques publiques sont territorialisées. Qui dit décentralisation s’interroge sur les finalités collectives de la libre administration. Telle est bien aujourd’hui, et plus que jamais, ma préoccupation, et je souhaiterais ici moins revenir sur un bilan de la décentralisation du point de vue spécifique d’un conseil général, que souligner la nécessité, à l’avenir, de décliner ensemble décentralisation et aménagement du territoire, collectivités locales et supracommunalité.
Renvoyer dos à dos régions et départements, départements et villes, parier sur la disparition du département, i.e. diviser pour mieux régner, c’est retarder d’une bataille. Ce qui alimente le « non-choix » ou la difficulté de la posture réformatrice dans notre pays, c’est, au-delà de nos travers centralisateurs, notre incapacité à organiser une nouvelle « gouvernance » à l’échelle des micro-territoires, des territoires « intermédiaires » ou encore des zones de moyenne et petite « chalandise ». Aujourd’hui, ne pas encourager, en particulier, les intercommunalités initiées par la loi sur l’Administration territoriale de la République du 6 février 1992, ce serait prendre le risque de passer à côté d’une dynamique territoriale essentielle à la modernisation de la décentralisation et au développement local. Il s’agit, d’une part, de placer les collectivités locales en capacité financière, politique et juridique d’assumer souverainement leurs missions et de s’adapter aux évolutions sociétales.
En revenant, le cas échéant, sur la clause de compétence générale (qui pousse souvent les collectivités locales à en faire trop et à se concurrencer les unes les autres en exerçant des compétences semblables sur un même territoire), en limitant les financements croisés, et en instaurant une véritable démocratie locale. Les citoyens doivent pouvoir s’y retrouver, tout comme identifier, reconnaître et participer à la gestion de leurs territoires de vie et de travail. C’est pourquoi il importe, d’autre part et surtout, d’accompagner et d’encourager l’émergence d’un pouvoir local légitime, à la fois proche et pertinent, reposant sur la « communautarisation » des politiques publiques, des ressources humaines et des moyens financiers, comme j’y appelais voici trois ans dans le rapport Pour un acte II de l’aménagement du territoire et de la décentralisation : d’un côté l’agglomération, à condition que cette dernière soit responsabilisée sur des actions réellement structurantes et légitimée, à terme, par le suffrage universel, de l’autre, les « pays », ou plus exactement des unités fédératives de bassins d’emploi constitués en intercommunalités et ayant vocation à nouer des complémentarités entre villes et campagnes.
Encore une fois, jouer la région contre le département (ou inversement), l’urbain contre le rural (alternativement), sont des visées improductives.
La mise en commun des projets, des risques et des charges sur des territorialités ni trop vastes ni trop étriquées, voilà l’avenir d’une décentralisation demeurée jusqu’ici au milieu du gué, hypothéquée tant par des réformes qui tardent – la limitation du cumul des mandats, la modernisation de la fiscalité locale (le constat n’est plus à faire d’impôts locaux largement archaïques, d’une taxation en « millefeuilles », du creusement des inégalités territoriales), la réforme de l’État territorial, etc. – que par une politique d’aménagement du territoire longtemps en perdition. Confirmant sur le papier ces deux catégories nouvelles de territoires que sont les « pays » et les « communautés d’agglomération », puissent les lois Voynet sur le développement durable et Chevènement sur la simplification de l’intercommunalité, très attendues, réengager le débat et renouveler et la méthode et le discours de la méthode.
Dans cette perspective, les départements, déjà rompus à la péréquation, à la coordination de projets et au soutien aux territoires ruraux, doivent pouvoir conserver un rôle utile d’aménageur auprès des villes petites et moyennes et de leur environnement (en l’absence, qui plus est, de stabilité des régions françaises, confirmées par ailleurs dans leur rôle-pivot en matière de programmation, de formation, de développement économique et de coordination de réseaux). De plus, les départements, dont les fonctions évolueront inévitablement, doivent savoir devenir les interlocuteurs intelligents des projets intercommunaux ou d’agglomération, en se prêtant, si nécessaire, à la cogestion de certaines politiques comme l’action sociale avec ces territoires, ou en siégeant dans les conseils d’agglomération.
Si je suis président d’un conseil général, je suis également l’élu d’un « pays » reposant sur cinq communautés de communes, le pays de Thiérache de l’Aisne, implanté sur un territoire rural qui a renoncé au localisme de clocher et osé le pari de la mise en commun des moyens, à l’image d’autres pays et des 1700 structures à fiscalité propre qui existent aujourd’hui (contre cinq communautés de ville seulement sur toute la France !). Au sein de cette démarche ascendante, de maîtrise du « vivre ensemble », les départements auront leur carte à jouer dans la définition du volet infra-régional des prochains contrats de plan État-région, lesquels permettront – un progrès qu’il convient de saluer – l’affectation de 20 % des enveloppes à des projets d’initiative locale et la contractualisation de l’État et des régions avec les agglomérations et les pays qui satisferont à des conditions d’intégration suffisantes.
Dans ce contexte, il me tient donc à cœur de rendre l’intercommunalité en milieu rural à la fois plus vigoureuse (l’intercommunalité à fiscalité propre est absente de zones comme le Massif central), plus entraînante sur le développement économique (la plupart des structures intercommunales atteignent difficilement la taille suffisante, 62,9 % d’entre elles comportant moins de 10 000 habitants), et plus adaptée aux nouveaux enjeux du développement territorial : les territoires ruraux sont encore souvent davantage organisés en bassins de vie qu’en bassins d’emploi.
C’est pourquoi il serait souhaitable que l’intercommunalité fédérative de bassins d’emplois que j’appelle de mes vœux admette des représentants au sein des conseils généraux, contractualise avec la région et l’État et bénéficie de véritables moyens, au même titre que le monde urbain. En termes de cohésion sociale, il importe d’être également plus directif, plus volontariste qu’auparavant, en encourageant l’adoption de la taxe professionnelle unique à l’échelle intercommunale, en favorisant des dispositifs comme les CIAS (centres intercommunaux d’action sociale) ou encore les plans locatifs d’habitat de « pays » et d’agglomération, etc.
Enfin, il faut raisonner aux bonnes échelles d’interdépendance et de complémentarités : il serait ainsi regrettable que « les pays » soient renvoyés au seul monde rural et « grand rural », et que l’option du « tout-urbain », au travers de la promotion des communautés urbaines et des communautés d’agglomération, s’avère discriminatoire sur le développement de nombreux territoires. L’égalité républicaine vaut aussi en matière d’intercommunalité ! En portant le seuil de constitution des futures communautés d’agglomération à un niveau suffisamment élevé, on permet aux pays d’entrer dans l’urbanité, autrement dit aux villes petites et moyennes d’assumer leurs fonctions urbaines de façon concertée avec les communes rurales qui les entourent, et aux côtés des départements.
Pour parvenir à un aménagement en profondeur de notre territoire et une relance de la décentralisation, chaque niveau de collectivités locales doit jouer sa partie, non pas, non plus, pour son propre compte, mais en s’ouvrant, à partir de ses « métiers de base », à d’autres dimensions (la carte intercommunale, le partenariat rationalisé, la contractualisation ciblée, la coopération transfrontalière, les chartes de pays…), et à partir d’autres valeurs d’action publique (l’efficacité, la solidarité, la subsidiarité, l’association des acteurs socio-économiques…), tout en organisant, enfin, le dialogue le plus direct avec l’État, sur le mode » un projet-un territoire-un contrat « .