Les Papiers d’Aspern
Vous lisez le texte d’une pièce, vous êtes émerveillé. Vous connaissez les comédiens qui la jouent, vous les savez immenses. Vous vous rendez au spectacle, tout frémissant dans l’attente d’un enchantement. Vous en sortez un peu déçu : le théâtre est une délicate alchimie, une subtile combinaison de sujet, de texte, de mise en scène, de jeu des comédiens, de décor, d’éclairage, et voilà que manque parfois la mystérieuse pierre philosophale qui eût tout changé en or pur.
Cette constatation désabusée me vint après une représentation des Papiers d’Aspern par les comédiens français dans leur salle du Vieux-Colombier, pourtant de surcroît haut lieu de théâtre, où flottent les mânes de Jacques Copeau et de ses amis. Peutêtre ma légère déception fut-elle tout à fait personnelle. La pièce en effet aura reçu un excellent accueil du public, au point qu’elle dut être reprise, dans la même salle et avec la même équipe, après une courte interruption. Succès dû à un effet de vedettariat ? Le public y est certes souvent sensible au-delà du raisonnable et la qualité du plateau le gâtait de ce point de vue : Mmes Françoise Seigner et Catherine Hiegel, de plus mises en scène par Jacques Lassalle !
Le sujet ? Tiré d’une nouvelle d’Henry James, il semble, de soi, assez riche de suspens et d’émotion pour être porté à la scène : environ 1900 à Venise, Morton (joué par J.-D. Barbin), un jeune écrivain et critique littéraire, s’introduit en cachant sa véritable identité chez deux Anglaises désargentées, vivant de peu dans un antique mais bien délabré palais. Il veut tenter de s’emparer des papiers d’un poète disparu, Aspern, dont la plus âgée des femmes, l’octogénaire et autoritaire Juliana (jouée par F. Seigner) fut la maîtresse. Elle fait passer pour sa nièce, et dame de compagnie, la timide et effacée Tita (jouée par C. Hiegel), mince demoiselle d’une cinquantaine d’années, dont on peut se demander s’il ne s’agit pas en réalité d’une fille qu’elle aurait eu d’Aspern. Démasqué après des péripéties dont la mort de Juliana, l’écrivain se voit soumis à un chantage de la part de Tita demeurée seule : il recevra les papiers d’Aspern seulement s’il consent à l’épouser. Le texte ? C’est Jean Pavans, un spécialiste et traducteur d’Henry James, qui écrivit cette adaptation française de la nouvelle. De sa plume jaillissent des dialogues sobres et denses, que l’on prend plaisir à lire.
Or, malgré tous ces facteurs plus que favorables, il me sembla que quelque chose ne convenait pas. Il arrivait même que le public, bien qu’attentif, ricanât de certaines répliques dont on n’imaginait pas, à la lecture, qu’elles puissent provoquer le rire. On aurait plutôt attendu le contraire, et comme un mouvement de pitié.
Une question monte à l’esprit. Était-il bien raisonnable de porter à la scène la nouvelle d’Henry James ? Une première adaptation en avait déjà été tentée par un auteur anglais, Michael Redgrave ; elle fut même traduite en français par Marguerite Duras et Robert Antelme et jouée à Paris en 1961 avec, semblet- il, un succès modéré malgré un brillant plateau : Lucienne Bogaert et Raymond Rouleau. Le récit de James est tout imprégné de l’atmosphère si prégnante de Venise, où sans cesse jouent parmi les syrtes les
Enfants paludéens des nuits ensorcelées.
Atmosphère envoûtante s’il en est, qu’un film peut restituer, mais point la scène. Le décorateur, l’éclairagiste ont bien cherché à tourner cette difficulté mais le jeu savant de leurs clairs-obscurs n’y suffit pas. L’obscur d’ailleurs y domine, de sorte que plusieurs scènes se déroulent dans une pénombre lassante à la longue. On entend parfois aussi le clapotis des canaux et les coassements des batraciens, mais cela vient de façon discontinue et surtout trop “ au bon moment ” pour ne point fleurer l’artifice.
Lorsqu’il s’est attaqué à cette adaptation, M. Pavans était parfaitement conscient du problème. Dans la “ littérature d’accompagnement”, il expose longuement ses hésitations, qui s’étalèrent sur une quinzaine d’années : la première suggestion qui lui fut faite, mais qu’il repoussa, d’adapter au théâtre Les Papiers d’Aspern date de 1986 et sa pièce fut créée à Lausanne en janvier 2002 avant d’être reprise un an plus tard au Vieux-Colombier. Il explique avoir tenté de substituer à la charge émotionnelle propre à la magie vénitienne celle résultant de l’ambiguïté des rapports entre Tita la secrète (qui est-elle ? que sait-elle ? que veut-elle ?) et Morton le quêteur éperdu, et prêt à tout, des secrets d’Aspern.
L’on peut aussi se demander si M. Lassalle, le metteur en scène, n’a pas un peu manqué de tact, en poussant au paroxysme un affrontement, en l’occurrence le chantage au mariage, qui, dans le texte, demeure presque dans l’ordre du non-dit, du suggéré, entre personnes de savoir-vivre. Il a d’ailleurs, au moins une fois, expressément outrepassé les indications de l’auteur : là où celui-ci indique Tita se laisse tomber sur une chaise et enfouit son visage dans ses mains, il place des agenouillements et des pleurs.
Un metteur en scène devrait toujours demeurer fidèle au texte, didascalies comprises, en entendant cet adjectif dans ses deux sens. Une fois de plus, ce n’aura pas été le cas, alors que la difficile matière traitée exigeait que fût au moins respectée la retenue de l’auteur.