Les paradoxes du marché de l’énergie européen
Une politique environnementale ambitieuse a contribué à court terme au déséquilibre du marché en période de faible croissance, favorisant le charbon et conduisant à la fermeture de centrales au gaz au fonctionnement trop intermittent. Le gaz reste toutefois un élément clé de la transition énergétique à l’échelle mondiale.
Vingt ans après le lancement de la dérégulation du marché du gaz par l’Union européenne, le chemin parcouru est impressionnant : les grands énergéticiens et monopoles nationaux ont été démantelés, la gestion des réseaux de transport et de distribution a été séparée de la commercialisation, une réglementation détaillée a été mise en place pour permettre l’arrivée de nouveaux entrants et une juste rémunération des investissements de long terme pour les infrastructures, les places de marché ont été installées et se sont structurées.
Deux décennies ont suffi pour passer d’une logique de planification centralisée et de contrats long terme à un marché intégrant producteurs, transporteurs, distributeurs et consommateurs via des prix qui reflètent les coûts marginaux de court terme.
REPÈRES
Le 19 décembre 1996, la directive européenne 96/92/CE sur le marché intérieur de l’électricité, puis le 22 juin 1998 la directive 98/30/CE sur le marché intérieur du gaz naturel lançaient la dérégulation des marchés européens de l’énergie et l’apparition des régulateurs nationaux.
UNE POLITIQUE ENVIRONNEMENTALE AMBITIEUSE
Dans le même temps, l’Union européenne s’est lancée dans une politique environnementale ambitieuse.
D’une part, pour encourager le développement des énergies renouvelables – essentiellement dans l’électricité – des contrats d’achat à long terme ont été mis en place, avec des obligations de rachat et des tarifs fixés à l’avance, la production électrique intermittente devenant de ce fait prioritaire avec un coût marginal de production nul.
D’autre part, l’Union a mis en place des politiques de maîtrise de la demande d’énergie qui, pour louables qu’elles soient, ont contribué au déséquilibre général du marché dans un contexte de faible croissance.
DES PRIX DE MATIÈRES PREMIÈRES EN PLEINE FLUCTUATION
Par ailleurs, le marché des matières premières a vécu ces dernières années ses propres révolutions. Certes, l’effondrement récent des prix du gaz et du charbon relève pour partie de la logique de prix cycliques des commodités.
“ La production électrique intermittente est devenue de fait prioritaire ”
La chute des prix du gaz reflète aussi pour partie cette révolution qu’est la mise en place d’un marché mondial du gaz naturel liquéfié (GNL).
Cependant, un élément plus disruptif se cache derrière la chute des prix du pétrole, du gaz et du charbon : l’avènement du gaz et du pétrole de schiste qui a déjà privé l’OPEP d’une grande partie de son pouvoir de marché, en attendant de devenir la ressource flexible qui pourrait stabiliser les prix de l’énergie.
SÉCURITÉ D’APPROVISIONNEMENT : UNE PRÉOCCUPATION CROISSANTE
Dernier élément structurant de la révolution énergétique en cours, la sécurité d’approvisionnement fait l’objet d’une préoccupation croissante, que ce soit du point de vue des importations de gaz ou de la capacité de production électrique.
En ce qui concerne le gaz, les crises ukrainiennes ont illustré l’ampleur de la dépendance européenne au gaz russe. Or, s’il est clair que la réponse passe par la création de nouvelles infrastructures, la question de savoir qui paye pour les terminaux GNL, les interconnexions de grand transport et stockages dès lors qu’ils ne sont pleinement utilisés qu’en cas de crise est loin d’être éclaircie.
Dans l’électricité, la mauvaise santé des infrastructures et les inquiétudes causées par la fermeture temporaire des centrales nucléaires françaises à l’automne 2016 mettent en lumière les risques croissants qui pèsent sur l’équilibre emploi-ressources sur les réseaux européens de l’électricité.
LE MARCHÉ DE L’ÉLECTRICITÉ EN RISQUE DE SOUS-CAPACITÉ
Et pourtant, sans la menace de l’hiver 2016–2017 liée à l’arrêt des centrales nucléaires, on aurait du mal à prendre au sérieux un éventuel risque de sous-capacité sur les marchés de l’électricité.
“ Des risques croissants pèsent sur l’équilibre des réseaux européens de l’électricité ”
En effet, ces dernières années, les prix de marché ont plutôt reflété la surproduction liée à la montée en puissance des sources renouvelables intermittentes. Celles-ci ont, de fait, pris place sur le marché dans la position d’une offre de base décorrélée de la demande, capable de manquer en heure de pointe autant que de participer activement à la surproduction en période de basse consommation.
Avec les conséquences que l’on connaît : outre les mauvaises performances boursières des énergéticiens historiques, les centrales au gaz, appelées sur des plages plus réduites, ont été fermées ou mises sous cocon faute d’une rentabilité suffisante fondée sur le seul prix du kilowattheure.
Alors que la transition énergétique doit s’appuyer sur un développement important de la consommation d’électricité, cette situation traduit une absence de vision long terme.
En résulte un risque de sous-capacité à moyen terme, en particulier en période de forte demande et d’absence des ressources solaires et éoliennes.
QUAND LE CHARBON PROFITE DE LA CRISE
La chute des prix du gaz reflète aussi pour partie cette révolution qu’est la mise en place d’un marché mondial du gaz naturel liquéfié (GNL).
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Un autre point paradoxal dans la situation des marchés est le fait que le gaz a de plus en plus de mal à trouver sa place dans le mix de production. Les prix de l’électricité ne sont en effet pas les seuls à s’être écroulés : ceux du charbon ont eux aussi fondu.
Cet état de fait a rendu le coût marginal de production des centrales au charbon très compétitif, déplaçant le gaz sur la production marginale. Ce déplacement a été d’autant plus facile que le prix du carbone reste très bas. De ce fait, les plages d’appel des centrales au gaz se sont réduites, ne leur permettant plus d’amortir leurs coûts fixes.
Ne pouvant plus tirer leur rentabilité des prix au coût marginal et ne pouvant bénéficier de prix de long terme comme les renouvelables, ces centrales ferment donc, ou sont mises sous cocon.
En définitive, l’augmentation de l’usage de charbon aux dépens du gaz aboutit à une augmentation des émissions de CO2, notamment en Allemagne.
LE GAZ, ÉLÉMENT CLÉ DE LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE
Ce tableau paraîtrait très noir si l’on n’avait pas en tête cette réalité que notre système énergétique a été en perpétuelle mutation depuis ses débuts il y a plus d’un siècle. Entre les déploiements des premiers réseaux, la massification de l’accès à l’énergie, la grande vague du nucléaire, l’aventure des importations des gaz russe, algérien et norvégien et la dérégulation des marchés, les révolutions se sont enchaînées et ont été plutôt bien absorbées.
Que le gaz soit un élément clé de la transition énergétique à venir à l’échelle mondiale, il suffit pour s’en convaincre d’observer que les pays qui ont le plus réduit leurs émissions de CO2 l’ont fait par la conversion du charbon ou du fuel lourd au gaz.
L’Europe est dans une situation paradoxale, en ayant privilégié à court terme ses objectifs d’électricité renouvelable à ses objectifs de réduction des émissions de CO2 dans la production électrique.
Quant au marché, il est déjà en train de s’adapter, malgré la tentation d’une gestion par le prix uniquement. Certaines solutions se dessinent – comme la définition d’un marché de capacité dans l’électricité –, d’autres sont à portée de la main – comme la mise en place d’un nouveau marché comportant éventuellement un prix plancher du CO2.