Les pays de France, entre le réalisme et l’utopie
Les pays ont reçu une certaine officialisation en France par les lois Pasqua (1995) et Voynet (1999). Mais qu’est-ce qu’un pays ? Sans aucun doute, une vieille réalité de la géographie de la France rurale, volontiers reconnue et étudiée par les géographes de l’école française derrière Vidal de la Blache, mais très inégalement marquée sur le territoire national. Et maintenant ? Une réalité de plus en plus difficile à cerner entre métropolisation et campagnes profondes. Un grand mythe à exalter en contrepoint des refus de la ville. Un territoire de projet, dit la loi, le plus près possible des territoires vécus, un creuset de démocratie participative et de proximité. Mais la loi est-elle et sera-t-elle vraiment appliquée ? Le pays ne serait-il pas en définitive une belle utopie, de ces utopies inapplicables et cependant pertinentes et éclairantes ?
Ouvrons un dictionnaire usuel, le Larousse par exemple. Le » pays » y figure en bonne place, avec de nombreuses citations du langage commun : » mon pays « , » le pays perdu « , » l’air du pays « , » le mal du pays « , » quitter son pays « , « le beau pays de France « , « mourir pour son pays « , ou bien encore » le plat pays « , » une payse ; » un bon pays « , » le pays des brumes « , ou » des marges « , ou » du soleil « , ou » du pruneau « , ou » du cidre « , ou » du fer et de l’acier « .
Le pays de mon enfance
Très souvent, dans la littérature, le pays évoque l’enfance. Le mien se nomme le pays de Caux. Il occupe les deux tiers du département de la Seine-Maritime au nordest de la Normandie.
Le pays de Caux est un classique. Ce vieux pays rural et ses habitants, de riches fermiers ou de pauvres journaliers, ces paysages de grandes plaines ouvertes à tous vents que parsème une nébuleuse de cours entourées de hêtres et plantées de pommiers, ce pays du lin et du blé, des vaches laitières et du bien vivre, fumant de toutes ses fumures sur une terre épaisse et noire, a été admirablement décrit par Maupassant et par Flaubert.
Mais je n’ai jamais vraiment connu ce pays de légende rustique ; si ce n’est furtivement, ou en lointaines réminiscences.
Comme beaucoup, j’ai plutôt vu s’étendre la banlieue du Havre, des communes et des gens vivant de plus en plus dans l’orbite des grandes usines de la basse vallée de la Seine, des lotissements se multiplier, des agriculteurs de moins en moins nombreux et de plus en plus havrais dans leurs habitudes, des usines, des services, des routes goudronnées, des autoroutes, et cela jusqu’à rencontrer ceux de Rouen presque sans discontinuité. Je ne m’en plains pas. Je constate.
Où est le pays de mon enfance, si ce n’est maintenant dans une turbulence quotidienne des hommes et un paysage altéré mais toujours bien présent ?
Il faudrait peu pour que pointe la nostalgie.
Le pays de Caux, admirablement décrit par Maupassant et Flaubert (et Maurice Leblanc).
On n’en finirait pas de visiter ces pays populaires de notre langue. Ils portent presque tous de fortes saveurs rurales, de même racine que » paysan » ou » paysage « . Ils sont le plus souvent empreints de nostalgie, discrète ou explicite. Ils peuvent même traduire de rudes revendications : » vivre et travailler au pays ! « , en vogue dans les années soixante-dix. Ils traduisent un fort attachement des hommes à un territoire allant jusqu’à l’appropriation et à la tendresse. Car le pays échappe à une géographie rationnelle, ses limites sont incertaines, son échelle est très variable, ses contours comme son contenu échappent à l’administration et à ses circonscriptions. Le pays peut être un territoire relativement restreint s’étendant sur une partie d’un département mais plus que sur un canton, ignorant les frontières de l’un ou de l’autre. C’est en ce sens que nous le retenons. Mais le pays peut aussi se dire du territoire de la nation dans son ensemble et de la nation elle-même en un saut très significatif des pays de France au pays par excellence, la France.
Le pays perdu
Les premiers, et comme naturellement, les géographes se penchèrent sur les pays, vite suivis par les naturalistes, les géologues ou autres agronomes. L’école régionaliste qui domina la géographie universitaire en France au cours de la première moitié du XX° siècle est bien connue pour avoir analysé de près les pays autant que les régions. Intellectuellement, Vidal de la Blache et ses élèves ont été de grands » producteurs » de pays et de régions. Ils n’appréciaient guère le développement des villes, l’industrialisation en cours et encore moins les découpages en circonscriptions officielles, départements, arrondissements, cantons, de même que les statistiques n’étaient pas leur fort alors qu’ils disposaient souvent d’une belle plume et d’une finesse très littéraires. Quel était donc cet être géographique qui se dérobait autant qu’il s’imposait, dans ses limites comme dans sa substance : le pays ? Dans leurs explications, ils puisèrent à deux sources principales : la géologie et l’histoire.
Un exemple, le pays d’Avre et d’Iton
Le pays d’Avre et d’Iton, au sud-est du département de l’Eure et de la Normandie, a été créé en 2002, conformément à la loi, après plusieurs années de réflexion et de maturation. Il ne correspond à aucune dénomination traditionnelle, à aucune réalité reconnue anciennement, aux confins du Domaine royal et du Duché de Normandie, des plaines de l’Eure et du pays d’Ouche, des départements de l’Eure et de l’Eure-et-Loir. Mais il n’est cependant pas sans une certaine unité paysagère et fonctionnelle, dans la juxtaposition de plaines cultivées, de bois et de vallées verdoyantes, le semis serré de villages et de bourgs, la proximité de Paris. Le pays d’Avre et d’Iton rassemble 35619 habitants dans 59 communes. Il se superpose à quatre communautés de communes (Verneuil-sur-Avre, Breteuil-sur-Iton, Damville, communes rurales du sud de l’Eure). Il dispose du statut de syndicat mixte et est dirigé par un président assisté d’un conseil de développement et de trois employés
En quelques années le pays d’Avre et d’Iton a marqué son existence. Il n’est pas ignoré de la population et joue un rôle appréciable dans la vie locale, sans qu’on puisse dire cependant qu’il s’est imposé. L’action est manifeste dans le domaine touristique (« le pays des petites vacances toute l’année « , l’entretien des> chemins de randonnée, la promotion des produits locaux, la recherche d’une image touristique.), mais elle s’étend aussi à la participation à un contrat de pays et au programme européen Leader+ : équipements d’animation pour les jeunes, villages d’entreprises et zones d’activités, actions pédagogiques, schéma local de transports collectifs. Certes, toutes ces actions (une cinquantaine en cours), apparaissent très dispersées et encore embryonnaires. Elles se superposent ou se confondent par des financements croisés avec celle des communes ou des communautés de communes. Elles donnent néanmoins à l’ensemble des perspectives plus larges que les rivalités traditionnelles.
Le pays retrouvé
Un sursaut face à l’urbanisation forcée et à l’exode rural
La société contemporaine a retrouvé les pays. Depuis la seconde guerre mondiale, plusieurs vagues d’intérêts se sont superposées. En premier, dès les années cinquante, un mouvement vint des ruraux eux-mêmes, un sursaut face à l’urbanisation forcée et à l’exode rural sans cesse dénoncé. Ce fut par exemple le cas en Bretagne où la défense et la création de » pays » intervinrent comme une volonté d’équilibrer les territoires. En deuxième vague, surtout dans les régions les plus désertées du midi de la France, les néo-ruraux de l’après soixante-huit étaient à la recherche de nouvelles valeurs et fuyaient la ville. En troisième lieu, et de manière à peu près parallèle dans le temps, une grande poussée des résidences secondaires, de week-ends ou de vacances, s’étendit à l’Hexagone, mais avec une densité particulière sur les littoraux et leurs arrière-pays, les rivages et les montagnes du sud, la périphérie extérieure des très grandes agglomérations. Les classes moyennes étaient de retour au pays.
La France est couverte de 358 pays qui se superposent aux circonscriptions locales
Ainsi ressuscitent des pays perdus et retrouvés, une France du rural, du voisinage, du paysage, de la mixité sociale et de la convivialité, de l’érudition locale et naturaliste, du folklore réinventé, de la nature idéalisée, du tourisme, des festivals et de la gastronomie, à côté d’un peu d’agriculture (pas trop, s’il vous plait) et d’industrie (le moins possible, je vous en prie). Des noms de pays deviennent presque aussi célèbres que ceux des métropoles : le pays Bigouden ou les Landes de Gascogne, le Larzac et le Périgord, le Lubéron et le Tricastin, le Marais Breton ou le Queyras. A l’heure actuelle, la France est couverte de 358 pays qui se superposent aux circonscriptions de l’échelon local, la commune, le canton et l’arrondissement auxquels s’ajoutent encore les communautés de communes et d’agglomération. Etonnante mosaïque territoriale ! A quoi servent donc ces pays, sans doute la création la plus originale et la plus audacieuse de l’aménagement local au cours du dernier demi siècle ?
Coexistence d’héritages
Au royaume des saveurs
Pourquoi rejeter ces saveurs qui se nomment, telles deux jolies rivières entre les saules, l’Avre et l’Iton, ou comme un paysage d’extrême grâce, la baie du Mont Saint Michel, ou bien ainsi qu’une vieille contrée hors d’âge et pourtant très présente, le Caux, l’Auge, l’Ouche, le Bray ? Et comment ne pas s’enchanter de ces pays qui prennent le nom de petites villes aux beautés discrètes telles Saint-Lô, Vire, Falaise, Argentant, Evreux, où se dressent des tours, des châteaux, des églises, des remparts et où se découvrent des pâtisseries et des charcuteries de légende, des personnages de roman, des andouilles et des brioches, des tripières d’or ?
Il existe très certainement des pays beaucoup plus dynamiques que le tranquille pays d’Avre et d’Iton. Mais, parmi les 350 et quelques pays de France, il en est aussi de plus en creux et même de plus fictifs. Le pays contemporain est un creuset improvisé et fort divers où se mélangent de nombreux héritages : la nostalgie du vieux pays rural, l’histoire retrouvée et incertaine, la nature et les traditions, le bassin de vie des aménageurs, la démocratie participative, le développement local et endogène, le défi à tout ce qui est frontières ou limites contraignantes, le défi de la complexité et du projet. Les réalistes condamneront les pays ou, au mieux, les récupéreront.
Le procès est commencé. Les pays ont, en effet, bien des défauts. Fondamentalement ruraux, ils sont mal adaptés à une France de plus en plus urbaine ou périurbaine. Où sont donc les » pays » de la mégapole parisienne ou de la métropole lyonnaise ? Par ailleurs, ils se superposent à un échiquier territorial déjà très complexe, accentuant ainsi une lisibilité de plus en plus improbable. Ils apparaissent comme un échelon supplémentaire dans un système d’allocation de crédits qu’il faudrait plutôt simplifier pour le rendre plus efficace et moins coûteux.
Avre et Iton, aux confins du Domaine royal et du duché de Normandie.
Leurs responsables, à la tête d’un syndicat mixte ou d’un groupement d’intérêt public, ont une légitimité faible à côté de celle d’élus du suffrage universel. Enfin, si le pays se définit par le bassin de vie, il se traduit par l’indéfinissable puisque l’espace de vie, dans l’extrême mobilité contemporaine, se cherche plus qu’il ne se trouve.
Une création des utopistes
Ainsi avons-nous tous types de pays, de bien fonctionnels autour d’une petite ville, de solidement ruraux dans des périmètres traditionnels, mais aussi des compromis, des illusoires, des faux-semblants, des creux dans l’âme territoriale. Inutile pagaille politico-administrative pour des réalistes. Les utopistes ont créé les pays et les célèbrent. Est-il condamnable d’expérimenter dans un domaine aussi mouvant et incertain que la connaissance des territoires de notre vie ? Est-il fâcheux d’avouer quelque nostalgie à l’égard d’un pays perdu comme d’une enfance heureuse, au prix de quelque illusion ? Est-il irréaliste d’accompagner un mouvement profond de recherche de nouveaux territoires de la part de tous ceux qu’inquiètent les angoisses urbaines ? Et ne faut-il pas susciter des projets, une prospective positive, d’éventuels réussites collectives, en place de la résignation ou du conservatisme local ?
Les utopistes ont créé les pays et les célèbrent.
Le pays, c’est vrai, est un grand mythe autant qu’une réalité, celui d’une France au passé et néanmoins présente, paisible et pourtant active, naturelle et promise au développement, mobile et même turbulente quand on voudrait s’arrêter un moment pour la contempler et y bien vivre, urbaine de mœurs, conviviale de cour, et cependant conçue contre la grande ville. Rien ne vaut mon pays, surtout lorsque je le perds et que je le retrouve. L’aménagement du territoire doit sans cesse composer entre le réalisme et l’utopie.
« … ces résurrections du passé, dans la seconde qu’elles durent, sont si totales qu’elles n’obligent pas seulement nos yeux à cesser de voir la chambre qui est près d’eux pour regarder la voie bordée d’arbres ou la marée montante ; elles forcent nos narines à respirer l’air de lieux pourtant lointains… »
MARCEL PROUST
Le temps retrouvé