Les Philosophies de l’humanité
La sortie d’un nouvel ouvrage de notre camarade Malherbe (50) est toujours une fête de l’esprit. Cette fois, il s’agit des Philosophies de l’humanité, écrit en collaboration avec un professeur de philosophie : cinq cents pages.
La lecture en est à coup sûr plus ardue que celle des aventures philosophiques d’une certaine Sophie, qui passionna bien des jeunes lecteurs voici peu. Or l’ennui, avec la philosophie, c’est qu’elle est plutôt mal enseignée, du moins en France et dans le secondaire, de sorte qu’elle passe souvent aux yeux des ingénieurs comme vous et moi pour une juxtaposition de subtilités intellectuelles, enrobées dans un charabia confus, où les mots changent de sens au gré des auteurs, voire au sein de l’oeuvre d’un même auteur.
La lecture du livre cité permettra aux curieux de philosophie de s’élever au-dessus de ce point de vue. li s’agit certes d’un ouvrage de vulgarisation, et les auteurs ne s’en cachent pas. Ce ne devrait cependant pas être une raison pour qu’on y trouve des choses qui font tressauter un lecteur comme moi, pourtant bien peu spécialiste, témoin cette phrase, à propos du matérialisme du XIXe siècle : Il était fatal que le Dieu des métaphysiciens s’évanouisse, puisqu’il était pensé comme cause des causes et cause de soi.
Or les métaphysiciens n’ont pas tous pensé que Dieu fût cause de soi. Cause des causes, oui, mais cause de soi est une bourde – cartésienne ou venue de plus loin ? – en raison de l’antériorité, ou de la primauté si l’on préfère, de la cause sur la chose causée. Erreur facile à réfuter, ce dont Sartre ne se priva point, convaincu de mettre ainsi à mal l’existence de Dieu, du moins de celui des métaphysiciens. Ce qui ne l’empêcha d’ailleurs pas d’écrire, au fond d’un stalag, des pages d’une émouvante perspicacité sur l’attitude de Marie face au Mystère de l’Incarnation.
Et voilà : il est arrivé ce qui devait arriver. Aussitôt qu’on s’aventure à philosopher, on se met à parler de religion, en bien ou en mal, mais on en parle. Nos auteurs ne s’en sont bien entendu pas privés. D’autant que pour les monothéistes, dont je suis aussi, l’athéisme est tout à fait respectable, mais n’empêche en rien Dieu d’exister. J’incline d’ailleurs à penser que l’athéisme réfléchi est une manière de frilosité intellectuelle : c’est rejeter l’idée d’un Acte créateur permanent, faisant à chaque instant et de façon totalement imprévisible irruption dans la vie des hommes. Autrement rassurant était le modèle du déterminisme laplacien, aujourd’hui remplacé pour les besoins de la cause par une combinaison de hasard et de nécessité.
Irruption permanente d’un Acte créateur – et non pas la chiquenaude initiale que Pascal reprochait à Descartes – qu’avait bien vue Bergson. On peut s’étonner à ce propos que le nom de ce philosophe ne soit pas évoqué une seule fois dans le livre, ne serait-ce qu’au fil de la plume.
Après avoir survolé l’histoire de la philosophie, combinée de façon originale avec la philosophie de l’histoire, et jeté un regard sur les écoles extérieures à la culture gréco-judéo-chrétienne, c’est-à-dire orientales et extrêmeorientales, les auteurs nous offrent leurs propres réflexions sur les questions, et même les défis, que la société contemporaine pose aux philosophes.
On peut regretter à ce propos qu’ils n’aient pas parlé des ravages qu’exerce dans bien des esprits le nominalisme ambiant, et par là même le plus souvent inconscient, car on peut être nominaliste sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose. lis évoquent certes cette attitude d’esprit à propos du Moyen Âge et de la Querelle des Universaux, mais il n’en est plus guère question ensuite. Elle consiste à nier qu’existe une nature des choses : pour le nominaliste, parler du Cheval en soi n’est qu’une commodité de langage, alors que seuls existent des chevaux. Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’une gratuite subtilité, mais les conséquences de cette inclination de pensée sont lourdes dans l’ordre de la morale. Si en effet les mots nature humaine ne recouvrent aucune réalité, disparaît complètement la notion de droit naturel, conçu comme un ensemble de prescriptions que les hommes doivent - nolens valens – respecter pour demeurer en conformité avec leur nature, laquelle est pour une large part celle d’un animal social.
De sorte qu’en ambiance nominaliste, la morale devient affaire de conviction personnelle ou religieuse, toute subjective, et ce assorti de la tentation de mettre peu ou prou sur le même pied un « tu ne tueras point » et un » tu ne mangeras pas de viande le vendredi ». Or le second n’est qu’un précepte d’ascèse, librement accepté et n’obligeant personne car manger de la viande le vendredi n’a jamais nui à la santé, au lieu que la négation du premier, relevant du droit naturel, nuit à autrui. Décalogue ou pas d’ailleurs, la Révélation n’étant en la matière qu’une formulation condensée des obligations résultant de la vie en commun, à quoi les hommes sont appelés par nature.
De la même façon, si l’on veut bien y réfléchir, le droit positif, même émanation démocratique de la volonté générale, ne peut pas non plus se mettre en contradiction avec le droit naturel, à peine de catastrophes tout aussi naturelles. Comme les désastres ne surviennent en général qu’à la longue, on n’établit pas toujours les liens de cause à effet. lis n’en existent pas moins.
La dernière partie du livre est, à mes yeux, de beaucoup la plus forte. Elle contient l’analyse des principales idées d’une trentaine de philosophes choisis parmi les plus grands, assortie d’une courte biographie de chacun. Un très remarquable effort d’objectivité marque ces monographies. On y découvre en particulier que les suiveurs des grands maîtres à penser les ont souvent compris plus ou moins de travers, avec de graves conséquences. Est flagrant le cas d’Aristote, dont les disciples verrouillèrent la recherche scientifique pendant des siècles, pour avoir répété avec le même respect ses erreurs de physicien et ses fulgurations de métaphysicien du sens commun. Du moins mon d’hommes par millions n’en résulta pas, ce qu’on ne saurait dire de Marx, dont le cas est décrit avec pénétration.
Cette partie, trop modestement intitulée « Annexes », occupe cependant presque la moitié de l’ouvrage. Aux lecteurs pressés – tout est relatif – je recommanderais de commencer par elle, d’autant qu’elle se peut facilement feuilleter. Elle est en outre rehaussée de vivacités de plume toutes malherbiennes, si j’ose dire, qui la rendent bien attrayante.