Les « poids et mesures » : bien plus qu’une science

Dossier : La mesure au cœur des sciences et de l'industrieMagazine N°649 Novembre 2009Par : ANDREW J. WALLARD, directeur du Bureau international des poids et mesures,

Le Bureau inter­na­tio­nal des poids et mesures (BIPM) assure l’unification mon­diale des mesures phy­siques et la dif­fu­sion des éta­lons cor­res­pon­dants auprès des uti­li­sa­teurs de tous pays et de toute nature. Cette mis­sion a des impli­ca­tions scien­ti­fiques, éco­no­miques et com­mer­ciales impor­tantes et d’une por­tée consi­dé­rable au niveau inter­na­tio­nal. Les avan­cées de la science (bios­ciences, nano­tech­no­lo­gies) et l’émergence de nou­veaux besoins (envi­ron­ne­ment, san­té) sont les défis majeurs pour les années qui viennent.

ANDREW J. WALLARD, direc­teur du Bureau inter­na­tio­nal des poids et mesures, a adres­sé un très long article. La rédac­tion en retrace ici les grandes lignes. Les pho­to­gra­phies sont repro­duites avec l’accord du BIPM qui conserve l’intégralité des droits d’auteur, pro­té­gés inter­na­tio­na­le­ment, sur la forme et le conte­nu de ce docu­ment.

REPÈRES
Le BIPM est une orga­ni­sa­tion d’environ 70 per­sonnes, ori­gi­naires d’une quin­zaine de pays, aux­quelles s’ajoutent des per­sonnes en déta­che­ment de labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie. Il est ins­tal­lé à Sèvres sur un ter­ri­toire inter­na­tio­nal offert par le gou­ver­ne­ment fran­çais, autour d’un pavillon construit par Gobert pour Mon­sieur, frère du roi Louis XIV, en 1672. Le BIPM détient tou­jours le pro­to­type inter­na­tio­nal du kilo­gramme – le der­nier éta­lon de mesure fon­da­men­tal inter­na­tio­nal repré­sen­té par un arte­fact, consti­tué d’un alliage de pla­tine et d’iridium. Son bud­get annuel est actuel­le­ment d’environ 11 mil­lions d’euros par an.

Le BIPM a été créé en consi­dé­ra­tion d’une idée, par­ta­gée au niveau inter­na­tio­nal, selon laquelle de meilleures mesures per­met­traient d’effectuer des échanges com­mer­ciaux sur une base com­mune et aide­raient à fabri­quer de meilleurs pro­duits pour le monde entier. Il était d’emblée clair que les uni­tés et les éta­lons de mesure devaient être approu­vés au niveau inter­na­tio­nal afin de répondre à cette exigence.

Les meilleurs experts inter­na­tio­naux conseillent le BIPM

L’acte fon­da­teur en a été la Conven­tion du Mètre signée par 17 États le 20 mai 1875 (ce jour est main­te­nant célé­bré comme la « Jour­née mon­diale de la métro­lo­gie »). Son but d’origine était de pro­mou­voir les mesures métriques dans le monde. Le BIPM a été éta­bli en tant qu’organisation inter­gou­ver­ne­men­tale afin de ser­vir de bureau scien­ti­fique per­ma­nent et d’effectuer des tra­vaux pour ses membres « d’un com­mun accord ». La confé­rence diplo­ma­tique devient per­ma­nente : c’est la Confé­rence géné­rale des poids et mesures (CGPM) qui se réunit tous les quatre ans à Paris pour débattre de toutes les ques­tions impor­tantes concer­nant la métro­lo­gie mon­diale. La CGPM approuve aus­si le pro­gramme de tra­vail du BIPM et fixe sa dotation.

Une organisation visant à l’universalité

Science et mesure
De nom­breux scien­ti­fiques célèbres asso­ciés au BIPM depuis sa créa­tion : Benoît, de Bro­glie, Cor­nu, Fabry, Kös­ter, Michel­son, Sears, Sieg­bahn, Vol­ter­ra, Zee­man et Men­dé­léev, qui ont tous par­ti­ci­pé à dif­fé­rents comi­tés du BIPM. De nom­breux lau­réats du prix Nobel ont aus­si tra­vaillé étroi­te­ment avec le BIPM : Charles-Édouard Guillaume, prix Nobel de phy­sique en 1920, en fut le direc­teur. L’attirance des scien­ti­fiques pour la métro­lo­gie s’explique par le besoin de com­prendre ce qui limite leurs pos­si­bi­li­tés à mesu­rer, afin de repous­ser les limites des connais­sances. Ste­ven Chu, prix Nobel de phy­sique en 1997, dans un dis­cours à l’occasion du 125e anni­ver­saire de la Conven­tion du Mètre (et du BIPM), a ain­si décla­ré : « L’exactitude des mesures est au cœur de la phy­sique et, selon mon expé­rience, les avan­cées de la phy­sique com­mencent avec la nou­velle décimale. »

L’uniformité mon­diale des mesures est un enjeu cen­tral qui implique des réseaux com­plexes. La CGPM nomme un comi­té com­po­sé de dix-huit per­son­na­li­tés, élues pour leurs com­pé­tences per­son­nelles : le Comi­té inter­na­tio­nal des poids et mesures (CIPM), qui se réunit tous les ans afin de super­vi­ser le tra­vail du BIPM et étu­dier les ques­tions rela­tives à la métro­lo­gie inter­na­tio­nale. Le CIPM pré­sente son rap­port à la CGPM ; dix Comi­tés consul­ta­tifs ras­sem­blant les meilleurs experts inter­na­tio­naux le conseillent.

Le BIPM tra­vaille avec ses membres par l’intermédiaire des labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie, eux-mêmes char­gés d’assurer l’exactitude et la tra­ça­bi­li­té des mesures au niveau natio­nal. Une par­tie de l’activité du BIPM consiste à aider à coor­don­ner les recherches effec­tuées dans les labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie, ce qui fait pro­gres­ser l’exactitude des éta­lons de mesure, afin de répondre aux besoins de la science, de la socié­té et de l’industrie, ain­si que des autres uti­li­sa­teurs. De plus, le BIPM aide les labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie à démon­trer qu’ils détiennent des éta­lons natio­naux de mesure équi­va­lents et cohérents.

Le rôle actuel du BIPM est tou­jours de recher­cher l’uniformité mon­diale des mesures : main­te­nance et dif­fu­sion des divers éta­lons, ain­si que des équi­pe­ments néces­saires ; orga­ni­sa­tion d’un forum per­ma­nent des­ti­né à la coor­di­na­tion de la métro­lo­gie mon­diale, par l’intermédiaire des Comi­tés consul­ta­tifs, dont les membres sont les labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie les plus émi­nents dans le monde, et d’un cer­tain nombre de Comi­tés com­muns avec d’autres orga­nismes inter­na­tio­naux ; mise à jour du Sys­tème inter­na­tio­nal d’unités ; coopé­ra­tion avec d’autres orga­nismes internationaux.


Sept uni­tés fondamentales
Le Sys­tème inter­na­tio­nal d’unités (SI) est actuel­le­ment fon­dé sur sept uni­tés de base, dont toutes les autres uni­tés et gran­deurs découlent :
  • le mètre (lon­gueur),
  • le kilo­gramme (masse),
  • la seconde (temps),
  • l’ampère (cou­rant électrique),
  • le kel­vin (tem­pé­ra­ture thermodynamique),
  • la mole (quan­ti­té de matière)
  • et la can­de­la (inten­si­té lumineuse).

Le lien entre la métrologie internationale et nationale

Le rôle du BIPM est de recher­cher l’uniformité mon­diale des mesures

Le BIPM joue un rôle inter­na­tio­nal dans l’établissement d’étalons de réfé­rence uniques, mais il a besoin de relais pour pro­lon­ger et mettre en oeuvre son action au niveau du ter­rain : ce sont les labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie, au nombre d’une cen­taine, ain­si que les labo­ra­toires accré­di­tés spé­cia­li­sés, encore plus nombreux.

Le rôle cen­tral des labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie est de réa­li­ser les défi­ni­tions des uni­tés du SI, d’offrir des ser­vices d’étalonnage natio­naux aux indus­triels et aux autres clients et d’effectuer des trans­ferts de tech­no­lo­gie et de connais­sances des meilleures pra­tiques de mesure. Comme il est tou­jours impor­tant d’anticiper les besoins des indus­triels, les labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie sont aus­si des orga­nismes de recherche, et les meilleurs labo­ra­toires sont au pre­mier plan au niveau scien­ti­fique et technologique.

Échecs et succès
Comme dans d’autres domaines ayant une infra­struc­ture « cachée », les his­toires ne font la une des jour­naux qu’en cas de pro­blème, qu’il s’agisse de mil­lions d’euros de pro­duits ali­men­taires reje­tés par un pays parce que la méthode de mesure des niveaux de conta­mi­na­tion était dif­fé­rente de celle du pays d’origine, ou du dif­fé­rend com­mer­cial inter­na­tio­nal au sujet des normes de degré de blanc qui per­met­traient à l’industrie pape­tière cana­dienne d’économiser plu­sieurs mil­lions de dol­lars. Mais, il existe de nom­breux suc­cès – comme la fabri­ca­tion des ailes de l’Airbus euro­péen fabri­quées au Royaume-Uni et assem­blées au fuse­lage fabri­qué en France, ou la créa­tion de l’échelle inter­na­tio­nale de temps (le Temps uni­ver­sel coor­don­né), avec des hor­loges ato­miques pla­cées à bord d’un satel­lite et uti­li­sées dans le monde entier pour la navi­ga­tion de haute exac­ti­tude, entre autres choses.
Un labo­ra­toire reconnu
Les acti­vi­tés du BIPM recouvrent de nom­breux champs. En pre­mier lieu, le BIPM effec­tue des com­pa­rai­sons de masse entre ses éta­lons de 1 kg et les éta­lons des États membres au moyen des meilleures balances et pro­cé­dures dis­po­nibles. Il tra­vaille sur­tout à redé­fi­nir le kilo­gramme d’après la valeur fixée d’une constante fon­da­men­tale. En matière de temps, il publie chaque mois dans la Cir­cu­laire T les dif­fé­rences entre les échelles natio­nales de temps et la moyenne mon­diale et pré­pare une éven­tuelle redé­fi­ni­tion de la seconde, fon­dée sur des hor­loges optiques. Le BIPM est le labo­ra­toire pilote des com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales d’étalons natio­naux au plus haut niveau d’exactitude en matière d’électricité. Il dis­pose éga­le­ment d’équipements et sys­tèmes de réfé­rence pour les rayon­ne­ments ioni­sants et la chimie.

Les meilleurs labo­ra­toires sont au pre­mier plan au niveau scien­ti­fique et technologique

À l’origine, les labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie véri­fiaient ou éta­lon­naient tous les ins­tru­ments de rou­tine uti­li­sés dans l’industrie dans leur pays. La plus grande atten­tion appor­tée par les fabri­cants indus­triels à la qua­li­té de leurs pro­duits dans les années 1960 et 1970 a entraî­né une sur­charge de tra­vail de rou­tine pour les labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie. Une solu­tion a été trou­vée en créant des ser­vices natio­naux d’étalonnage, c’est-à-dire des réseaux de labo­ra­toires com­pé­tents qui ont pris en charge le tra­vail de rou­tine et qui ont libé­ré des res­sources pour les labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie. Cette étape a consti­tué le début des réseaux de labo­ra­toires accré­di­tés, qui jouent main­te­nant un rôle clé dans l’infrastructure des éta­lon­nages tra­çables et l’assurance qua­li­té des pro­duits. L’accréditation de ces labo­ra­toires, confor­mé­ment à des spé­ci­fi­ca­tions inter­na­tio­nales, relève des orga­nismes d’accréditation nationaux.

La recon­nais­sance mutuelle des éta­lons natio­naux : le CIPM MRA

Assu­rer la tra­ça­bi­li­té des mesures
La tra­ça­bi­li­té des mesures est une pré­oc­cu­pa­tion fon­da­men­tale du BIPM et des labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie. Les mesures de base sont tou­jours faites en rela­tion avec un éta­lon de réfé­rence plus exact, pour les besoins des fabri­cants ou du com­merce. Les éta­lons de réfé­rence sont eux-mêmes éta­lon­nés ou mesu­rés par rap­port à un éta­lon encore plus exact. La chaîne d’étalonnage se pour­suit jusqu’au niveau des éta­lons natio­naux. La fonc­tion du labo­ra­toire natio­nal de métro­lo­gie est de s’assurer que les éta­lons natio­naux sont suf­fi­sam­ment exacts pour répondre aux besoins natio­naux. La fonc­tion du BIPM est de s’assurer que les réa­li­sa­tions natio­nales sont équi­va­lentes et de le démon­trer au moyen de comparaisons.

Jusqu’à il y a envi­ron dix ans, les labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie effec­tuaient des com­pa­rai­sons infor­melles de leurs éta­lons avec des moti­va­tions scien­ti­fiques plus que légales et liées au com­merce inter­na­tio­nal. La pro­cé­dure ne repo­sait pas sur un docu­ment offi­ciel. En 1999, le BIPM, par l’intermédiaire du CIPM, a éta­bli un arran­ge­ment de recon­nais­sance mutuelle (le CIPM MRA) entre les labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie, qui implique un exa­men par les pairs des apti­tudes tech­niques de chaque labo­ra­toire natio­nal, ain­si qu’une série de com­pa­rai­sons robustes, du point de vue tech­nique, entre les éta­lons natio­naux qu’ils main­tiennent. Les résul­tats démontrent la capa­ci­té de tous les par­ti­ci­pants à effec­tuer des mesures équi­va­lentes et per­mettent d’émettre des cer­ti­fi­cats d’étalonnage accep­tés, pour la pre­mière fois, par tous les signa­taires. D’où une réduc­tion des obs­tacles tech­niques au com­merce. Le Comi­té sur les obs­tacles tech­niques au com­merce de l’OMC s’intéresse main­te­nant au CIPM MRA, celui­ci figu­rant désor­mais dans un cer­tain nombre d’accords com­mer­ciaux internationaux.

Le CIPM MRA per­met aux labo­ra­toires natio­naux de métro­lo­gie de réduire le nombre de com­pa­rai­sons bila­té­rales qu’ils auraient dû entre­prendre autre­ment. KPMG, dans une étude publiée en 2002, a chif­fré à envi­ron 85 mil­lions d’euros l’économie directe pour les labo ratoires et que l’impact du CIPM MRA pour réduire les obs­tacles tech­niques au com­merce est supé­rieur à 4 mil­liards d’euros. Quant aux retom­bées scien­ti­fiques, elles sont nom­breuses car les labo­ra­toires natio­naux pro­fitent des avan­cées réa­li­sées par leurs homologues.


Le kilo­gramme éta­lon © BIPM
Les objec­tifs du CIPM MRA

Ils sont :
• d’établir les degrés d’équivalence entre les éta­lons natio­naux de mesure main­te­nus par les labo­ra­toires natio­naux de métrologie ;
• d’établir la recon­nais­sance mutuelle des cer­ti­fi­cats d’étalonnage et de mesu­rage émis par les labo­ra­toires natio­naux de métrologie ;
• de four­nir aux gou­ver­ne­ments et aux autres par­ties un fon­de­ment tech­nique solide pour des accords plus larges liés aux échanges inter­na­tio­naux, au com­merce et à la réglementation.

Une acti­vi­té en per­pé­tuel changement

Le sys­tème éta­bli il y a plus de cent trente ans est tou­jours valable

Demain, les domaines tra­di­tion­nels de la phy­sique et de l’ingénierie conti­nue­ront à poser un cer­tain nombre de défis, et les exi­gences de l’industrie pour des mesures de plus en plus pré­cises semblent insa­tiables. Les nano­tech­no­lo­gies com­mencent à consti­tuer un nou­veau domaine de tra­vail en soi sur les éta­lons de mesure du très petit et du très rapide. Les bios­ciences consti­tuent un domaine entier de nou­veaux défis et chan­ge­ments cultu­rels pour assu­rer la tra­ça­bi­li­té au SI plu­tôt qu’à des réfé­rences arbitraires.

Mesure et santé
Cer­taines légis­la­tions posent des exi­gences dérai­son­nables ou impos­sibles du point de vue scien­ti­fique, comme, par exemple, des pro­duits « 100% exempts d’organismes géné­ti­que­ment modi­fiés », igno­rant sou­vent que toutes les mesures sont accom­pa­gnées d’une incer­ti­tude. Les agences de régle­men­ta­tion pré­fèrent géné­ra­le­ment une approche par oui ou par non (binaire) de l’évaluation de la confor­mi­té, ce qui pose des pro­blèmes, par exemple pour véri­fier les drogues à effet dopant chez les sportifs.

Le BIPM y répond par des études et des pro­jets, afin de trai­ter les impli­ca­tions de ces déve­lop­pe­ments au niveau inter­na­tio­nal. Cepen­dant, la demande la plus forte et la plus pres­sante qui nous est adres­sée pour les deux pro­chaines années est de conti­nuer à répondre aux besoins de mesures pré­cises et tra­çables en chi­mie, en par­ti­cu­lier celles rela­tives à l’environnement, aux bio­tech­no­lo­gies, aux essais de médi­ca­ments, à la sécu­ri­té ali­men­taire et à la médecine.

Les béné­fices éco­no­miques et socié­taux dans ce domaine sont énormes. Il reste beau­coup à faire et ceux qui furent à l’origine de la Conven­tion du Mètre peuvent vrai­ment être fiers, car le sys­tème qu’ils ont éta­bli il y a plus de cent trente ans est tou­jours valable.


Siège du Bureau inter­na­tio­nal des poids et mesures © BIPM

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