Les politiques européennes de l’eau : ambitieuses mais encore inabouties
La politique européenne de l’eau repose actuellement sur un pilier principal, la directive-cadre sur l’eau 2000/60/CE (DCE) du 23 octobre 2000, déclinée en de multiples « directives-filles », sur les eaux souterraines, sur l’eau destinée à la consommation humaine, sur les eaux résiduaires urbaines, sur les nitrates, sur la prévention des inondations… Panorama critique de cette construction compliquée mais si importante pour l’environnement et la santé humaine !
En application du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et plus spécifiquement de ses articles 11 et 191 à 193, l’Union est compétente en matière d’environnement, et ce depuis le traité de Maastricht de 1993. C’est ainsi elle qui définit notamment les règles de la politique de l’eau mise en œuvre dans l’ensemble des États membres, en lui appliquant les trois principes qui doivent inspirer toute l’action de l’Union en matière d’environnement : principe de précaution et action préventive, correction des atteintes à l’environnement par priorité à la source, principe pollueur payeur.
La directive-cadre sur l’eau
Cette directive constitue un cadre ambitieux, qui crée une obligation de bon état pour toutes les eaux. Elle a été reçue dès son adoption comme particulièrement novatrice à bien des égards, pour les raisons suivantes.
La directive s’applique globalement à toutes les eaux : eaux de surface, eaux souterraines, eaux littorales… Elle demande aux États membres de mettre en œuvre leur politique de préservation à l’échelle de grands bassins versants, les « districts hydrographiques », dans le cadre de « plans de gestion ».
D’autre part, elle impose un objectif de résultat, l’atteinte du bon état des eaux, assorti d’un impératif de non-dégradation de cet état des eaux. Ce bon état des eaux comprend, pour les eaux de surface, des indicateurs de bon état écologique et de bon état chimique et, pour les eaux souterraines, des indicateurs de bon état quantitatif et de bon état chimique. Elle prévoit un principe de récupération des coûts des services lié à l’utilisation de l’eau conforme au principe pollueur payeur.
Une architecture en place de longue date en France
La DCE a alors été parfois présentée comme une confirmation et une consolidation du système français de gestion de l’eau. En effet, depuis la loi sur l’eau 64–1245 du 16 décembre 1964, le territoire français est découpé en grands bassins versants, qui correspondent plus ou moins aux districts hydrographiques, et des établissements publics de l’État (les agences de l’eau) y prélèvent des redevances et y subventionnent les actions en faveur du bon état des eaux. En outre, depuis la loi sur l’eau 92–3 du 3 janvier 1992, des documents stratégiques y définissent les objectifs de la politique de l’eau et les actions à mettre en œuvre déclinées dans des programmes de mesures : les SDAGE (schémas directeurs pour l’aménagement et la gestion des eaux).
Des résultats mitigés
La pertinence du dispositif français n’a de fait pas été contestée par la Commission européenne et aucun contentieux européen n’est actuellement en cours en France pour mauvaise transposition ou mauvaise mise en œuvre de la DCE. La question reste toutefois celle des résultats obtenus : la DCE impose l’atteinte du bon état de l’ensemble des « masses d’eau », avec des possibilités de report de délai qui seront pour l’essentiel échues en 2027. Les possibilités de fixer pour certaines masses d’eau des objectifs moins stricts sont précisément encadrées par la DCE. Or nous sommes très loin de l’objectif de résultat assigné. Le suivi de l’atteinte de ces résultats est organisé dans le cadre de programmes de surveillance définis en France dans chaque grand bassin versant.
D’après le dernier état des lieux rapporté à ce titre à la Commission (année 2019, il y en aura un nouveau pour l’année 2025), si 88 % des eaux souterraines étaient en bon état quantitatif et 71 % en bon état chimique, c’est plus compliqué pour les eaux superficielles avec seulement 43 % des eaux en bon état écologique. En outre, ce taux de bon état ne progresse pas depuis le début de la mise en œuvre de la DCE.
Les raisons des difficultés
Les raisons de cette absence de progrès sont pour partie consubstantielles au dispositif de mesures du bon état des eaux défini par la DCE. Le principe appliqué est en effet celui du one out all out (si un seul indicateur n’atteint pas le bon état, alors la masse d’eau n’est pas en bon état), qui cause beaucoup d’inertie. S’y ajoutent l’augmentation régulière du nombre de substances chimiques et de paramètres à suivre (donc davantage de risques d’avoir un paramètre déclassant), des méthodes de suivi progressivement plus précises, mais aussi plus exigeantes, et l’inertie naturelle des écosystèmes.
“Un accroissement considérable de la pression sur les milieux aquatiques.”
Une autre raison essentielle, c’est la tendance à l’augmentation des pressions : l’augmentation de la population ou de la fréquentation touristique, le développement des activités économiques, l’intensification croissante des pratiques agricoles et peut-être surtout les conséquences du changement climatique provoquent un accroissement considérable d’année en année de la pression sur les milieux aquatiques, rendant d’autant plus compliquée l’atteinte du bon état des eaux : en la matière, les acteurs de l’eau « avancent vers le bon état des eaux sur un tapis roulant qui recule ». Leurs efforts constants ont toutefois des effets mesurables sur différents constituants du bon état : division par un facteur 4 de la DBO5 (demande biochimique en oxygène pendant 5 jours) dans les rivières du bassin Rhône-Méditerranée depuis 1990, division par 10 des phosphates, division par 5 de la présence des principaux polluants métalliques depuis 2008, par exemple.
Une ambition analogue pour la mer et les milieux marins
L’Union européenne a adopté le 17 juin 2008 la directive 2008/56/CE dite directive-cadre stratégie pour le milieu marin (DCSMM), qui adopte les mêmes principes que la DCE : élaboration de stratégies et de programmes de mesures par région ou sous-région marine, devant permettre l’atteinte du bon état écologique des milieux marins (obligation de résultat), suivi des résultats grâce à des programmes de surveillance.
La mise en œuvre de cette DCSMM passe en France par des plans d’action milieux marins (PAMM), intégrés dans les documents stratégiques de façade (DSF) adoptés pour chaque façade maritime (Manche et mer du Nord ; Nord Atlantique Manche Ouest ; Sud Atlantique ; Méditerranée ; contrairement à la DCE, la DCSMM ne s’applique pas dans les outre-mer).
Les milieux marins, en particulier au large, sont toutefois beaucoup moins bien connus que les eaux continentales et la mesure du bon état repose sur un système complexe de 130 descripteurs répartis en 17 blocs, tous les descripteurs loin s’en faut ne faisant pas encore l’objet d’une quantification précise. Beaucoup de travail méthodologique reste donc nécessaire pour par exemple évaluer l’efficacité des actions préconisées dans les PAMM, ce qui bien entendu ne doit pas être une incitation à l’inaction.
Les directives sectorielles
Ces directives édictent un ensemble foisonnant d’obligations de moyen, censées contribuer à l’atteinte du bon état sans toutefois que le lien soit toujours très explicite. Différentes directives préexistaient à la DCE, d’autres se sont ajoutées depuis lors. Elles traitent de certains types de pollution ou de certains usages de l’eau. Sans prétention d’exhaustivité, nous aborderons ici : dans la première catégorie, la directive eaux résiduaires urbaines (DERU) et la directive nitrates ; dans la deuxième catégorie, les directives eau potable et eaux de baignade.
Le traitement des eaux résiduaires urbaines
Les exigences précises qui sont établies en la matière sont difficiles à atteindre. La directive 91/271/CEE du 21 mai 1991 fixe depuis plus de trente ans des niveaux de traitement obligatoires pour les pollutions domestiques. Son entrée en vigueur s’est étalée jusqu’à 2005 en fonction de la taille des agglomérations ; elle concerne désormais toutes les agglomérations de plus de 2 000 équivalents-habitants. Malgré cette ancienneté, malgré également l’appui financier apporté par les agences de l’eau, il est difficile d’obtenir de toutes les agglomérations qu’elles réalisent et fassent correctement fonctionner les réseaux de collecte et les stations d’épuration nécessaires au respect de cette directive. Après une première condamnation par la Cour de justice de l’Union européenne le 7 novembre 2013 portant sur dix agglomérations, la Commission européenne a ouvert en 2021 un nouveau contentieux contre la France, portant cette fois sur une centaine d’agglomérations.
Une évolution programmée
L’application de cette directive aux rejets de temps de pluie, dans un contexte où de nombreux réseaux de collecte sont unitaires dans les centres urbains (et donc les eaux de ruissellement s’y mélangent avec les eaux usées, avec un risque de déversement de volumes importants au milieu naturel sans traitement), doit par ailleurs provoquer une forte mobilisation pour rechercher la déconnexion des eaux de pluie des réseaux, afin de favoriser leur infiltration.
Le développement de ce concept de ville perméable, ou « ville éponge », permettrait en outre de contribuer à la recharge des aquifères souterrains et de lutter contre les îlots de chaleur urbains grâce à des espaces végétalisés. Malgré une application encore incomplète du texte de 2021, le Conseil et le Parlement européens ont adopté début 2024 un accord sur une révision ambitieuse de la DERU, qui notamment abaissera à 1 000 équivalents-habitants son seuil d’application, exigera un traitement des micropolluants (à financer par les fabricants de produits qui en contiennent) et prévoira la neutralité énergétique des systèmes d’assainissement.
La directive nitrates
Cette directive est un nid à contentieux et à conflits. La directive 91/676/CEE du 12 décembre 1991 impose en effet depuis trente-deux ans la surveillance de la concentration en nitrates, la définition de zones vulnérables à la pollution agricole par les nitrates et l’élaboration et la mise en œuvre de programmes d’action nationaux et régionaux pour réduire cette pollution. Son application en France est historiquement difficile : la désignation des zones vulnérables et leur révision en principe tous les quatre ans donnent lieu à des négociations très serrées avec les organisations agricoles, ce qui se traduit par une dentelle parfois surprenante. Les conséquences de la directive pour les élevages ont conduit à des programmes d’investissement (dans des capacités de stockage des effluents, notamment) soutenus financièrement par les agences de l’eau. Les actions de réduction des pollutions provoquées par les fertilisants minéraux sont plus difficiles à cerner.
La France critiquée
En tout état de cause, les critères de définition des zones vulnérables de même que le contenu des programmes d’action ont provoqué de longue date l’insatisfaction de la Commission. La France a été condamnée par la Cour de justice de l’Union européenne le 13 juin 2013 pour désignation insuffisante des zones vulnérables. La Commission a classé en décembre 2016 le contentieux nitrates ouvert contre la France. Mais l’Autorité environnementale continue à estimer, dans un délibéré du 23 novembre 2023, que « à l’instar des générations précédentes, la 7e génération des programmes d’action nitrates ne satisfait pas l’objectif premier de la directive nitrates et, plus généralement, n’est pas en adéquation avec les enjeux de réduction de la pollution des eaux et de l’air par l’azote ».
La directive eau potable
Cette directive crée des exigences renforcées qui se heurtent à la détection croissante de micropolluants. La vieille directive 98/83/CE a en effet été révisée par la directive 2020/2184/UE du 16 décembre 2020. Cette révision renforce les normes concernant plusieurs types de substances toxiques susceptibles d’être présentes dans l’eau potable. Elle instaure également un principe d’accès à l’eau potable pour tous et accroît les obligations de transparence sur la qualité de l’eau du robinet. Enfin, elle prévoit l’élaboration de PGSSE (plans de gestion de la sécurité sanitaire des eaux) pour prévenir les risques menaçant la distribution de l’eau destinée à la consommation humaine.
L’application de cette réglementation et le contrôle de la qualité de ces eaux sont actuellement considérablement compliqués par la détection croissante de substances, à des concentrations supérieures aux normes définies en France quand elles existent : pesticides et leurs métabolites, PFAS (substances per- et polyfluoroalkylées), etc.
L’absence d’harmonisation européenne sur la manière de considérer ces métabolites augmente significativement la confusion sur ce sujet, quand on constate notamment qu’un métabolite peut être considéré comme « pertinent » un jour puis ne plus l’être le lendemain, avec, qu’il soit pertinent ou non, des règles de gestion différentes d’un pays à l’autre (et parfois en France d’une région à l’autre). La même eau peut donc selon le moment et l’endroit être vue comme potable ou non, ce qui est évidemment désastreux pour la confiance que le consommateur peut avoir dans l’eau du robinet, pourtant par ailleurs rigoureusement surveillée.
La directive eaux de baignade
Dès 1976, la directive 76/160/CEE réglementait la qualité des eaux de baignade ; il s’agissait d’un des premiers textes législatifs de l’Union. Sa révision 2006/7/CE du 15 février 2006 définit les critères de classement de ces eaux en classes de qualité, selon des critères bactériologiques. Si cette qualité a globalement nettement progressé en France depuis les années 1980 grâce en particulier au développement des systèmes d’assainissement des eaux usées, des associations dénoncent régulièrement une application à leurs yeux insuffisamment rigoureuse des critères de classement. En tout état de cause, la qualité des eaux de baignade est directement liée à la question des pollutions de temps de pluie et à celle de la destination des effluents d’élevage, ce qui montre à nouveau s’il en était besoin la nécessité d’une approche globale.
La nécessaire adaptation au changement climatique
La politique européenne de l’eau repose sur un corpus de textes riche voire touffu. La DCE lui a fourni une indispensable vision globale, systémique, et lui assigne des objectifs de résultat ambitieux, encore renforcés par la DCSMM. Il est essentiel de préserver cette ambition tout en sachant en faire évoluer le cadre pour, notamment, mieux mesurer les progrès accomplis. L’adaptation aux enjeux du changement climatique constitue un nouveau défi pour cette politique européenne.
Les textes européens parlent beaucoup moins de quantité d’eau et de partage équilibré de la ressource en eau que de qualité de l’eau. Des bases existent : l’état quantitatif est un des critères de bon état pour les eaux souterraines et, en matière d’excès d’eau, une directive sur la prévention des inondations est en vigueur depuis 2007. Des travaux restent toutefois à conduire pour intégrer pleinement dans la politique européenne de l’eau les conséquences du changement climatique sur l’eau : tensions croissantes sur la ressource, stress accru pour les milieux aquatiques, phénomènes extrêmes plus fréquents et plus violents.