Les polytechniciens et le développement de la physique
En cette année 2005, « année mondiale de la physique », il est utile de rappeler la place des polytechniciens dans le développement des différentes branches de cette discipline.
Un tel rappel paraît superflu en ce qui concerne les plus célèbres d’entre eux. Ainsi, la paternité de Carnot (1812) dans les fondements de la thermodynamique est-elle universellement reconnue. Le célèbre chimiste Gay-Lussac (1797) a eu une contribution importante à ce même domaine avec la démonstration expérimentale du fait que l’énergie interne d’un gaz dilué ne dépend que de sa température.
Très connue également, la découverte en 1896 de la radioactivité par Henri Becquerel (1872), découverte qui marque la naissance de la physique nucléaire puisque ce phénomène révèle la désintégration de l’uranium. Elle marque également le début de la physique des particules avec les composantes alpha, bêta, et gamma de la radioactivité que Becquerel lui-même identifiera partiellement.
Enfin, la réputation de Poisson (1798) et de Poincaré (1871) s’étend à de nombreux domaines scientifiques en raison de leurs contributions majeures aux mathématiques et à la physique mathématique.
La place essentielle des polytechniciens dans le développement de l’optique au dix-neuvième siècle est moins souvent citée, de même que leur contribution aux fondements de la cristallographie ou leurs travaux précurseurs sur les cristaux liquides. À partir des années 1950, on retrouve des contributions de première importance des X à la physique des solides, à la physique des particules et à la physique théorique.
Les X ont eu un rôle déterminant pour asseoir la théorie ondulatoire de l’optique. Cela est à mettre d’abord au crédit de Fresnel (1804) qui, après une série d’expériences sur la diffraction de la lumière, puis sur sa propagation dans des cristaux biréfringents, décrit la lumière comme une onde possédant une périodicité spatiale et temporelle, vibrant transversalement et dont la propagation découle, conformément à des idées de Huygens ignorées depuis cent cinquante ans, de l’émission et de l’interférence d’ondelettes. Cette clarification est préparée ou complétée par d’autres polytechniciens.
Ainsi, dès 1808 Malus (1794) montre que la polarisation lumineuse est une propriété de la lumière même qu’il est possible d’obtenir par réflexion sur une substance quelconque. Arago (1803) établit avec Fresnel la transversalité de la vibration lumineuse en montrant que deux faisceaux polarisés perpendiculairement n’interfèrent pas. Il découvre aussi que certaines substances ont le pouvoir de produire une rotation du plan de polarisation. Biot (1794), qui est également connu pour ses travaux sur les forces magnétiques induites par les courants, affine l’analyse du pouvoir rotatoire et en déduit une méthode d’analyse des solutions dotées de ce pouvoir.
Les résultats de Babinet (1810) sur la diffraction, ceux de Sénarmont (1826) relatifs aux propriétés optiques de minéraux ou encore les « compensateurs optiques », imaginés par ces deux scientifiques pour produire une polarisation elliptique sont toujours utilisés par les physiciens actuels.
Cornu (1860) aborde le domaine nouveau de la spectroscopie optique des atomes dont on sait que les résultats conduiront à l’élaboration de la théorie quantique. Il détermine, beaucoup plus complètement que ses prédécesseurs, la « série de Balmer » de l’atome d’hydrogène, et clarifie le phénomène d’inversion des spectres (dû au fait que les atomes sont susceptibles d’absorber les longueurs d’onde qu’ils émettent). Il est le premier à observer la décomposition d’une raie spectrale en un nombre pair de composantes sous l’effet d’un champ magnétique. Cet effet « Zeeman anormal » sera interprété cinquante ans plus tard comme provenant de l’existence du spin de l’électron. Enfin, il faut encore citer Fabry (1885) et Pérot (1882) dont les noms sont réunis dans l’invention d’un interféromètre à miroirs parallèles qui par sa stabilité et son pouvoir de résolution a permis nombre de découvertes en spectroscopie et en astrophysique. Ce sont les propriétés de cet interféromètre qui, alliées à l’existence d’une amplification de la lumière par les atomes du milieu actif d’un laser, déterminent la finesse spectrale et la directivité spatiale remarquables de cet émetteur de lumière, inventé en 1960, aux usages actuels multiples.
La cristallographie, science de la configuration géométrique des atomes dans les cristaux, doit un certain nombre de ses fondements aux polytechniciens. Bravais (1828), poursuivant des travaux français de la fin du dix-huitième siècle, établit le répertoire complet des symétries de translation et d’orientation des cristaux et montre qu’un cristal est un empilement de plans « moléculaires » équidistants, résultat qui sera utile au vingtième siècle pour interpréter la diffraction des rayons X. Il amorce aussi l’étude systématique des cristaux de minéraux.
L’implication des X dans l’exploitation des mines fera qu’il sera suivi, en cela, par d’autres polytechniciens. On y retrouvera des travaux de Sénarmont, et on y trouvera ceux d’Antoine Becquerel (1806) sur la piézoélectricité des minéraux, ceux de Mallard (1851) et surtout de Georges Friedel (1887) qui systématise définitivement la description des macles, assemblages complexes de cristaux. On peut considérer que cet intérêt pour la configuration atomique des cristaux se prolonge après 1945 dans les contributions de Jacques Friedel (1942) et de Kléman (1954) à la physique des dislocations, autres types de défauts des cristaux, responsables de la malléabilité et de la ductilité des métaux. Georges Friedel est encore l’auteur d’un travail précurseur qui aura un brillant avenir dans la physique et la technologie. Il décrit les états « nématique » et « smectique » des cristaux liquides, états de la matière ayant des configurations atomiques intermédiaires entre celles d’un solide et d’un liquide. Le foisonnement de découvertes de phases « molles » depuis trente ans, leur classification, et l’utilisation de certaines d’entre elles pour la fabrication d’écrans « plats » ont leur racine dans ce travail. Plusieurs X, dont Michel (1943), Durand (1954) et Kléman, ont contribué à ces travaux récents.
La géométrie des assemblages d’atomes n’est pas le seul ingrédient nécessaire pour comprendre les propriétés des corps solides. Il faut surtout recourir aux théories quantique et statistique. De ce point de vue, la loi de Dulong (1801) et Petit (1807) sur l’universalité de la valeur de la chaleur spécifique des métaux a une place particulière. Elle a eu un intérêt à la fois pour les inventeurs de la thermodynamique statistique de la fin du dix-neuvième siècle, parce qu’ils ont pu l’interpréter dans le cadre de la « statistique classique », et pour les initiateurs de la théorie quantique des corps solides, car les écarts à cette loi observés à basse température ont conduit Einstein puis Debye à la théorie quantique des vibrations des atomes dans les cristaux.
Un autre volet de la théorie quantique des solides, développé après 1950, est celui des caractéristiques des électrons dans les métaux qui sous-tendent aussi bien les propriétés mécaniques et électriques des métaux et des alliages que leurs propriétés magnétiques. Ces propriétés sont tributaires d’effets compliqués liés aux interactions entre les électrons et à la présence d’impuretés chargées électriquement. Dans les progrès de ce domaine, où un phénomène physique important porte son nom, Jacques Friedel a joué un rôle central.
La résonance magnétique nucléaire, qui analyse les états de spin des électrons, est un moyen puissant d’étude des solides. Solomon (1949) y a établi l’une des équations de base du domaine et a initié l’étude des états de spin des solides semi-conducteurs, solides dont on connaît l’importance considérable qu’ils ont prise dans les recherches des physiciens puis dans l’activité industrielle. Ces substances permettent, en particulier, la fabrication des lasers qui sont à la base des télécommunications optiques ou des lecteurs de CD et de DVD. Bernard (1948) et Duraffourg (1952) ont, les premiers, formulé les conditions théoriques d’obtention de l’émission de ce type de lasers.
Le rôle majeur du Centre européen de Recherches nucléaires dans le développement de la physique des particules est bien connu. Des X, regroupés autour de Leprince-Ringuet (1920), ont eu une place importante dans la création et l’animation de cet organisme, notamment Grégory (1938), Peyrou (1936) et Lagarrigue (1945). On doit à ce dernier la grande chambre à bulles Gargamelle qui a permis, en particulier, la mise en évidence, au CERN, des « courants neutres », première preuve expérimentale de la validité de la théorie unifiée « électro-faible » qui a valu un prix Nobel à ses auteurs. Auparavant, l’étude des rayons cosmiques avait conduit Leprince-Ringuet et Lhéritier (1936) à l’observation de la première particule « étrange », le méson‑K.
Fondateur du centre de physique théorique de l’X, Michel a donné en 1949 la première analyse générale de la désintégration du lepton m, dont il a montré qu’elle était caractérisée par un seul paramètre, qui est aujourd’hui associé à son nom. Après la découverte de la violation de la parité, il a complété cette analyse avec Bouchiat (1953). Dans la même période, un centre de physique qui acquerra un grand renom se fonde au Commissariat à l’Énergie atomique autour de Messiah (1940), de Horowitz (1941), de Bloch (1942) et de Trocheris (1942). Il générera des contributions majeures aux voies nouvelles des théories quantique et statistique, et à leur application à la physique nucléaire et à la physique des réacteurs nucléaires, à la physique des particules, et à celle de la matière condensée. En font partie, notamment, Froissart (1953), de Dominicis (1948), Itzykson (1957) ou Brézin (1958) qui contribue de façon importante à la mise au point de l’outil théorique permettant d’expliquer le problème ancien et difficile de l’existence des changements de phases de la matière. Un autre résultat théorique spectaculaire est la prédiction par Balian (1952) de l’existence de la « phase B superfluide » dans l’isotope de masse atomique 3 de l’hélium, phase dont l’observation expérimentale ultérieure donnera lieu à l’attribution d’un prix Nobel.
Dans les promotions de polytechniciens des années 1960–1980 nombre d’X s’engagent dans la recherche en physique soit par le biais de la « botte recherche » soit dans le cadre de leur carrière dans les Grands Corps. Ils contribueront sur les plans expérimental ou théorique, souvent avec des résultats de grande valeur, au développement de tous les domaines de la physique. Ainsi, le département de physique de l’X, qui a toujours renouvelé ses enseignants en recrutant les meilleurs physiciens des jeunes générations, compte actuellement près de 30 % d’anciens élèves de l’École polytechnique.
La mise en avant par « l’année mondiale de la physique » de cette discipline importante à la fois pour le progrès de la connaissance et pour ses applications industrielles nombreuses aura certainement pour effet de susciter de nouvelles vocations de physiciens parmi les jeunes polytechniciens.