Les polytechniciens et le service national
La décision de professionnaliser les armées et son corollaire, la suppression du service militaire obligatoire, auront à l’évidence des conséquences importantes sur le statut des élèves polytechniciens et leurs liens avec les armées. Sous quel statut serviront désormais les polytechniciens ? Dans quelles conditions effectueront-ils une période de formation dans les différentes armées et la gendarmerie ? Pour quelle durée ?
Ces questions n’ont pour l’heure pas de réponse. Cela ne signifie pas que les autorités gouvernementales ainsi que le Conseil d’administration et la direction de l’École ne se soient pas préoccupés du sujet. Ainsi M. Pierre Faurre, président du Conseil d’administration de l’École, a été chargé début 1996 par le ministre de la Défense de présider un groupe de travail qui devait faire des propositions consensuelles sur l’évolution de l’École en accompagnement des réformes du ministère de la Défense. Les propositions de ce groupe de travail ont été remises au ministre en début d’année. Le ministre en a approuvé le principe et a donné mandat au général d’armée Brutin (59), inspecteur général des armées, d’étudier en détail les propositions relatives au statut des élèves et aux conditions d’exécution de l’année de formation humaine et militaire. Le groupe de travail présidé par le général Brutin doit déposer ses conclusions en décembre 1997. Il est donc prématuré de définir ce que pourrait être précisément le futur statut des élèves, d’autant que ce statut ne peut pas être considéré indépendamment du cursus complet de la formation du polytechnicien.
Il est cependant possible de tracer quelques pistes de réflexion, à la lumière des évolutions récentes du statut des élèves et des conditions dans lesquelles ils effectuent actuellement leur service dans les armées.
Le statut des élèves polytechniciens : de l’active à la réserve
Depuis 1950 l’organisation des études et des services militaires des polytechniciens a subi quatre réformes.
Les élèves des promotions 1950 à 1966 souscrivaient un acte d’engagement d’une durée égale au temps des études à l’École majorée de un an ou six ans (cas particulier). Ils servaient donc en tant qu’élève officier puis officier d’active. Ils effectuaient tout d’abord leurs deux années d’études puis étaient affectés à l’issue de celles-ci dans un corps des armées pour satisfaire aux obligations du service militaire.
Les élèves des promotions 1967 à 1969 relevaient du même statut que leurs prédécesseurs mais, à la différence de ces derniers, ils effectuaient quatre mois de formation militaire sous les contrôles de l’École polytechnique pendant leur scolarité avant d’effectuer le reliquat de leur formation militaire dans un corps des armées.
À partir de 1970, avec la parution de la loi du 15 juillet relative à l’École polytechnique et constituant celle-ci en établissement public, le statut des élèves est profondément modifié. L’article 4 de cette loi précise en effet que « les élèves français de l’École polytechnique servent en situation d’activité dans les armées pendant trois ans, en qualité d’élève officier de réserve, puis d’aspirant de réserve et d’officier de réserve ». C’est ce statut d’officier de réserve en situation d’activité (ORSA) qui s’applique depuis lors aux élèves.
Quant à leur formation militaire, jusqu’à la promotion 1974 incluse, elle s’effectuait en deux temps : pendant cinq mois sous les contrôles de l’École, puis le reliquat à douze mois dans un corps des armées.
Ce n’est qu’avec la promotion 1975 que le système actuel a été mis en place, avec une année de formation militaire précédant les deux années d’études, l’ensemble s’effectuant sous les contrôles de l’École polytechnique.
Il est intéressant de constater que la durée des services militaires des polytechniciens, hors période de scolarité, a toujours été fixée à un an, quelle que soit la durée légale du service militaire et du service national. C’est ainsi que le passage à dix mois de la durée du service national n’a aucunement affecté l’année de formation militaire des élèves.
Par ailleurs, force est de constater que le législateur a toujours su trouver des solutions adaptées à la spécificité de l’École. Par exemple, lors de l’ouverture de l’X aux jeunes filles en 1972, un cadre statutaire spécifique aux élèves françaises de l’École a dû être créé, le cadre des personnels féminins de réserve.
On peut donc raisonnablement espérer qu’une solution s’accordant au souhait exprimé par le groupe de travail de M. Faurre de maintenir un statut militaire pour les élèves pourra être trouvée dans le cadre ou en dépit de la professionnalisation des armées.
Le service militaire des polytechniciens : de l’ost…
Pendant longtemps, le service que les polytechniciens effectuaient dans les armées n’a pas sensiblement différé, exception faite des conditions statutaires, de celui que devaient les jeunes Français, notamment leurs camarades des autres grandes écoles. C’est ainsi que dans les écoles d’application de l’armée de terre, les polytechniciens et les élèves diplômés d’autres grandes écoles ont longtemps été regroupés au sein de pelotons X‑IMO (Instruction militaire obligatoire). Tout récemment encore, la pratique de l’amalgame, consistant à mêler indistinctement jeunes saint-cyriens, jeunes polytechniciens et élèves officiers de réserve d’autres origines au sein des mêmes sections, était la règle pour ceux qui étaient instruits aux Écoles de Coëtquidan.
Il s’agissait bien alors pour les polytechniciens de satisfaire à leurs obligations militaires et d’apporter leur contribution à la défense du pays en y consacrant une année de leur vie et, jusqu’en 1974, compte tenu du fait que le service dans les armées intervenait après la scolarité, en pouvant éventuellement faire bénéficier les organismes d’accueil de leurs connaissances scientifiques.
Bien entendu, cette contribution est toujours actuellement le fondement du service militaire que doivent effectuer les polytechniciens. Mais depuis l’accès des jeunes filles à l’École, qui sont soumises au même service que leurs camarades masculins, on peut aussi considérer l’année de service militaire qu’effectuent les élèves comme un devoir envers la nation venant en contrepartie des avantages que leur octroient l’État et le ministère de la Défense (niveau et gratuité des études, solde assurant l’indépendance matérielle des élèves, etc.).
… à la formation humaine
Cependant, l’accent a progressivement été mis sur l’apport du service à la formation humaine des élèves. Cet apport, que de nombreux anciens se plaisent à souligner, a certes toujours été compté parmi les bénéfices que les élèves retirent du service militaire en acquérant une expérience concrète du commandement. Mais depuis que la première année est entièrement consacrée à la formation militaire, son intérêt et son importance sur le plan de la formation humaine ont été reconnus comme primordiaux.
C’est la raison pour laquelle cette année est désormais qualifiée « d’année de formation humaine et militaire ». C’est la raison pour laquelle le rôle dévolu à l’encadrement militaire de l’École a lui aussi progressivement évolué. Récemment, le décret portant organisation de l’École a entériné cette évolution : ainsi, le chef de corps, s’il garde ses attributions traditionnelles envers les personnels militaires de l’École, est désormais le directeur de la formation humaine et militaire.
Son action dans le domaine de la formation humaine vise à développer chez les élèves des qualités qui leur seront indispensables pendant toute leur carrière professionnelle :
– la faculté d’adaptation et l’ouverture d’esprit,
– la connaissance des hommes, – la capacité de travail en équipe,
– le goût de l’effort et la maîtrise de soi,
– le sens de l’intérêt général.
L’année de formation humaine et militaire constitue l’un des leviers d’action privilégiés, avec le sport et les stages de contact humain en entreprise, pour développer ces qualités qui ne peuvent être acquises que par une expérience concrète sur le terrain.
L’année de formation humaine et militaire
Actuellement, cette première année se déroule selon un processus bien rodé.
À l’issue de leur incorporation dans les derniers jours du mois d’août, les élèves sont regroupés au camp de La Courtine, dans le département de la Creuse, où ils suivent pendant un peu plus de trois semaines un stage analogue à la préparation militaire supérieure (PMS). Pendant ce stage l’accent est mis sur des activités essentiellement pratiques (tir, sports, secourisme, instruction au combat…). Les élèves y sont encadrés par des officiers et des sous-officiers de l’École, auxquels s’adjoignent des cadres en provenance des trois armées et quelques sous-lieutenants élèves de l’École.
Armée d’affectation | NOMBRE | DONT JEUNES FILLES |
Armée de terre | 174 | 14 |
Armée de l’air | 55 | 10 |
Marine nationale | 70 | 9 |
Gendarmerie | 50 | 7 |
Service civil | 51 | 13 |
Ce stage est en général perçu comme une expérience enrichissante par nos élèves qui sortent de deux ou trois années de taupe, bien qu’ils soient peu préparés aux exigences de la vie en campagne.
À la fin du stage PMS, les polytechniciens sont répartis entre les différentes armées et la gendarmerie en fonction de leurs souhaits et éventuellement de leurs capacités physiques. L’encadrement militaire intervient peu dans cette répartition dont la responsabilité principale est du ressort de la Kès des élèves. Le tableau suivant donne à titre d’exemple la répartition prévue des élèves de la promotion 1997.
Les élèves rejoignent alors les écoles de formation initiale des différentes armées où ils acquièrent une formation d’élève officier de réserve dont la durée varie de un à quatre mois selon l’armée d’affectation et la nature des postes auxquels ils sont destinés (cf. le schéma de déroulement ci-après).
S | O | N | D | J | F | M | A | M | J | J | A | |
Gendarmerie | P M S |
EOGN | Affectation dans un centre opérationnel | |||||||||
Terre | ÉCOLE D’EOR | Commandement dans un corps de troupe | ||||||||||
Air | École de l’air | commandement à un poste de responsabilité sur une base | ||||||||||
Marine | ÉCOLE NAVALE | Embarquement comme officier de quart |
Pour s’inscrire dans le projet pédagogique de l’École en matière de formation humaine, ces postes doivent normalement répondre aux critères suivants :
– permettre à nos élèves d’avoir des responsabilités effectives leur donnant l’expérience du commandement et du « management » des hommes,
– leur faire percevoir à travers un système bien structuré comment se situer dans une hiérarchie,
– enfin leur donner l’occasion de sortir de leur milieu socio-culturel d’origine pour rencontrer et côtoyer des jeunes provenant de milieux différents et en général moins favorisés.
Tous les postes offerts ne répondent pas toujours à la lettre à l’ensemble de ces critères, mais dans la plupart des cas ils s’en rapprochent et l’évaluation a posteriori des élèves tend à prouver que les buts recherchés sont le plus souvent parfaitement atteints.
À titre d’exemple, les élèves de la promotion 1995 ont porté les appréciations suivantes sur leur année de formation humaine et militaire (les appréciations des promotions antérieures ne différent pas sensiblement de celles-ci) :
TB | B | Moyen | Médiocre | Insuffisant | |
Nombre | 55 | 181 | 120 | 40 | 5 |
Pourcentage | 13,7 | 45,1 | 30,0 | 10,0 | 1,2 |
On peut donc considérer que près de 6 élèves sur 10 estiment que leur année de service a été très profitable et même, si on tient compte de l’esprit critique qui caractérise les polytechniciens, que près de 9 sur 10 l’estiment positive. En règle générale on constate une corrélation très forte entre le taux de satisfaction des élèves et le niveau des responsabilités qu’ils ont pu assumer, les plus enthousiastes étant ceux qui ont eu la possibilité de participer à des activités opérationnelles, notamment sur les théâtres d’opérations extérieurs.
Du côté des « employeurs », on peut relever un taux de satisfaction très élevé, 90 % des élèves sous leurs ordres étant notés aux deux premiers niveaux d’une grille d’analyse qui en comporte cinq.
Le bilan observé depuis plus d’une quinzaine d’années est donc largement positif en ce qui concerne l’adéquation de l’année de formation humaine et militaire avec les objectifs poursuivis.
Les perspectives
En 1996, à la demande du ministre de la Défense, une expérience a été lancée pour déterminer dans quelles conditions l’année de formation humaine pourrait être effectuée dans le cadre d’un service national à caractère civil.
Cette expérimentation a concerné une cinquantaine d’élèves, qui ont été répartis, après une formation militaire initiale type EOR de trois mois, entre la police nationale, l’éducation nationale, la délégation interministérielle à l’insertion des jeunes et divers organismes de formation ou de réinsertion (dont la réinsertion de jeunes délinquants). Cette expérience s’est révélée très positive, dans la mesure où les jeunes polytechniciens ont pu être mis en situation de responsabilité auprès de jeunes ou d’adultes en difficulté dans des zones, dans des établissements scolaires ou des quartiers sensibles. En particulier l’évaluation de l’expérimentation fait apparaître tout le profit que les élèves en ont tiré sur le plan des relations humaines et de la connaissance des milieux défavorisés comme sur celui des responsabilités à assumer dans un environnement souvent difficile, voire hostile.
Cette expérimentation a été reconduite pour la promotion 1997 dans des conditions sensiblement similaires, des organismes relevant de la sécurité civile ayant été ajoutés à la liste des organismes d’accueil.
En dépit de l’intérêt manifesté tant par les élèves que par les employeurs, il est vraisemblable que cette expérimentation ne pourra sans doute pas être pérennisée sous sa forme actuelle en raison de la disparition du service national.
Qu’en sera-t-il pour l’année de formation dans les armées, si on considère comme acquis que les polytechniciens conserveront un statut d’officier (à définir, car le statut actuel d’ORSA est appelé à disparaître avec la fin du service national) ?
Les études en cours tendent à faire apparaître que dans le cadre d’une armée professionnelle et même en l’absence de postes d’encadrement de personnels appelés, il devrait être possible de proposer un nombre suffisant de postes répondant aux critères souhaités par l’École. Les réflexions portent également sur la possibilité d’inclure dans le cursus du polytechnicien une plus grande ouverture sur les problèmes de défense, par exemple sous la forme d’une session « IHEDN jeunes ».
Car au-delà des intérêts immédiats pour la défense de permettre aux polytechniciens de parfaire leur formation humaine dans le cadre d’une année militaire (dont par exemple la possibilité de recruter dans les armées ou la gendarmerie quelques polytechniciens qui n’auraient pas envisagé cette carrière dans d’autres circonstances, ou encore la possibilité de pourvoir les armées en cadres de réserve), il est clair que l’investissement consenti produira son intérêt dans le long terme, quand les polytechniciens ainsi formés seront à des postes de haute responsabilité dans tous les secteurs d’activité. Ils pourront en effet alors contribuer, par leur sensibilité aux problèmes de défense, à maintenir et à vivifier au sein de la société, des entreprises et plus généralement des forces vives du pays, un indispensable esprit de défense.