Les polytechniciens morts dans les guerres
Le prix Nobel de la paix a été attribué à l’Union européenne en 2012. Il s’agissait d’un non-événement pour une majorité de Français, qui vivent en paix depuis plus d’un demi-siècle.
Quand ils entendent parler de guerre, il s’agit le plus souvent de conflits lointains qui les touchent peu, même si les récents attentats qui ont ensanglanté Paris ou Nice ne sont pas sans lien avec ces conflits.
“ Il était difficilement envisageable de transférer le monument de la Montagne à Palaiseau ”
Ou alors il s’agit de ce que Bernard Esambert (54) appelle la « guerre économique », qui est certes féroce mais ne fait pas couler de sang, contrairement aux guerres qui ont jalonné l’histoire de la France au cours des deux siècles écoulés depuis la création de l’École.
Et quand on parle aujourd’hui de « mobilisation », il s’agit de dynamiser les énergies pour un sursaut nécessaire pour redresser l’économie de la France mais pas de la « mobilisation générale » par voie d’affiches et de tocsin qu’ont connue nos anciens pour défendre leur pays.
UN VŒU À MOITIÉ SATISFAIT
Dans une remarquable série d’articles consacrés aux polytechniciens tombés au combat, Paul Tuffrau (1887−1973), professeur d’histoire et de littérature à l’X jusqu’en 1958, écrivait ceci en 1954 : « Le général Gustave Borgnis-Desbordes (1859), président de la SAS1, déplorait devant l’assemblée générale de 1892 qu’aucune inscription ne rappelait ceux d’entre nous qui ont été tués à l’ennemi.
“ Établir un recensement exhaustif des polytechniciens morts pour la Patrie depuis 1794 ”
Ce vœu avait été à moitié satisfait en 1925 pour la guerre de 14–18 et tant bien que mal en 1951 pour les guerres suivantes mais rien de tel n’existait pour les guerres antérieures. Pour elles, ni plaque, ni mur, ni livre d’or. »2
Un monument avait en effet été érigé par souscription publique sur le campus de la Montagne Sainte-Geneviève après la guerre de 14–18 pour honorer la mémoire des 900 polytechniciens morts au cours de ce conflit sanglant. Une cérémonie exceptionnelle présidée par le maréchal Foch (1871), à laquelle assistaient notamment Gaston Doumergue, président de la République et Raymond Poincaré, président du Conseil, avait marqué son inauguration en 1925.
La taille du monument, pourtant imposante, et la disposition des noms par promotion et non par date de décès, n’ont pas permis d’y insérer convenablement les noms des morts au cours des guerres ultérieures et notamment des 400 morts de la guerre de 39–45 et encore moins de rendre hommage également aux 600 morts antérieurs à la guerre de 14–18, injustement oubliés jusqu’à ce que je m’en occupe en 2012, qui ont laissé leur vie notamment sur les champs de bataille de la Révolution, à l’expédition de Saint-Domingue, dans l’épopée napoléonienne, la guerre de Crimée et la guerre de 1870.
Lors du déménagement de l’X, seul le conscrit de 1814 était transféré.
© ÉCOLE POLYTECHNIQUE – J. BARANDE
UN LIEN ROMPU
Enfin, le déménagement de l’X posait un problème grave car il était difficilement envisageable de transférer le monument de la Montagne à Palaiseau. Seul le conscrit de 1814 était transféré.
Le monument de Gustave Umbdenstock (pour les grands anciens, il s’agit de l’immortel auteur de la Tour « Umb ») et la victoire de Victor Ségoffin restaient sur place. Le lien entre les élèves et leur monument aux morts, voulu par ses initiateurs, était rompu, même si le groupe X‑Mémorial y organise un hommage une fois par an fin novembre avant d’aller se recueillir dans l’église Saint-Étienne-du-Mont voisine.
Certes un autre monument était construit à Palaiseau, composé d’un mur de briques comportant en son centre un blason aux armes de l’École, encadré par une belle forêt de colonnes d’acier brossé, L’Égalité des hommes face à la mort, œuvre de Guy Lartigue avec, de part et d’autre, diverses plaques commémoratives provenant de l’ancien site de l’X.
Mais le monument lui-même ne comportait aucun nom.
2012 : NAISSANCE D’X‑MONUMENT
J’ai donc proposé en 2012 à Yves Demay (77), à l’époque directeur général de l’École, d’établir un recensement exhaustif des polytechniciens morts pour la Patrie depuis 1794 et de faire graver leurs noms, prénoms et si possible lieux de décès sur le monument aux morts de Palaiseau afin d’honorer leur mémoire et de rappeler aux jeunes générations ce qu’était la vie de leurs anciens, trop souvent écourtée par les conflits dont ils ont été témoins, acteurs et souvent victimes.
Pour la Patrie, les polytechniciens morts
dans les guerres par Hubert Lévy-Lambert 53), édité par la Sabix.
J’ai alors constitué le « groupe X‑Monument », association de 1901 agréée par l’AX, et procédé à une collecte de fonds auprès des anciens élèves et notamment des descendants des X morts au champ d’honneur, en vue de mettre au point une liste aussi exhaustive que possible et de l’illustrer par des centaines de monographies variées autant qu’émouvantes, parues en 2013 dans une importante brochure illustrée publiée avec l’aide de la Sabix : Pour la Patrie.3
Le mur de briques préexistant a été couvert par 14 plaques de béton blanc poli construites par la société GA, société de construction très innovante alors dirigée par Samir Rizk (70), brillant ingénieur des Ponts et Chaussées d’origine libanaise, mort prématurément en 2013.
UN RECENSEMENT JAMAIS ENTREPRIS
J’ai utilisé pour mes recherches de nombreuses sources :
- les annuaires des anciens élèves de l’X ;
- le site « Mémoire des Hommes » du ministère de la Défense, qui recense les Morts pour la France à partir de 1914 ;
- le site « Mémorial genweb », créé en 2000 par Éric Blanchais, mort prématurément en 2014 ;
- le site « famille polytechnicienne » établi par la Bibliothèque de l’X ;
- le Livre du Centenaire 1794–1894, publié par Gauthier-Villars en 1897 ;
- le Répertoire général des 38 700 anciens élèves de l’X de 1794 à 1980, par Jean-Pierre Callot (31) ;
- le Répertoire 1794–1994 établi par la bibliothèque de l’École en 1994 pour le bicentenaire à la demande de Christian Marbach (56) ;
- l’Histoire de l’École polytechnique par Ambroise Fourcy (1828), et bien d’autres.
Ces sources sont souvent incomplètes et quelquefois contradictoires, notamment du fait d’erreurs de prénoms voire de noms et de l’absence d’indications sur les circonstances du décès, notamment pour les conflits les plus anciens.
Dans le doute, on a préféré inscrire un nom trouvé sur certains fichiers, même non officiels, plutôt que de l’ignorer. En conséquence, il a été convenu de ne pas utiliser le terme officiel de « Mort pour la France » défini par la loi après la guerre de 14 et d’utiliser le terme aussi beau de « Mort pour la Patrie ».
Finalement, ce recensement intégral, qui est le premier de son genre, montre l’ampleur des pertes qui ont frappé les polytechniciens depuis la création de l’École, avec près de 2 000 morts au champ d’honneur en un siècle et demi, depuis Amédée François Boye (1794), mort en 1799 en Égypte jusqu’à Jean Abel Guinard (32), mort en 1961 en Algérie.
L’EMPREINTE DE L’HISTOIRE
La liste des morts polytechniciens suit naturellement la liste des conflits qui ont parsemé l’histoire de France depuis la Révolution. C’est ainsi qu’une première vague a laissé sa vie sur les champs de bataille révolutionnaires puis dans les guerres napoléoniennes à travers le monde, d’Aboukir à Waterloo en passant par Saint-Domingue, Austerlitz, Iéna, Eylau, Dantzig, Friedland, Wagram, Saragosse et Moscou.
“ Il y a eu 37 morts dans la promo 1805 sur 125, soit 30 % ”
Au cours de cette période, les promos 1795 à 1810 ont été les plus atteintes avec 351 morts sur 2 071 membres, soit 17 %, dont 37 morts de la promo 1805 sur 125, soit 30 % !
Après une accalmie de 3 décennies, correspondant à la Restauration, 75 X meurent pendant la guerre de Crimée contre les Russes dont 11 de la promotion 1844 et 13 de la 1847.
GUERRES MONDIALES ET DÉCOLONISATION
Après une seconde accalmie de 3 décennies, correspondant au Second Empire, les pertes de la guerre de 1870 contre la Prusse étant très limitées, on arrive à l’épouvantable hécatombe de la guerre de 14 avec plus de 900 morts dont 345 sur les promotions 1895 à 1908, qui ont perdu un huitième de leurs effectifs et 360 sur les jeunes promotions 1909 à 1916, qui ont perdu près du quart de leurs effectifs à peine sortis de l’École, voire pas encore entrés, sans compter tous ceux qui sont revenus handicapés à vie, d’un bras, d’une jambe, d’un poumon ou de la face.
À Palaiseau, un monument composé d’un mur de briques comportant en son centre un blason aux armes de l’École, encadré par une belle forêt de colonnes d’acier brossé, L’Égalité des hommes face à la mort, œuvre de Guy Lartigue, ne comportait aucun nom.
© COLLECTIONS ÉCOLE POLYTECHNIQUE (PALAISEAU)
Moins meurtrière avec 400 morts, la Deuxième Guerre mondiale a fauché aussi bien des rescapés d’avant 1914 que des jeunes des promotions de l’entre-deux-guerres.
Douze d’entre eux ont été élevés à la dignité de Compagnon de la Libération à titre posthume. Plusieurs sont morts dans la Résistance ou en déportation, quelquefois avant d’avoir franchi les portes de l’École.
Le bulletin de l’AX écrivait à ce sujet en janvier 1946 : « Lourd est le tribut que l’École polytechnique a payé à cette guerre de 68 mois, à la Résistance, à la Libération. Nombreux sont ses fils tombés pour la Patrie. Leur sacrifice doit être proclamé. »
19 X sont morts à la guerre d’Indochine et autant à la guerre d’Algérie. La promotion 1957 est la dernière à avoir payé le prix du sang, avec Jacques Mitterreiter (57), mort en 1960 en Algérie, à peine sorti de l’X.
Depuis lors, la France a pu intervenir dans différents théâtres d’opérations extérieurs et elle le fait encore maintenant, au Sahel notamment, mais elle n’a plus jamais procédé à une « mobilisation ».
C’est ainsi qu’aujourd’hui plus de 90 % des polytechniciens vivants sont arrivés à l’âge adulte dans un pays qui vit en paix dans un continent en paix. Cet événement valait bien un prix Nobel !
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1. Société amicale de secours, fusionnée en 1963 avec la Société des anciens (SAX) pour former l’actuelle AX.
2. Revue historique de l’Armée, octobre 1954.
3. Pour la Patrie, les polytechniciens morts dans les guerres, 120 pages, en vente sur X.net
Le mur de briques préexistant a été couvert par 14 plaques de béton blanc poli construites par la société GA,
société de construction très innovante alors dirigée par Samir Rizk (70). © ÉCOLE POLYTECHNIQUE – J. BARANDE
2 Commentaires
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Mort au combat ?
Bonjour,
J’ai lu avec intérêt cet article. Vous avez raison de vouloir maintenir la mémoire de tous ceux qui sont « morts pour la Patrie ».
N’ayant pas l’intention d’aller vérifier à Palaiseau le mur que vous avez fait édifier, je souhaiterai savoir si vous avez indiqué Gilbert Bloch, mort pour la France, au maquis de la ferme de Laroque, le 8 aout 1944, décoré de la médaille militaire à titre posthume en 1953
Merci d’avance
AS
Bonjour,
Bonjour, Inutile de se déplacer à Palaiseau pour prendre connaissance de la liste des Polytechniciens morts pour la France, et notamment pour avoir la confirmation que Gilbert Bloch y figure bien. https://x‑monument.polytechnique.org//Main/AvisDeRecherche Cordialement.