Les premiers battements des Restos du Cœur
Un clown au grand cœur
Après le lancement des Restos du Cœur, en 1986, Coluche a tenu une conférence au cours de laquelle il a dit :
« Qu’est-ce que j’ai fait avec les Restaurants du Cœur ?
Eh bien, d’abord, il faut dire que j’ai utilisé les médias ! J’étais sur Europe 1, j’avais une émission populaire qui me permettait de lancer une idée, et j’ai lancé cette idée.
Après ça, quand j’en ai parlé pendant deux mois, je suis allé voir les dirigeants d’Europe 1, et je leur ai dit : maintenant, ça ne va pas être facile de faire marche arrière, parce qu’on reçoit un courrier énorme. Et ils ont dit : bon, d’accord, on va faire une journée.
Après ça, j’ai commencé à dire qu’il n’y avait qu’à taper dans les excédents de production, parce que ça nous permettrait d’avoir la nourriture pas cher, et donc de nourrir tout le monde.
Après je suis allé au ministère de l’Agriculture, et je leur ai dit : voilà ce que j’ai fait, maintenant, il faudrait… »
On imagine bien Coluche disant cela ! En 1985, il animait quotidiennement une émission sur Europe 1 et, après avoir encouragé ses auditeurs à faire des dons pour combattre la pauvreté dans le monde, en Éthiopie notamment, certains l’ont interpellé en soulignant qu’en France il y avait aussi des gens démunis.
Cette réaction l’a décidé à mettre en pratique des idées très simples. Ce n’est certes pas lui qui a inventé la soupe populaire, mais il a voulu rompre avec ce qui se faisait depuis des siècles, aux portes des églises, dans les hospices ou ailleurs. Son pouvoir médiatique, son humour grinçant, vulgaire parfois, mais rempli de tendresse à l’égard des paumés, lui donnait une force extraordinaire pour réussir.
C’était un homme généreux. Selon lui, la charité ne devait pas être triste, il fallait au contraire faire la fête et le bénévolat devait être une règle absolue ; il ne fallait pas servir des repas toute l’année, parce que les bénévoles risqueraient de s’épuiser, et pour que l’événement reste médiatique, il devait être répétitif. Il a choisi de s’en tenir à l’hiver, période où l’on a faim et froid, et où les charges sont les plus importantes. C’est ainsi qu’il a lancé les Restos du Cœur.
Coluche était fils d’immigré, et il avait connu dans son enfance la pauvreté et les soupes de l’Abbé Pierre, avec qui du reste il a toujours gardé le contact. Il lui a évidemment parlé de son projet et la réponse fut : » Bravo, mais attention à votre gestion ! »
Un petit groupe d’amis
La gestion n’était vraiment pas la tasse de thé de Coluche. Comme il avait déjà demandé des aides à Henri Nallet, alors ministre de l’Agriculture, celui-ci l’a mis en rapport avec Paul Houdart, patron d’une des filiales du groupe Lesieur, et membre d’un petit groupe de réflexion qui se réunissait régulièrement ; j’en faisais moi-même partie. Il a demandé si nous étions prêts à aider Coluche avec lui. Après réflexion, nous avons donné notre accord, non sans quelque inquiétude sur la capacité de Coluche à gérer dans la rigueur une telle opération. C’est pourquoi nous lui avons demandé une délégation. Après avoir poussé des cris, Coluche a finalement remis, en décembre 1985, une lettre à Paul Houdart, le chef de file, lui donnant délégation de responsabilité et de management des Restos du Cœur, étant entendu que lui, Coluche, se réservait la stratégie.
© ANTOINE AGOUDJIAN
Nous avons travaillé tout l’hiver en parfaite confiance avec lui. Nous avions deux bureaux qui nous étaient prêtés par l’OFIVAL, organisme dépendant du ministre de l’Agriculture. Nous nous réunissions tous les jeudis. Coluche arrivait accoutré comme à la télévision, avec son éternelle salopette, et parfois des pompons dans les cheveux, mais les séances de travail étaient extrêmement sérieuses. Il nous informait de ses idées, au niveau notamment des médias ; nous le tenions très précisément au courant de ce que nous avions réussi à faire dans le courant de la semaine écoulée. Dès l’origine la structure était collégiale : une équipe qui travaillait vraiment en totale solidarité.
L’appui des médias
Coluche lançait des appels sur Europe 1. Il demandait des camions pour transporter des denrées, des locaux dans les villes où l’on avait implanté des Restos, et bien entendu de l’argent. On achetait les denrées au jour le jour ; on s’arrangeait pour les répartir dans la vingtaine de centres qui venaient d’ouvrir ; bref on a démarré comme ça, en bricolant aussi bien que possible. Mais avec, en appui de nos actions, cette force des médias, Europe 1 bien sûr, et bien d’autres, et la réponse du public, qui s’est très rapidement manifestée.
En janvier 1986, Coluche a réuni un plateau exceptionnel : des hommes politiques de différents bords, c’était la première cohabitation, des artistes, des hommes de médias. Leur sympathique présence s’est traduite par un nombre de chèques relativement important. Cette première campagne a permis de recevoir 33,6 millions de francs dont 85 % ont été utilisés pour l’achat de denrées, et le reste pour des frais de fonctionnement. Ayant un solde positif, Coluche a pu même envoyer un chèque à l’Abbé Pierre. Ainsi il avait atteint l’objectif qu’il s’était fixé : assurer en fin de campagne cent cinquante mille repas par jour ! Au total, 8,5 millions de repas ont été distribués au cours du premier hiver.
Une fin tragique mais des suites considérables
Le pari nous avait paru risqué, mais il était gagné ! Les Restos étaient nés de la rencontre de cinq personnes, d’un côté un saltimbanque généreux, visionnaire, au pouvoir médiatique exceptionnel, et de l’autre quatre braves gens, qui avaient une certaine expérience de l’entreprise et du management.
En juin 1986, un an après la création des Restos, Coluche a trouvé la mort dans un accident de moto.
La confiance du public nous semblait une invitation à poursuivre, mais étions-nous en mesure de continuer ?
Nous en avons discuté longuement et nous hésitions. Mais Véronique Colucci, épouse de Coluche dont il était séparé mais avec qui il était en bons termes, nous a rejoints et s’est engagée à fond, ainsi que l’un des collaborateurs de Coluche, Jean-Michel Vaguelzy. Nous avons alors décidé de continuer.