Les projets nationaux et l’IREX : une exception française fondée sur les spécificités de la recherche appliquée en génie civil
Le schéma directeur arrêté en 1984 par le ministre chargé de la Recherche en accord avec celui chargé de l’Équipement a organisé rationnellement la recherche en génie civil : reconnaissant la nécessité de renforcer l’effort de recherche, il préconisait un certain équilibre entre l’acquisition des connaissances fondamentales et la recherche appliquée ; il instituait les procédures propres à ces deux genres d’action, en insistant sur la nécessité de valider les résultats obtenus sur des ouvrages » en vraie grandeur » ; il confiait à un Conseil d’orientation de la recherche en génie civil (CORGEC) le rôle de proposer aux ministères concernés un programme pluriannuel, chaque année actualisé avec indication de la participation du budget de l’État.
C’est ainsi qu’en matière de recherche appliquée a été créée la notion de » Projet national de recherche-développement (PN) » qui est rapidement apparue bien adaptée aux spécificités du génie civil.
En effet, ce domaine comporte la particularité que chacun de ses ouvrages a ses originalités propres – tenant aux caractéristiques du site où il est réalisé : elles sont très variables d’un site à un autre (au plan de la géotechnique, de l’hydrologie, du climat et d’autres phénomènes naturels), elles font que chaque ouvrage constitue à la fois » le prototype et la série » ; mais on ne construit pas d’ouvrage » en vraie grandeur » à la seule fin de l’expérimenter, chaque ouvrage est destiné à être mis en exploitation. D’où la nécessité de pouvoir effectuer les actions de recherche appliquée sur des ouvrages » réels « , sans compromettre la possibilité de les exploiter normalement et bien évidemment sans que l’innovation réduise leur sécurité. De ce fait, les actions doivent impliquer toute la chaîne de l’acte de construire (maîtres d’ouvrage, maîtres d’œuvre, organismes de contrôle, fabricants de matériaux et matériels, entreprises de construction ainsi que l’Administration chargée de la tutelle des maîtres d’ouvrage) et bien entendu les chercheurs !
Le Projet national est une action de recherche appliquée » associative » qui répond pleinement à cette spécificité : cette action est conduite par une équipe (comité directeur) constituée par des représentants de tous les participants à l’acte de construire et également des universitaires et représentants d’organismes de recherche : assurant » la maîtrise d’ouvrage de l’action de recherche « , cette équipe confie l’exécution des opérations à des » institutionnels » ou à des équipes institutionnels – professionnels. Dans le cadre d’un thème général arrêté par l’État sur la proposition du CORGEC – (devenu en 1999 le Réseau génie civil & urbain (RGC & U)), le comité directeur du PN définit de façon précise le programme de l’opération, en estime le montant et la durée, passe les commandes et suit leur exécution : une Convention conclue avec les services compétents de l’État (Direction de la recherche de l’animation scientifique et technique du ministère de l’Équipement – DRAST) fixe les conditions de réalisation, notamment la participation du budget de l’État accordée à l’opération (qui est de l’ordre de 20 % de son montant). Le reste du financement (environ 80 %) est apporté par les partenaires du comité directeur, étant à cet égard observé que leur participation largement majoritaire est la meilleure façon d’exprimer l’intérêt qu’ils accordent à l’action entreprise. Ce comité directeur désigne son président ainsi qu’un directeur » opérationnel « .
Le comité directeur de l’opération a, enfin, pour rôle de définir les méthodes et moyens permettant la diffusion des connaissances acquises.
Le qualificatif de » National » ne confine pas le projet aux seuls acteurs et territoire français et n’interdit nullement un partenariat avec des entités étrangères : il est, par contre, symbolique de l’apport de l’opération au patrimoine des connaissances dont doit disposer le génie civil français au service de l’économie du pays.
La mise en œuvre des Projets nationaux a d’abord1 été effectuée directement par l’administration compétente du ministère de l’Équipement. Il est cependant vite apparu que le montage et le suivi de ces opérations exigeaient des moyens qui dépassaient largement ceux dont disposait l’administration, au point qu’il a fallu constituer des associations propres à certains projets, pour les réaliser… ce qui compliquait sérieusement les choses ! La convergence des réflexions de l’administration de l’Équipement et des professions du génie civil (notamment de la Fédération nationale des travaux publics) a conduit à la création, en 1989, de l’Institut pour la recherche appliquée et l’expérimentation en génie civil (IREX) : elle a été solennellement annoncée par Hubert Curien qui était alors ministre chargé de la Recherche et qui, par la suite, n’a jamais manqué de manifester son intérêt pour le nouvel institut.
L’Institut a été établi sous la forme d’une Association de la loi de 1901, constituée par des entités publiques et privées, appartenant à toutes les familles qui participent à l’acte de construire des ouvrages de génie civil : aujourd’hui le nombre d’adhérents s’élève à environ 65, tous étant des personnes morales.
Le rôle principal de l’IREX est de » monter » les Projets nationaux, en constituant pour chacun d’eux son comité directeur ; il effectue, pour le compte de ce comité, toutes les procédures préalables au lancement effectif de l’opération ; il en assure, en général, le suivi technique, comptable et administratif ; il est enfin chargé des questions matérielles nécessaires à la diffusion des connaissances (organisation de colloques, édition de publications, recommandations…).
Il est rapidement apparu qu’il était prudent, avant même de monter un PN, de s’assurer de sa faisabilité : l’IREX est donc chargé de faire exécuter et coordonner les études correspondantes qui permettent de préciser les conditions nécessaires à l’efficacité de l’action à entreprendre.
Il est également apparu que, du fait même de sa composition qui réunit tous les participants, à l’acte de construire, l’IREX (qui est doté d’un comité scientifique) était bien placé pour organiser des réflexions permettant de mieux définir les besoins en connaissances dans un domaine particulier du domaine du génie civil, et faire à l’Administration des propositions concernant des actions apparaissant prioritaires : ce fut, par exemple, le cas du PN sur les bétons autoplaçants, et on peut l’espérer prochainement pour l’auscultation des ouvrages par des procédés non destructifs…
Structure légère, comportant trois permanents et faisant largement appel au bénévolat entraînant un coût annuel de fonctionnement inférieur à 250 000 €, l’IREX permet ainsi de monter et suivre des opérations, moyennant une rémunération n’excédant pas 5 % de leur montant. Une particularité de l’organisation et du fonctionnement de l’IREX, définie par ses statuts, est le versement direct de la participation de l’État à l’opération concernée sur un compte spécial de l’IREX qui ne peut être utilisé pour financer son fonctionnement : la rémunération des prestations de l’IREX est faite par le comité directeur de l’opération aux conditions fixées par la convention conclue entre ces deux entités et approuvée par l’État.
L’IREX qui est ainsi un vecteur privilégié (mais non exclusif) de l’Administration de l’État a, depuis sa création, monté et suivi 18 PN représentant un montant global de recherche de plus de 50 millions d’euros auquel l’État a participé pour une dizaine de millions d’euros.
Les tableaux 1 et 2 suivants donnent la liste et les principales caractéristiques des PN achevés et en cours.
Ces projets portent sur les thèmes les plus variés, concernant tous les volets du génie civil (béton ou acier ou même matériaux naturels, conception des ouvrages et contrôle de leur réponse aux sollicitations naturelles ou d’exploitation, structures et fondations…), prenant en compte les nécessités du présent et du futur (problèmes urbains, environnement).
La conduite de ces projets a mobilisé l’ensemble de la communauté du génie civil : un effort, notamment par une adaptation du montant des cotisations, a été accompli pour y associer davantage le monde universitaire et faire participer des petites et moyennes entreprises.
La récente création de l’Agence nationale de la recherche (ANR) a introduit les nouvelles procédures pour que les opérations à caractère associatif obtiennent une participation financière de l’État. Malgré les difficultés liées au fait que ces procédures ne soient pas les mieux adaptées au caractère associatif comportant de nombreux participants qui constitue la spécificité des PN, l’IREX a fait l’effort nécessaire pour les respecter et vient d’obtenir une décision favorable de l’ANR pour le PN » ERINOH » (Érosion interne dans les ouvrages hydrauliques).
L’IREX souhaite cependant pouvoir, parallèlement, continuer à présenter des opérations dans le cadre de l’ancienne procédure qui est mieux adaptée à ces opérations à caractère associatif et expérimental.
Le ministère de l’Équipement (DRAST) vient fort heureusement d’accepter de compléter le projet ERINOH par un PN sur le même thème, modélisation d’expérimentations et la rédaction de guides, donnant ainsi à la recherche appliquée la part qu’elle doit avoir en vue d’aboutir à des résultats concrets directement utilisables pour réaliser des innovations : la DRAST compte également utiliser cette possibilité de double procédure pour lancer le projet sur les matériaux composites que l’IREX vient de lui présenter.
Il est donc permis d’espérer que continueront à être montées des actions de recherche appliquée » associatives » prenant en compte, dans tous les cas, la spécificité de la recherche en génie civil et que, comme il le fait depuis sa création, l’IREX continuera à contribuer efficacement à l’accroissement des connaissances nécessaires au génie civil français pour rester en bonne place sur la scène internationale.
Car le génie civil d’aujourd’hui ne procède plus de l’empirisme : il met en œuvre des techniques fondées sur des connaissances scientifiques les plus pointues (propres à son domaine ou empruntées à d’autres secteurs d’activité) ; les exigences de performance, non seulement technique mais également aux plans de l’économie, de la sécurité et de l’environnement conduisent à valider les innovations sur des ouvrages » réels » en mettant en œuvre des procédures et des moyens appropriés – essentiellement des actions à caractère associatif.
À cet égard, la forme » associative » de la recherche appliquée ne présente pas seulement l’avantage d’être la seule façon de monter des opérations sur » des ouvrages en vraie grandeur et destinés à être mis en exploitation » qui est, comme cela est exposé précédemment, la condition qu’elles soient efficaces en raison du caractère quasiment » unique » de chaque ouvrage (ce qui nécessite, donc, la coopération de toute la chaîne de l’acte de construire), donc des opérations à caractère associatif !
Elle présente aussi l’intérêt de faire travailler ensemble le monde professionnel (grandes, petites et moyennes entreprises), le monde universitaire et des institutionnels de la recherche : en les habituant à coopérer dès le stade de la recherche, ne peut-on pas espérer qu’ils se comprendront mieux par la suite dans les autres actes de la vie courante ?
La forme » associative » est enfin la chance que soient entreprises certaines recherches qui ne seraient pas tentées autrement, par exemple lorsque, malgré une conclusion positive des études de faisabilité, la certitude d’obtenir des résultats concrets n’est pas évidente : certaines entreprises peuvent, en effet, valablement craindre de s’engager seules ou en petit nombre, dans ce genre d’actions ; au contraire, elles n’hésitent pas à » sauter le pas » dès lors que, du fait d’un grand nombre de participants, ou de l’association avec des partenaires de spécialités autres que leur propre métier, le risque individuel est limité… sans compter que les entreprises ne souhaitent en général pas » rester sur la touche » alors que plusieurs autres font un effort pour acquérir de nouvelles connaissances qui amélioreront leur compétitivité ; c’est encore plus vrai dans la phase finale, lorsque les actions de recherche doivent déboucher sur des nouveaux règlements, normes ou règles de l’art car dans ce cas, » toutes veulent en être « .
En conclusion les PN (actions de recherche appliquée bien adaptées aux particularités du génie civil) et l’IREX (structure également bien adaptée aux exigences du montage et du suivi des actions de ce genre) sont certainement une originalité française : s’il est vrai » qu’on ne saurait rarement avoir raison contre tous les autres « , cette exception française reste pleinement justifiée, car elle est fondée sur les spécificités de la recherche appliquée en génie civil.
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1. Ce fut le cas des PN sur les bétons compactés au rouleau, les voies nouvelles du matériau béton, le recours aux matériaux locaux (notamment calcaires), les bétons de sable, les parois clouées, de l’instrumentation des ouvrages pour en suivre les sollicitations et contraintes, et les structures mixtes (acier-béton).