Les prouesses à l’exportation de la chimie belge
La Belgique est le troisième exportateur mondial du secteur chimique. Cette stupéfiante réussite peut apparaître comme une suite logique du remarquable développement industriel qu’a connu le pays au XIXe siècle. Mais elle tire surtout ses racines d’une longue tradition d’excellence commerciale qui a marqué cette région depuis le Moyen-Âge.
L’industrie chimique, en Belgique, plonge ses racines dans des artisanats et des proto-industries anciens, souvent antérieurs au dix-neuvième siècle : métallurgie et armurerie ; brasserie ; pharmacie ; sucrerie. Son cosmopolitisme est une caractéristique forte. Le capitalisme à la belge, sans états d’âme, investit hors de Belgique, dans le monde entier : il est un gros atout pour l’industrie chimique, qui alimente les autres industries, la production de biens manufacturiers en particulier.
Ernest Solvay
Figure emblématique de l’industrie belge, le chimiste Ernest Solvay fonde en 1863 une société, dont les usines essaiment hors de Belgique, d’abord en Europe, puis dans le monde entier. Aujourd’hui le groupe Solvay emploie 30 000 personnes dans plus de 400 établissements répartis dans 50 pays.
Un leadership incontesté
Les chiffres des exportations mondiales de l’industrie chimique et pharmaceutique, pour différents pays, rapportés aux populations, placent la chimie belge au premier rang mondial, devant même la chimie suisse. Quelle en est l’explication ?
Au nombre des facteurs envisageables : le dirigisme étatique et le soutien de l’État ; celui des régions ; la compétition et l’émulation entre le nord et le sud du pays ; l’immigration et le renouveau démographique ainsi suscité ; la qualité du système d’enseignement ; celle des enseignants- chercheurs ; la force de l’investissement de capitaux privés.
Le premier État industrialisé
Lors de la Révolution de 1830, » L’union fait la force » fut la devise des deux forces politiques d’alors, encore vivaces aujourd’hui : la bourgeoisie libérale, d’une part ; l’Église catholique, d’autre part.
« La Belgique fut créée comme un État tampon entre les grandes puissances. »
Afin de maintenir l’équilibre européen des forces, la Belgique fut alors créée comme un » état-tampon » entre les grandes puissances. L’une des conséquences durables est l’absence d’une administration toute puissante, comme ailleurs (France, Angleterre, Allemagne). La Belgique souffre d’incohérence administrative et du manque de suivi d’une politique, quelle qu’elle soit. Le royaume de Belgique, petit par la taille, fut le premier d’Europe continentale à s’être industrialisé au XIXe siècle.
Un enseignement moyen
Une population urbaine
La Belgique compte un peu plus de dix millions d’habitants. L’augmentation récente de la population est imputable à la seule immigration. Plus de 97% de la population est urbaine.
L’enseignement ne brille pas par ses résultats : en pourcentage de diplômés du secondaire, la Belgique occupe le 17e rang mondial, 13e sur 30 pays de l’OCDE. La Wallonie a de moins bons résultats encore que la Flandre. L’enseignement belge est l’un des plus inégalitaires au monde, dans les faits, sinon dans les principes affichés. L’enquête PISA sur la compétence scientifique des élèves du secondaire met aussi la Belgique au 13e rang des pays de l’OCDE. Les résultats de l’industrie chimique belge ne sont donc pas à imputer à une excellence de l’enseignement secondaire.
En matière d’enseignement supérieur, la Belgique est encore moins performante, au 23e rang mondial quant à l’obtention d’un diplôme en trois à six ans. La Suisse est largement mieux placée que la Belgique pour attirer des étudiants d’autres pays et continents.
Une dégradation
La Belgique se singularise, vis-à-vis des autres pays de l’OCDE, par un affaissement de l’enveloppe globale de l’enseignement supérieur durant la décennie écoulée, 96 % seulement en 2006 de l’effort consenti en 2000, six années plus tôt. Le soutien à la recherche et au développement a pâti du poids énorme de la dette, 130% du PIB dans les années 1990, encore 91 % à présent.
Le choix du gouvernement d’acheter la paix civile par un niveau de vie élevé permit d’éviter un affrontement armé, comme en Irlande du Nord. Ses dépenses publiques de recherche et développement placent la Belgique au 14e rang de l’OCDE, en pourcentage du PIB : 1,89% en 2007. La Belgique fait là moins bien que ses principaux concurrents. Ce désintérêt de la puissance publique ne peut qu’affaiblir à la longue la chimie belge. La science belge, fondamentale ou appliquée, souffre de ce soutien trop faible.
Des écoles techniques remarquables
En tête pour la gestion
Trois des écoles de gestion belges figurent parmi les quinze premières au classement du Financial Times. Ce sont Vlerick Gent Management School, qui figure en douzième position, la Solvay Business School (ULB), en quatorzième, et, au quinzième rang, l’IAG de la Louvain School of Management (LLN).
Les écoles supérieures techniques, comparables aux Technische Hochschule allemandes, sont par contre excellentes. Ces écoles et la qualité des formations qu’elles dispensent reflètent la puissance syndicale. Les écoles de gestion belges elles aussi sont excellentes. N’y aurait-il pas, là, l’une des raisons de la force de l’industrie belge, en général, de son industrie chimique en particulier ?
L’ouverture au monde
La Belgique garde la nostalgie de son ère industrielle, pionnière et triomphale. Les esprits restent marqués par le positivisme et le saint-simonisme. Au début du XXIe siècle, la figure de l’ingénieur, telle qu’elle marqua fortement le XIXe siècle, continue d’être révérée comme celui qui transfère la science fondamentale en des applications pratiques et rémunératrices. Il demeure l’aventurier des Temps modernes.
« L’économie de la Belgique est au douzième rang mondial. »
Ce n’est que tout récemment que la figure de l’investisseur à risques aurait, peut-être, supplanté celle de l’ingénieur. Il y a là une autre raison à la puissance de l’industrie chimique belge.
Une économie de services
La Belgique se place au douzième rang mondial pour l’économie. Le PIB per capita fait apparaître la Belgique plus riche que la France ou l’Allemagne. C’est pour les trois quarts une économie de services. Le port d’Anvers contribue considérablement à la richesse du royaume, par le mouvement des biens de consommation, manufacturés principalement, par les exportations et le négoce.
Des mentalités différentes
Flandre et Wallonie font aussi contraste par leurs mentalités.
Selon l’historien Jean Stengers : « Les communautés ont une consistance inégale au nord et au sud du pays. Au nord ons volk est une expression et une réalité qui vont de soi ; au sud, elles n’ont pas d’équivalent.
« L’une des expressions de cette mentalité flamande est, depuis presque un siècle, le Boerenbond. Émanation de l’Église catholique, il se donna des finalités sociales et d’émancipation du peuple flamand. La bourgeoisie flamande sut se montrer solidaire avec sa communauté d’agriculteurs. Le paysage agricole flamand est monolithiquement dominé par le Boerenbond. Il domine à présent l’agroalimentaire de l’ensemble du pays et contrôle la majeure partie de l’industrie agroalimentaire belge, qu’il fit implanter en Flandre surtout. »
Les méfaits du charbon
La richesse belge est inégalement répartie et le déséquilibre ne fait que s’accentuer : 171 milliards d’euros pour le PIB de la Flandre contre 74 pour celui de la Wallonie.
Celle-ci eut la grande infortune de posséder du charbon : cela n’eut qu’un temps et le déclin s’ensuivit.
La Flandre sut profiter de sa façade maritime pour s’approvisionner aisément et à moindre frais en matières premières de la chimie, à commencer par le pétrole, tant pour les raffineries que pour la pétrochimie qui leur est associée.
Une tradition multiséculaire
Un pays de traditions
La Belgique est un pays de tradition, de pérennité d’institutions anciennes. L’Église catholique eut le rôle majeur dans la constitution, en Flandre, du Boerenbond.
On peut y voir, avec les syndicats, comme la CSC en Flandre et la FGTB en Wallonie, les successeurs des guildes de naguère. S’explique ainsi la puissance des forces syndicales, dans les deux principales régions du pays.
Cela suggère à l’analyste de remonter plus loin dans le temps et d’envisager la longue durée (Fernand Braudel). Oublions l’histoire récente, mettons entre parenthèses le XIXe siècle. Il nous faut considérer un peu comme un épiphénomène cette phase glorieuse de l’histoire économique belge que fut la Révolution industrielle. Il nous faut retourner bien plus haut dans le temps, à cette période à la charnière du Moyen-âge et de la Renaissance, à cette autre charnière de la Renaissance et des Lumières. On y trouve, pour ce qui deviendra la Belgique, pour la Flandre plus particulièrement, un système mercantiliste puissant, durable, solidement enraciné.
Je me réfère à l’origine marchande des villes médiévales. Cette thèse du grand historien belge Henri Pirenne, certes à nuancer, n’en reste pas moins pertinente. La première conquête par la Flandre d’un marché extérieur fit suite à l’invasion normande de l’Angleterre au XIe siècle. La tapisserie de Bayeux, broderie à la laine sur une forte toile de lin bise, datant de ce XIe siècle, symbolise bien la pénétration du marché anglais par des tissus d’origine flamande. Les draps flamands furent exportés dans toute l’Europe, aux XIIe et XIIIe siècles. Ils étaient négociés dans les foires de Champagne, les galères génoises venaient les chercher pour en faire commerce un peu partout. Ce succès commercial prolongé permit l’essor d’une industrie textile vigoureuse dans toute la Flandre, septentrionale ou méridionale.
Des villes marchandes
À la fin du Moyen-âge, les villes naissantes, fortes des libertés communales qu’elles imposèrent aux aristocraties locales, devinrent puissantes et triomphales, voire triomphalistes.
» Un comté puissant et dirigé par les trois villes (Gand, Bruges et Ypres) sera un bélier qui leur ouvrira des marchés, leur conquerra des zones d’influence, arrachera pour elles des privilèges économiques. Le mot anglais diaper, pour des couches, conserve le souvenir des toiles de lin tissées à Ypres et exportées en Angleterre. »
La Bourse d’Anvers, construite fin XVe début XVIe, était alors à la tête du commerce international. Elle servit de modèle au Stock Exchange de Londres. Comme l’écrivit mémorablement Fernand Braudel : » Anvers n’a pas lutté pour être au sommet visible du monde. Elle s’y est éveillée un beau matin. » Les Galeries Saint-Hubert à Bruxelles furent, dès 1847, la première galerie commerçante d’Europe.
Excellence commerciale
La tapisserie de Bayeux illustre la pénétration du marché anglais par des tissus d’origine flamande |
Avec la longue durée comme éclairage, l’excellence des commerciaux en Belgique sera mon explication aux prouesses de l’industrie chimique à l’exportation. La question qui se pose, dès lors, est de faire le lien entre cette tradition productrice et marchande, remontant à la fin du Moyen-âge, et cette stupéfiante réussite présente de l’industrie chimique belge. Le chaînon manquant date du milieu du XIXe siècle. Il est contemporain, sans doute, des débuts de l’industrie alimentaire belge, elle aussi aujourd’hui exportatrice vigoureuse.
Je pense aux débuts de l’industrie sucrière, à la transformation de la brasserie d’une activité artisanale à une branche industrielle. De même, pour la biscuiterie. Un autre secteur, lui aussi florissant durant le XIXe et la première moitié du XXe siècle, fut la sidérurgie wallonne, avec comme matières premières le minerai de fer lorrain et le charbon local.
La chimie, entre ces deux pôles d’une industrie lourde et d’un agroalimentaire avant la lettre, établit leur jonction et put prospérer dans l’ombre de l’industrie chimique allemande. Telle est, tout du moins, ma conjecture.
Le génie de l’exportation
Il reste encore bien des points à élucider. J’en énumère quelques-uns seulement.
En quoi la chimie industrielle belge du XXIe Siècle a‑t-elle en héritage propre une activité textile remontant aux XIIIe et XIVe siècles ? Par les colorants ? Par les fibres ? Par une minutie dans l’observation de procédures et de règles ? En quoi ce qu’on peut appeler le génie belge de l’exportation s’ancre-t-il dans une tradition ? Une connaissance intime des marchés ? Une anticipation de leur évolution ? L’inlassable prospection de nouveaux marchés ? Une grande familiarité avec le système bancaire international ?