Les “ Pure Players ” ont-ils encore un avenir ?
Aucun métier ne peut croître à plus de 8 % à 12 % par an sur le long terme. Toutes les technologies, tous les produits, les modèles d’activité, les usages, etc., suivent un cycle de vie plus ou moins long, parfois sur plusieurs dizaines d’années.
Après avoir crû de façon forte, ils se stabilisent puis décroissent voire disparaissent au profit d’autres produits, technologies, modèles d’activité ou usages.
Les hypermarchés et supermarchés aux États-Unis ont connu une phase de développement de trente-cinq ans, de 1960 à 1995 (au rythme de 30 % de croissance annuelle entre 1980 et 1995). Ce n’est plus aujourd’hui un métier en croissance aux États-Unis et dans l’ensemble des pays occidentaux.
“ La croissance moyenne de l’économie réelle occidentale ne dépasse plus 1% par an ”
L’automobile a crû fortement de 1930 à 1973 aux États-Unis (au rythme de 8 % par an entre 1960 et 1973). Depuis, le marché américain décroît à – 1 % par an. Le nombre de voitures neuves vendues par an a été divisé par deux en quarante ans.
Le secteur des services financiers a crû de l’ordre de 9 % par an de 1950 à 2000 aux États-Unis, et ne croît plus qu’à 3 % par an depuis (comme la moyenne de l’économie en valeur).
Le secteur des ordinateurs personnels (hardware) aux États-Unis a crû de plus de 20 % par an entre la fin des années 1970 et 2010. Depuis, il décroît de 2 % par an (remplacé par les tablettes et les smartphones).
Dans un monde occidental mûr, où la croissance moyenne de l’économie réelle ne dépasse plus 1 % par an1 et où beaucoup d’industries n’offrent plus de potentiels significatifs de concentration, quel est l’avenir des pure players, tant appréciés en théorie par les marchés financiers, mais qui ne parviennent à offrir que des TSR2 de 4 % à 6 % à leurs actionnaires, faute de croissance significative ?
Décliner les métiers géographiquement
La première réponse est bien évidemment la déclinaison géographique des métiers, en particulier dans les pays émergents. Si les hypermarchés ne croissent plus en France ou aux États-Unis, ils sont au début de leur cycle de vie en Chine, au point où ils en étaient en Occident dans les années 1980. De même pour l’automobile ou les produits d’assurance.
Les pays émergents restent une source de croissance très forte pour les grands groupes occidentaux compétitifs. La part du chiffre d’affaires de ces grands groupes réalisée dans les pays émergents3 est passée en dix ans de 20 % à 29 % en 2014 pour les sociétés du Dow Jones et de 16 % à 23 % en 2014 pour celles du CAC 40.
S’adapter à de nouveaux marchés
La pénétration des nouveaux marchés est coûteuse. © LAPAS77 / FOTOLIA
Mais les modèles d’activité dans les pays émergents ne sont pas toujours les mêmes qu’en Occident. Les niveaux de prix et de valeur sont différents à court terme. Les rentabilités nécessaires pour pénétrer de nouveaux marchés très concurrencés sont plus faibles que celles réalisées en Occident dans les marchés très concentrés.
Les croissances des groupes occidentaux dans ces pays sont moins fortes que celles des concurrents locaux. Et les chiffres d’affaires réalisés ne sont pas toujours significatifs pour changer la croissance totale du groupe à court et moyen terme.
Plus généralement, et au-delà des seuls pays émergents, la croissance géographique nécessite une adaptation des modèles d’activité, une priorisation et une focalisation des ressources. Rien n’est pire que d’investir fortement pendant dix ans dans une nouvelle géographie pour n’y obtenir qu’une position de concurrent marginal et non rentable à moyen terme.
Renault a échoué aux États-Unis à deux reprises, dans les années 1960 et 1980. En revanche, LVMH, Hermès, Inditex, Nike, etc., ont bâti leur croissance longue à 10 %-15 % par an en moyenne sur une déclinaison géographique systématique et réussie de leur métier.
Élargir la boîte
L’élargissement de la définition des métiers au sein desquels le groupe opère est une deuxième réponse qui permet souvent d’allonger de quelques dizaines d’années la période de croissance forte.
ÉLARGISSEMENTS SUCCESSIFS
Ecolab, aujourd’hui acteur majeur des solutions de nettoyage professionnel (14 milliards de dollars de chiffre d’affaires), a crû de 11 % par an pendant vingt-cinq ans, entre 1990 et 2014, avec un TSR de 18 % par an. Cette croissance s’est appuyée sur des élargissements successifs du périmètre initial.
L’entreprise est passée d’une position de niche sur la production de désinfectants pour l’hôtellerie et la restauration au leadership des solutions de propreté pour de multiples marchés en développant successivement différentes catégories de produits et de solutions, différents types de marchés et d’usages, différentes géographies et différents positionnements dans la chaîne de valeur ajoutée.
Elle a ainsi effectué un élargissement majeur de son périmètre d’activité tous les cinq à dix ans.
Cet élargissement de la boîte peut se faire par migration le long de la chaîne de valeur ajoutée. Elle peut se faire également par couverture progressive de différents niveaux de gamme, développement de nouvelles catégories de produits ou de services, développement dans de nouvelles catégories de clients, marchés et usages adjacents.
Apple a augmenté son chiffre d’affaires de 8 à 183 milliards de dollars entre 2000 et 2014 (25 % de croissance par an) grâce à des élargissements successifs de son activité.
Il est passé des ordinateurs fixes et portables (plus ou moins 85 % du chiffre d’affaires en 2001) à l’iPod en 2001, à la musique en ligne en 2003, à l’iPhone en 2007, à l’iPad en 2010, et s’est progressivement intégré en distribution (30 % du chiffre d’affaires en 2014).
Cinq élargissements de l’activité ont eu lieu en quinze ans, soit un tous les trois ans en moyenne. En 2014, les ordinateurs représentaient moins de 15 % du chiffre d’affaires d’Apple.
On voit ainsi nombre de grands groupes maintenir des taux de croissance supérieurs à 8 % à 12 % par an sur des dizaines d’années en modifiant tous les cinq à dix ans la définition de leur champ d’activité dans une évolution logique par rapport à leurs compétences, leur base de clientèle, leur réputation, etc.
Changer de prisme
Toute industrie se segmente historiquement en fonction de barrières technologiques, industrielles, commerciales, géographiques, etc., et en fonction des stratégies et moyens financiers des acteurs. Ces segmentations ne sont pas éternelles car les barrières économiques ou industrielles entre segments évoluent.
“ Il faut changer de prisme pour trouver de nouvelles sources de croissance ”
Les ambitions et les moyens des acteurs changent. La resegmentation de l’industrie est une source de croissance. Une question essentielle est celle du rationnel d’élargissement à des segments adjacents : croissance sous-jacente supérieure ; potentiel de consolidation et valeur de cette consolidation plus grands (effet d’échelle, etc.) ; partages de coûts et de revenus entre segments.
Au-delà de la simple analyse, le changement de prisme est essentiel : solutions plutôt que produits, clients plutôt que marchés, positions dans la chaîne de valeur ajoutée à l’amont ou à l’aval. Ces modifications permettent non seulement de continuer à croître, mais aussi de trouver les poches de valeur les plus significatives.
Diversifier et surfer sur les vagues de croissance
REPOSITIONNEMENT
Roche a généré un TSR de 13 % par an pendant vingt-cinq ans grâce à un repositionnement de son mix d’activités dans des domaines en croissance et une gestion active de son portefeuille d’activité.
Il a réalisé plusieurs acquisitions pour devenir un acteur majeur des biotechnologies à usage médical, qui représentent aujourd’hui 50 % de son chiffre d’affaires (dans des marchés en croissance de 10 % par an).
Dans le même temps, son activité historique dans la pharmacie traditionnelle est passée de 50 % à 23 % de son chiffre d’affaires entre 1998 et 2014, et ses divisions Arômes et Parfums ainsi que Vitamines et Chimie fine ont été cédées.
La troisième option est de tirer les conséquences de l’observation en introduction de cet article : il n’y a pas de création de valeur sans croissance rentable et pas de croissance à long terme si l’on reste dans le même métier, sans le redéfinir.
L’avenir à long terme d’une entreprise passe donc soit par une évolution voire une mue régulière de ses métiers, soit par des diversifications. Ces diversifications finissent par entraîner une coexistence de plusieurs métiers à différentes étapes de leur cycle de vie au sein d’un même groupe, les métiers mûrs générant du cash pour financer les nouveaux métiers porteurs d’avenir.
Le partage de grandes technologies, savoir-faire et cultures est préférable entre ces métiers lorsque c’est possible. Mais il n’est pas déterminant.
Il faut préférer la recherche de vraies nouvelles sources de croissance longues et rentables plutôt que de fausses synergies n’apportant pas de croissance.
Des diversifications choisies
La diversification a mauvaise presse. Elle n’est pourtant pas une erreur si les facteurs de compétitivité et les modes de création de valeur dans chaque métier sont explicités et maîtrisés. Un nombre important de grands groupes diversifiés voire de conglomérats font mieux sur la longue période que des pure players avec des TSR supérieurs à 15 % par an sur quinze ans (Hyundai, Keppel, Danaher, Jardine Matheson, etc.).
“ La diversification réussie permet de trouver de nouvelles sources de croissance ”
Ils ne se définissent plus par la maîtrise d’un champ d’activité – même élargi – mais par celle d’un mode de création de valeur (croissance longue et compétitive, rotation régulière du portefeuille, turnarounds, build up, LBO, etc.).
La croissance de General Electric sous Jack Welch (9 % par an entre 1980 et 2000) s’est faite essentiellement par le développement dans les services financiers (en forte croissance à l’époque aux États-Unis) plus que par le développement des activités industrielles d’origine.
Entre 1980 et 2000, la part des services financiers dans le chiffre d’affaires total du groupe est passée de 12 % à 50 % et General Electric est devenu la dixième entreprise de services financiers des États- Unis en 2014 (en termes de revenus).
Sur cette période, les services financiers ont représenté plus de 60 % de la création de valeur totale de General Electric. Ce n’est pas un hasard si General Electric veut aujourd’hui sortir des services financiers, désormais sans perspectives de croissance.
À l’inverse, les groupes diversifiés qui ne comptent pas de sources de croissance majeures dans leur portefeuille n’ont pas compris à quoi servait une diversification.
UN CHOIX HASARDEUX
La CGE (Alcatel-Alsthom) était, il y a vingt ans, le premier groupe industriel français sur la base d’une grande diversification de ses métiers. Alcatel est aujourd’hui un pure player sans croissance et contraint de se vendre à Nokia. Sa refocalisation totale sur les télécommunications en 1998 était déjà probablement à courte vue à l’époque, dans la mesure où cette industrie – alors en croissance – était proche de son pic dans les pays occidentaux. Elle s’est également révélée une contrainte majeure dans la mesure où des relais de croissance n’ont pas été développés.
La croissance des services financiers plafonne à 3 % par an.
© EYETRONIC / FOTOLIA
Changer de paradigme
Le monde du management des trente dernières années était dominé par deux paradigmes liés : la recherche du leadership par métier – par le management des grands groupes – et l’appréciation des pure players – par les marchés financiers. Ces deux paradigmes avaient leur intérêt dans un monde en croissance4 et y garantissaient une croissance relutive.
Dans un tel monde, il faut en effet rechercher le leadership et la focalisation des ressources si l’on veut être compétitif, rentable, et croître plus vite que ses concurrents. Mais, dans le monde occidental d’aujourd’hui sans croissance, il faut d’abord et avant tout rechercher les nouvelles sources de croissance et de valeur.
La focalisation univoque sur le leadership est contre-productive. Elle jette un sortilège sur les managements des grands groupes et les rend prisonniers de leur boîte étroite.
Que vaut en effet une position de leadership sans croissance ? Lorsque le marché ne croît plus et que la concentration de l’industrie est faite, il n’y a plus de source de création de valeur pour un leader rentable s’il ne veut pas changer de métier ou modifier le périmètre de celui-ci.
Lorsque la boîte dans laquelle on se trouve ne permet plus de croître, il faut la redéfinir ou en sortir. La redéfinition des périmètres d’activité est aujourd’hui un enjeu majeur.
Une nécessaire prise de risques
“ La focalisation univoque sur le leadership est contre-productive ”
Il n’y a pas d’avenir à long terme (c’est-à-dire pas de croissance et de création de valeur possibles) pour les pure players occidentaux qui restent dans leur boîte.
La croissance longue demande une redéfinition régulière des périmètres d’activité, aux bornes des métiers historiques, ou loin de ceux-ci. C’est une prise de risque. Mais la création de valeur ne peut exister sans cette contrepartie.
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1. La croissance moyenne du PIB des membres de l’OCDE en dollars courants (valeur nominale) est de – 0,2% en 2012, 1,2 % en 2013 et 1,4 % en 2013.
2. TSR : Total Shareholder Return annuel, rentabilité pour l’actionnaire sur son investissement en termes de dividendes, distribution d’actions gratuites, valorisation de ses actions, etc.
3. Sont inclus dans les pays émergents : Afrique, Asie, hors Japon, Amérique du Sud. Chiffres 2004 à périmètre identique à 2014 en termes de panel d’entreprises.
4. Le PIB des USA a crû de 3,3 % par an (hors inflation) entre 1970 et 2000 (7,8 % avec inflation). Celui de la France a crû de 2,8 % (hors inflation) sur la même période (8,5 % avec inflation).