Les pyramides de l’exclusion
Vous qui trouvez porte close devant le principal accès à la reconnaissance sociale : le travail ; vous qui vous voyez refuser ce minimum que même l’homme primitif avait su s’assurer pour lui-même : un abri ; vous en qui peut-être sommeillait un artiste, un poète, un musicien, ou tout simplement un ingénieur ou un informaticien, et qui n’aurez jamais la possibilité de développer vos dons faute de l’apprentissage nécessaire : vous êtes des » exclus « , soit, c’est l’étiquette que l’on vous colle. Mais, exclus, l’êtes-vous au moins pour quelque chose ?
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Le » au moins » fait frémir les sceptiques que nous sommes devenus. Car, à supposer que le mal particulier fût au service d’un bien prétendu universel, loin que cela constitue une circonstance atténuante, l’horreur de la situation en serait pour nous aggravée. Dans les années soixante-dix, le sociologue américain Peter Berger consacra un ouvrage aux idéologies incarnées dans l’histoire moderne qui ont justifié l’asservissement généralisé et la destruction massive au nom d’un avenir radieux à construire. Il lui donna pour titre : Pyramids of Sacrifice.
Ainsi, selon lui, ces chefs-d’œuvre dévoyés de la rationalité instrumentale – qui veut la fin veut les moyens – rejoignaient les atrocités commises à Tenochtitlan et ailleurs au nom d’une divinité assoiffée de sang. Kant, déjà, déclarait incompréhensibles les philosophies de l’histoire qui assimilent la marche de l’humanité à la construction d’une demeure que seule la dernière génération aura le loisir d’habiter.
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La grande pensée libérale d’inspiration économique, celle qui va d’Adam Smith à Friedrich Hayek, n’a cependant pas hésité à interpréter les maux commis par le marché comme des sacrifices qu’il faut savoir accepter au nom d’un intérêt supérieur. Dans le marché selon Hayek, par exemple, on souffre beaucoup : les gens ne trouvent pas de travail ou perdent leur emploi, les entreprises font faillite, les fournisseurs sont abandonnés par leurs clients de longue date, les spéculateurs jouent gros et perdent tout, les produits nouveaux font un bide, les chercheurs, malgré de longs et pénibles efforts, ne trouvent rien, etc. Ces sanctions tombent comme des coups du sort, injustifiées, imprévisibles, incompréhensibles. La sagesse, cependant, est de » s’abandonner aux forces obscures du processus social « .
Celui-ci, en effet, est mû par une spontanéité bienfaisante et doté d’un savoir inaccessible à tout sujet individuel. Tenter de s’opposer à sa dynamique au nom de la justice sociale ou de la réparation des ravages qu’il produit en chemin, c’est lâcher l’ombre providentielle pour une proie insaisissable parce qu’illusoire. Objecterez-vous à un hayékien que le capitalisme a fabriqué la misère en généralisant une forme de pauvreté inconcevable dans les sociétés traditionnelles, puisqu’elle conjoint la pauvreté matérielle et l’abandon à son propre sort – paradoxe inouï que Marx lui-même n’aura pas réussi à démêler ? Il vous sera répondu que si le capitalisme, en effet, a multiplié les pauvres, c’est qu’il a permis à un plus grand nombre d’entre eux de vivre, c’est-à-dire de survivre. Tout se passe, écrit Hayek, comme si l’évolution procédait à un véritable » calcul vital » : elle sait sacrifier certaines vies ici et maintenant si cela la conduit à accroître le flux vital dans son ensemble.
Cette logique sacrificielle trouve son répondant dans la doctrine qui domine encore aujourd’hui la philosophie morale anglo-américaine : l’utilitarisme. Contrairement à ce que l’on croit en France, celui-ci n’est pas l’éthique de » l’égoïsme rationnel « . Tout au contraire, puisque ce qu’on lui reproche, c’est de justifier le sacrifice du bien-être, de la liberté ou même de la vie d’une minorité si cela est plus que compensé par un plus grand bien-être pour les autres. L’impératif utilitariste, c’est en effet de toujours agir de façon à contribuer au » plus grand bonheur du plus grand nombre « .
La situation typique où les adversaires de cette doctrine prétendent la prendre en défaut est celle d’une foule en furie prête à tout détruire sur son passage, à qui l’on donne en pâture une victime innocente. La raison utilitariste conclut alors au devoir sacrificiel. C’est elle qui inspire Caïphe lorsqu’il apostrophe les grands prêtres et les pharisiens : » Vous n’y entendez rien ! Vous ne voyez pas qu’il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière. » L’utilitarisme, c’est la gestion rationnelle, » économique « , du mécanisme du bouc émissaire. Pour des raisons que la raison utilitariste ne connaît pas, cela nous est devenu insupportable.
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Il y a donc beaucoup de cohérence dans ces représentations que la modernité se donne d’elle-même, et la pensée économique les inspire de part en part. La question qui m’intéresse est : cette cohérence est-elle adéquate à la réalité ? Je crois qu’il faut répondre à cette question par un vigoureux : Non ! Non, il n’existe aucune entité supérieure qui justifie la misère, aucune » mutation inscrite dans l’avenir » qui nécessite de se délester en chemin des plus faibles. Non, les exclus de la société industrielle ne sont pas des victimes sacrificielles.
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Dans la société de marché, les hommes sont devenus des tiers extérieurs les uns pour les autres. Comme tous se dérobent à leurs obligations de solidarité parce qu’ils sont pris dans une concurrence acharnée, ils se détournent des vaincus que les antagonismes des autres produisent à l’entour. L’ordre économique est la construction sociale de l’indifférence aux malheurs des autres. Ce ne sont pas les relations entre les rivaux qui, dans cet ordre, sont marquées par la plus grande violence, mais les rapports de chacun d’eux avec les autres, c’est-à-dire les rapports entre tiers.
C’est le refus des tiers à soutenir les perdants qui sanctionne leur échec et le transforme en une véritable mise à mort sociale et parfois physique, bien plus que les coups qui leur ont été portés par les vainqueurs. Dumouchel1 a analysé en ces termes la révolution industrielle du dix-huitième siècle anglais et le remaniement de la propriété foncière qui en a résulté. C’est à cette époque qu’a été posée pour la première fois la question, qui est toujours la nôtre : mais d’où viennent donc les miséreux, alors même que la richesse augmente ?
Les » exclus » ne sont pas des victimes sacrificielles parce que loin d’être le foyer de la fascination générale, ils meurent de l’indifférence de tous. Mais, dira-t-on, ne sommes-nous pas obsédés par la question qu’ils nous posent ? Oui, sans doute, mais en tant qu’ils sont des victimes, là est toute la différence. Nous, modernes, sommes obsédés par la question des victimes. En philosophie morale et politique, je n’en veux pour preuve que l’œuvre de Rawls2, cet assaut frontal contre l’hégémonie utilitariste, que l’on peut interpréter comme une puissante machine antisacrificielle.
Dans cette conception de la justice – que Rawls baptise » justice comme équité » -, la priorité des priorités, c’est le sort des plus défavorisés. C’est leur liberté et leur bien-être qu’il faut rendre aussi grands que possible, dût-on pour cela renoncer à améliorer la situation des bien plus nombreuses classes moyennes, dût-on pour cela accepter des inégalités. Les principes qui expriment la justice comme équité peuvent se mettre sous la forme ramassée suivante : toute inégalité qui n’est pas au service des plus mal lotis est injuste, et ce dans trois domaines absolument hiérarchisés, les libertés et les droits fondamentaux, d’abord ; les chances et opportunités, ensuite ; l’accès aux ressources et richesses économiques et sociales, enfin. Les plus mal lotis, donc ceux qui ont le plus de chances d’être les victimes sacrificielles, sont » sacrés « . La métaphore religieuse est évidemment incommode, puisque par » sacré » on veut dire ici : qui ne sera pas sacrifié.
Nous sommes obsédés par la question des victimes, mais cela n’entraîne pas que leur sort soit plus enviable. Les victimes sont si importantes pour nous que c’est désormais au nom des victimes que nous persécutons. Une variante comique de ce retournement pervers est le » multiculturalisme » américain. Plus vous accumulez de signes victimaires, plus vous êtes assurés d’accéder aux privilèges. Une variante tragique sévit au Proche-Orient où, ô paradoxe ! les Israéliens et les Palestiniens » se battent pour être la victime « 3. Voilà bien une perversion abominable de ce souci pour les victimes qui, selon Nietzsche, le plus antichrétien des philosophes, est la marque du christianisme et de la » morale d’esclaves » qu’il a enfantée. À quoi l’on peut répliquer par le mot de G. K. Chesterton que, en effet, » le monde moderne est plein d’idées chrétiennes… devenues folles « .
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1. Paul Dumouchel, » L’ambivalence de la rareté « , in P. Dumouchel et J.-P. Dupuy, L’enfer des choses, René Girard et la logique de l’économie, Seuil, 1979.
2. J. Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987.
3. » Fighting to be the victim » : c’est le titre d’un article du correspondant à Jérusalem de Newsweek, Jeffrey Bartholet, paru le 4 avril 1994.