Les quasi-cristaux : quinze ans après, quelques énigmes subsistent…
Au printemps 1982, Dany Shechtman, chercheur israélien de l’Institut de technologie Tekhnion (Haïfa) en séjour au NBS (aujourd’hui NIST) à Washington DC, découvre dans un alliage AlMn rapidement solidifié une phase ayant toutes les caractéristiques d’un cristal mais possédant une symétrie icosaédrique incompatible avec la périodicité cristalline. Au cours des deux ans qui suivent, Shechtman cherchera en vain à expliquer dans le cadre des paradigmes de l’époque ses observations expérimentales d’apparence paradoxale. Il devra se résoudre à la conclusion que ce solide est un édifice atomique nécessairement non périodique mais dont les atomes sont remarquablement ordonnés à longue distance et ce n’est que fin 1984, qu’il annoncera, avec trois de ses collègues, sa découverte dans un article à Physical Review Letters1.
La réaction de la communauté scientifique est immédiate : Dov Levine et Paul Steinhardt2 publient dans le même volume une première description algébrique de cet ordre géométrique nouveau et introduisent le mot » quasicrystal « . Début 1985, Michel Duneau et André Katz3, chercheurs au Centre de physique théorique de l’École polytechnique, publient l’article fondateur de la méthode moderne de description de ces objets : un quasi-cristal peut être engendré en effectuant une coupe tridimensionnelle d’orientation irrationnelle d’un objet périodique d’un espace de plus grande dimension.
Ici, le mot quasi-cristal est entendu comme une contraction de » cristal quasi périodique » en référence aux travaux des mathématiciens H. Bohr4 et A. Besicovic5 sur les fonctions presque périodiques. Avec les travaux concomitants des Russes P. A. Kalugin, Y. E. Kitaev et L. S. Levitov6, puis de l’Américain V. Elser7, la méthode de coupe irrationnelle d’un espace de dimension supérieure à 3 s’impose dès 1986 comme le cadre mathématique naturel de la description atomique des quasi-cristaux.
L’image la plus simple d’un arrangement quasi périodique est celle imaginée en 1979 – et dans un autre contexte – par le grand physicien théoricien anglais Roger Penrose8 qui inventa un pavage non périodique du plan par deux types de tuiles obéissant à une loi de construction déterministe, et dont la figure de diffraction est constituée de pics fins, comme pour les cristaux, mais se répartissant sur des figures à symétrie pentagonale. Ce pavage devint rapidement l’archétype des quasi-cristaux lorsqu’il fut démontré par Katz et Duneau qu’il est le résultat d’une coupe bidimensionnelle irrationnelle d’un objet périodique de dimension 4.
Il ne manquait, pensait-on à l’époque, que des échantillons de taille macroscopique et de bonne qualité pour résoudre le problème cristallographique. Là aussi, les progrès furent très rapides.
L’alliage métastable initial de la découverte de Shechtman fut bientôt suivi d’une multitude de nouvelles phases, la phase décagonale découverte par L. Bendersky9 au NIST, puis des phases stables dans les systèmes AlCuFe et AlPdMn par le groupe de A.-P. Tsai10 à Sendai.
On répertorie aujourd’hui plus d’une centaine d’alliages métalliques (en grande majorité à base aluminium) formant des phases quasi cristallines par simple refroidissement lent des bains de fusion des éléments.
Ainsi, dès le début des années 1990, des modèles atomiques plausibles ont pu être proposés mais toutefois sans jamais atteindre la précision des déterminations cristallographiques usuelles. La difficulté réside dans le fait que la description d’un quasi-cristal requiert un espace de dimension 6 (pour les structures icosaédriques) en sorte que les paramètres définissant la structure atomique sont beaucoup plus nombreux (a priori en nombre infini) que ceux nécessaires à caractériser un cristal ordinaire.
Il faut émettre un certain nombre d’hypothèses physiques et géométriques pour pouvoir traiter numériquement ce problème qui, même réduit à la vision idéale la plus simple du » quasi-cristal parfait « , reste d’une redoutable complexité. La question est donc encore ouverte de savoir la ou lesquelles de ces hypothèses doivent être modifiées pour conduire à un meilleur accord avec les données expérimentales.
Figure 3 |
Les deux amas atomiques de gauche (contenant respectivement, de gauche à droite, 33 et 50 atomes) constituent les configurations atomiques les plus fréquentes des structures icosaédriques AlPdMn et AlCuFe. Ces amas s’interconnectent dans l’espace pour donner, sur l’image de droite, un ensemble dense ordonné d’atomes dont la compacité est proche de celle des métaux et alliages CFC usuels. |
Quelques points sont cependant solidement établis. Ainsi, les quasi-cristaux réels et les pavages quasi périodiques partagent des propriétés essentielles. Le pavage, choisi de façon ad hoc, joue, pour le quasi-cristal, un rôle très analogue à celui du réseau de translation pour un cristal. Tout motif atomique de taille finie se répète uniformément dans la structure et toute boule de rayon fini contient un nombre fini de configurations atomiques locales, toujours les mêmes quelle que soit la position de la boule (de même que le pavage de Penrose de la figure 1 est engendré par deux types de tuiles seulement).
On peut alors donner une description simplifiée des structures atomiques en décrivant les quelques types d’amas atomiques les plus fréquents. Par exemple, près de 95 % des atomes des structures icosaédriques AlCuFe et AlPdMn se répartissent sur les deux amas prototypes présentés sur la figure 3. Ces amas s’intersectent les uns les autres pour conduire à un assemblage quasi périodique complexe dont la symétrie moyenne est celle de l’icosaèdre.
Deux questions liées restent aujourd’hui au cœur des problèmes structuraux, celle de l’origine de la stabilité thermodynamique de ces phases et celle de leurs modes de croissance.
Les quasi-cristaux existant essentiellement dans les alliages métalliques, on peut raisonnablement penser que les interactions chimiques dominantes entre espèces atomiques sont celles à courte et moyenne distances. On sait d’autre part que des pavages simples comme celui de Penrose obéissent à des règles d’incidence qui stipulent comment deux tuiles adjacentes doivent être disposées pour conduire à un agencement quasi périodique à longue distance. Du point de vue physique, ces règles géométriques indiquent que l’ordre quasi périodique se propage par information locale en bon accord avec l’hypothèse que les interactions chimiques entre atomes sont de portée finie.
Figure 4 |
Dislocations dans les quasi-cristaux. À gauche : observation en microscopie électronique à transmission de dislocations dans l’alliage icosaédrique AlPdMn. Au centre et à droite : les techniques d’observations modernes dites de faisceaux convergents aux grands angles (LACBED) qui superposent des informations du plan focal (espace réciproque de la diffraction) et du plan image (espace direct de la structure) permettent de caractériser ces défauts directement dans le grand espace de dimension 6. (Clichés Daniel CAILLARD CEMES/LEO-CNRS, Toulouse). |
Une difficulté conceptuelle majeure apparaît lorsqu’on prend en compte le fait que ces règles d’incidence ne sont pas des règles de croissance au sens où, lors de la construction du pavage, des situations apparaissent où l’une ou l’autre des tuiles peuvent être choisies qui satisfont également les règles. Le choix requiert alors un examen de l’ensemble du pavage déjà construit ; en ce sens la croissance n’est pas un processus local et devrait être exponentiellement lente pour un quasi-cristal parfait, ou conduire, la taille augmentant, à des quasi-cristaux de plus en plus imparfaits ce qui est en contradiction avec l’expérience.
Il faut donc imaginer qu’au voisinage du front de croissance il se produit de nombreux réarrangements atomiques locaux pour obtenir une structure idéale émaillée de défauts de positions atomiques (similaires à des lacunes et appelés » phasons « , terme emprunté aux structures incommensurables proches cousines des quasi-cristaux) dont la dynamique, mise en évidence par diffraction quasi élastique de neutrons par Lyonnard et Coddens11 au LLB-Saclay, est encore mal connue.
Non moins surprenantes sont les propriétés électroniques de ces alliages. Obtenus à partir de métaux bons conducteurs (quelques microhms. cm à basse température), ils présentent des résistivités exceptionnellement élevées (atteignant 106 microhms. cm pour les meilleurs quasi-cristaux AlPdRe) qui suivent, en température, une loi de Matthiesen inverse : la résistivité augmente lorsque la température diminue. Il s’agit là d’un effet de confinement des électrons dû à la symétrie qui tend à localiser les états électroniques sur certains atomes de ces amas.
Figure 5 |
À gauche : une image haute résolution STM d’une surface quinaire d’un quasi-cristal AlPdMn. Les atomes de surface se regroupent en pentagones eux-mêmes organisés selon des pentagones plus grands. À droite : la superposition à une partie de l’image montrant les positions des atomes d’aluminium telles que prévues par un modèle idéal massif du quasi-cristal. (Clichés Luc BARBIER SPCSI-CEA, Saclay). |
Ce genre d’effet – rencontré dans les systèmes amorphes où il s’explique par une décohérence relative des électrons due au désordre de position – est ici, au contraire, dû à des effets cohérents partiellement destructifs, imposés par l’ordre quasi périodique, et qui donc s’amplifient avec la qualité quasi cristalline du matériau. La conductibilité thermique des quasi-cristaux suit globalement la même tendance – avec par exemple un facteur 10 entre la conductibilité thermique de AlPdMn et celle de l’or – en sorte que, pour des alliages métalliques, ces matériaux sont, à basses températures, d’exceptionnels isolants thermiques
Les propriétés mécaniques des quasi-cristaux sont similaires à celles des phases intermétalliques complexes à grande maille cristalline. Ce sont des matériaux durs et fragiles. Les dislocations, défauts linéaires responsables de la déformation plastique, sont peu ou pas mobiles, compte tenu des nombreux réarrangements atomiques locaux nécessaires à leurs progressions. Ces matériaux présentent une spectaculaire transition fragile-ductile à haute température, lorsque la mobilité atomique devient suffisante pour permettre aux dislocations de bouger en balayant derrière leur sillage les effets de désordre local du pavage dû à leur présence. On constate alors un phénomène d’adoucissement de la courbe contrainte-déformation qui permet d’atteindre une déformation de plus de 100 % sans rupture et sans que la structure atomique quasi cristalline s’en trouve significativement dégradée. On passe ainsi brutalement d’un comportement fragile à un comportement ductile exagéré analogue à la superplasticité.
Un champ très actif actuel de la recherche sur les quasi-cristaux concerne l’étude de leurs surfaces et de leurs modes d’oxydation. Il est maintenant bien établi que, sous réserve d’une préparation soignée de nettoyage ionique sous ultra-vide et recuits conséquents, les surfaces des quasi-cristaux sont elles-mêmes quasi périodiques et sont, à des relaxations atomiques près, des coupes bidimensionnelles particulières des structures massives. On dispose ainsi de terrasses planes où la densité électronique varie de façon quasi périodique sur lesquelles on peut envisager de greffer des molécules en des sites préférentiels reflétant cette quasi-périodicité.
Quelques références d’ouvrages généraux
- The Physics of Quasicrystals, eds. P. J. STEINHARDT & S. OSTLUND (World Scientific, Singapore, 1987).
- International Workshop on Aperiodic Crystals, J. Phys. Colloq. France 4 7, eds D. GRATIAS & L. MICHEL (Les éditions de physique, Les Ulis, 1986).
- Aperiodicity and order series, ed. M. V. JARIC (Academic Press, New York, 1988–1989).
- Quasicrystals : a primer, C. J A N O T (Oxford Science Publication, 1992).
- Lectures on quasicrystals, eds. F. HIPPERT & D. GRATIAS (Les éditions de physique, Les Ulis, 1994).
- Proceedings of the 5th International Conference on Quasicrystals, eds C. JANOT & R. M OSSERI (World Scientific, Singapore, 1995).
- Proceedings of the International Conference on Aperiodic Crystals, eds M. de B OISSIEU, J.-L. VERGERGAUGRY & R. CU R R A T (World Scientific, Singapore, 1997).
- Proceedings of the 6th International Conference on Quasicrystals, eds. S. TAKEUCHI & T. FUJIWARA (World Scientific, Singapore, 1998).
La fabrication d’un bon quasi-cristal est une opération qui reste aujourd’hui encore délicate en laboratoire. Les compositions doivent être ajustées avec une grande précision et les traitements thermiques, en particulier à haute température, parfaitement contrôlés, alors qu’on ne connaît avec précision qu’un petit nombre de diagrammes de phase. Les phases quasi cristallines apparaissant dans la plupart des cas à l’occasion d’une transformation péritectique, les voies les mieux adaptées de fabrication industrielle de quasi-cristaux sont les poudres obtenues en tour d’atomisation où le refroidissement est suffisamment rapide pour éviter les transitions à forte ségrégation. Ces poudres peuvent ensuite être utilisées à trois fins :
- revêtement pour isolation thermique,
- ajout dispersoïde à effet durcissant dans des métaux à basse température de fusion,
- frittage et moulage haute température pour l’obtention de pièces massives quasi cristallines aussi bien en tant que matériaux de structure (socles d’axes de petits rotors rapides) que de matériaux de fonction pour leurs propriétés électroniques (thermorésistances basse température).
Ainsi, du point de vue des applications, les quasi-cristaux devraient trouver une niche technologique dans le cadre des matériaux de structure et de fonction pourvu que ces obstacles de fabrication et de maîtrise métallurgiques soient définitivement franchis. Mais, au-delà des matériaux eux-mêmes, la découverte de Dany Shechtman a permis de démarrer de nombreuses études mathématiques et physiques d’objets quasi périodiques abstraits dont certaines sont susceptibles de retombées en aval.
Par exemple, comme il est maintenant facile de construire dans le plan des ensembles de points de symétrie de rotation d’ordre fini quelconque parfaitement ordonnés, on peut en simuler numériquement les propriétés vibrationnelles ou propagatives, par exemple, celles des ondes électromagnétiques. Dans l’hypothèse de propriétés intéressantes (ouverture d’un gap photonique par exemple), il est possible d’en faire des réalisations concrètes par les procédés de photogravure à des échelles microniques, voire nanométriques, pour enrichir la panoplie d’objets artificiels utilisables dans la microélectronique.
Comme l’on voit, la découverte des quasi-cristaux a engendré une multitude de questions fondamentales depuis celle d’une redéfinition de la notion d’ordre dans les solides, du traitement des spectres de structures électroniques des milieux quasi périodiques jusqu’aux problèmes métallurgiques de la maîtrise de ces composés. Les solutions actuelles montrent de substantiels progrès mais se heurtent encore à des difficultés tant conceptuelles qu’expérimentales.
Le temps du » easy work » est dépassé depuis plusieurs années et la recherche fondamentale se consacre maintenant à la mise au point de techniques spécifiques de spécialistes. On constate qu’après une longue et fructueuse période de recherches intensives aux USA et en France, les efforts se sont intensifiés aujourd’hui principalement au Japon et en Allemagne où sont engagés de vastes programmes de recherche sur le sujet : les quasi-cristaux procèdent d’une démarche à long terme à laquelle la France participe très activement.
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1. D. Shechtman, I Blech, D. Gratias & J. W. Cahn, Phys. Rev. Lett. 53, 1951–1953 (1984).
2. D. Levine & P. J. Steinhardt, Phys. Rev. Lett. 53, 2477–2480 (1984).
3. M. Duneau & A. Katz, Phys. Rev. Lett. 54, 2688–2691 (1985) – A. Katz & M. Duneau, J. Phys. France 47, 181–196 (1986).
4. H. Bohr, Acta Math. 45, 29 (1924) ; ibid. Acta Math. 46, 101 (1925) ; ibid. Acta Math. 47, 237 (1926).
5. A. S. Besicovitch, Almost periodic functions, Cambridge University Press UK (1932).
6. P. A. Kalugin, A. Y. Kitayev & L. S. Levitov, JETP Lett. 41, 145 (1985).
7. V. Elser, Acta Cryst. A 42, 36 (1986).
8. R. Penrose, Mathematical Intelligencer 2, 32 (1979).
9. L. Bendersky, Phys. Rev. Lett. 55, 1461–1463 (1985).
10. A.-P. Tsai, A. Inoue & T. Masumoto, Jpn J. Appl. Phys. 26, L1505-L1507 (1987) ; A.-P. Tsai, A. Inoue, Y. Yokoyama & T. Masumoto, Mater. Trans., Jpn. Inst. Met. 31, 98 (1990).
11. S. Lyonnard, G. Coddens, Y. Calvayrac & D. Gratias, Phys. Rev. B 53, 3150–3160 (1996).